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Enter the Wu-Tang : la Palestine, le kung-fu et le commandant Cousteau

Enter the Wu-Tang : la Palestine, le kung-fu et le commandant Cousteau

« T’as la ref’ ? » c’est la série qui revient sur les références disséminées au sein des plus grands albums de rap. Des plus évidentes au plus surprenantes, des plus saugrenues aux plus pointues. Bref, si vous n’avez pas la ref’, vous allez l’avoir…

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Mais quelle aventure que de (ré)écouter Enter the Wu-Tang (36 Chambers) !

Quand les neuf pirates de Staten Island ont pris le game par surprise le 9 novembre 1993, ils ont non seulement révolutionné la manière dont sonnait le rap, la manière dont se conduisaient les affaires dans le rap, mais aussi ce dont on parlait dans le rap.

Brassant un cocktail de références inédites, leurs textes formaient une sorte de pot-pourri de la culture bis.

Petit cours de décryptage de cet univers pas comme les autres.

La 36ème chambre de Shaolin

La Ref’ ? : Le titre de l’album, Enter the Wu-Tang (36 Chambers)

Le premier film de la trilogie phare de la Shaw Brothers, le studio de cinéma hongkongais culte spécialisé dans les arts martiaux.

Sorti en 1978, il conte l’histoire de Liu Yu-te (Gordon Liu, l’acteur qui 25 ans plus tard interprétera à la fois le vieux maître Pai Mei et le chef de gang Johnny Mo dans Kill Bill de Quentin Tarantino), un fils de poissonnier désireux de s’initier au kung-fu afin de résister à l’envahisseur mandchou dans la Chine du 17ème siècle.

Il se convertit alors au bouddhisme et devient moine, seule façon d’intégrer le temple Shaolin, dont les fameuses 35 chambres d’entraînement permettent chacune de développer un talent spécifique (l’équilibre, la force des jambes, l’agilité des yeux, le maniement du sabre…).

Élève particulièrement doué, une fois ses cinq années d’initiation terminées, Liu Yu-te se voit proposer de prendre la tête de la chambre de son choix… ce qu’il refuse, préférant créer une 36eme chambre destinée aux laïcs.

Outre le fait d’avoir vu ce long métrage « 300 fois », RZA n’a jamais caché « la profonde influence de la Shaw Brothers » sur son travail et celui de ses pairs.

« Au sein du Wu-Tang, nous nous identifions aux villageois chinois luttant contre l’oppression mandchoue. Cela faisait écho à nos quotidiens de jeunes noirs dans une banlieue américaine. Nous aimions y voir un message universel : une détermination sans faille pouvait nous conduire à la victoire, peu importe les circonstances. »

Shaolin versus Wu Tang

La Ref’ ? : Les extraits de dialogue entendus dans Bring Da Ruckus, Da Mystery of Chessboxin’, Wu-Tang: 7th Chamber, Clan in Da Front, Conclusion et Method Man (Remix)

Gordon Liu toujours, ce long métrage qu’il a réalisé en 1983 met en scène l’affrontement entre deux écoles d’arts martiaux rivales : Shaolin et le Wu Tang« Wu Tong » en français, « Wu Dang » en mandarin.

Tout simplement, le film préféré de RZA.

« ‘Mystery of Chess Boxing’ a longtemps été mon numéro un. Et puis ‘Shaolin versus Wu Tang’ est sorti et a complètement changé ma perception des arts martiaux. À ce jour, c’est toujours mon film préféré, à égalité avec ‘Les Huit Diagrammes de Wu-Lang’. »

Précisons si besoin est que, si le Wu-Tang s’appelle le Wu-Tang, c’est dû à Shaolin versus Wu Tang.

« Des deux clans, c’est pour moi le Wu Tang qui avait le meilleur style en combat de sabres. La langue étant une forme de sabre et nos lyrics étant les meilleurs, nous étions de ce fait le Wu Tang. »

L’Organisation de libération de la Palestine

La Ref’ ? : « P.L.O. style, hazardous, ’cause I wreck this dangerous » de Ghostface Killah sur Bring da Ruckus

Organisation politique paramilitaire fondée en 1964, l’O.L.P. se veut à ses débuts un mouvement de révolte. Suite à la débâcle des armées arabes lors de la guerre des Six Jours de 1976, elle se mue sous l’impulsion de Yasser Arafat en groupe terroriste (8 000 attaques perpétrées de 1969 à 1985, 650 morts israéliens).

L’O.L.P. fait toutefois évoluer sa stratégie dans les années 80, d’une part en abandonnant publiquement la lutte armée, et de l’autre, en reconnaissant le droit d’Israël à vivre « en paix et en sécurité ».

Interlocuteur privilégié de la communauté internationale à compter de ce tournant, l’O.L.P. n’en conserve pas moins une odeur de soufre aux États-Unis, à tel point que RZA est revenu sur cette rime dix ans plus tard dans son Manuel du Wu-Tang publié en 2004.

« Nous ne supportions pas le terrorisme. Nous aimions leur style de guérilleros. Les mitraillettes, les cagoules, les bandanas… »

À sa décharge, Ghostface a longtemps porté le keffieh comme personne.

Steven Seagal dans Justice Sauvage

La Ref’ ? : « I’m kickin’ like Seagal: Out for Justice » d’Inspectah Deck sur Bring da Ruckus

Croyez-le ou non, mais l’ami Steven n’a pas toujours été cette baderne prétentieuse star de série Z de treizième zone. Tenez-vous bien, il fut un temps, au début des années 90, où il était ce svelte jeune premier au cheveu lisse et huilé promis à la A list hollywoodienne.

Tourné entre Nico et Piège en haute mer, Justice Sauvage le voyait endosser le rôle de l’éternel flic en butte avec sa hiérarchie devant venger la mort de son coéquipier. Considéré comme un sommet de sa filmographie (ce qui équivaut à un actionner nanardesque mais sans plus), il a marqué les esprits des seagalophiles par l’usage répété de coups de pieds de la part Christ, là où traditionnellement ce dernier était plus enclin au cassage de bras – ce que le Rebel INS relève ici astucieusement en jouant du double sens du mot « kick » en anglais.

Thelonious Monk

La Ref’ ? : Clan in Da Front qui sample Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are, Shame on a Nigga qui sample Black and Tan Fantasy

Pianiste jazz de génie, il passe avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie pour l’un des pères fondateurs du be-bop, cette forme de jazz au tempo rapide qui se caractérise par son aspect désordonné.

Reconnaissable pour son style de jeu bien à lui (dissonance harmonique, discontinuité rythmique…), Thelonious Monk a pendant la première partie de sa carrière été relativement incompris, d’autant plus que pour ne rien arranger, sa personnalité, mélange d’excentricité et d’introversion, était délicate à saisir.

Très populaire chez les rappeurs, il a notamment été samplé par DJ Premier, Madlib et Skee-Lo.

Du côté de Shaolin, outre Enter the Wu-Tang, Monk peut être entendu sur la toute première démo du groupe, Cuttin Headz, ainsi que sur le morceau du même nom d’Ol’Dirty Bastard sorti en 1995.

La Nike Air Flight 89

La Ref’ ? : « I kick it like a Nike Flight » de Raekwon sur Wu-Tang: 7th Chamber

Commercialisé en 1989, si elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la Air Jordan IV sortie quelques mois plus tôt, ce n’est absolument pas une coïncidence : Nike, qui depuis toujours a pour habitude de recycler les éléments de ses modèles à succès, a ici dupliqué sa silhouette, sa semelle et sa bulle d’air.

Tout comme sa grande sœur, la Air Flight est rapidement devenue un hit, se faisant voir aux pieds des rappeurs (Dr. Dre tape la pose avec, les EPMD la portent sur la pochette de leur album Unfinished Business…) et sur les parquets de la NBA (Scottie Pippen, Charles Barkley, Chris Mullin, Shawn Kemp, Reggie Miller…).

Très régulièrement rééditée dans sa version haute comme dans sa version basse, elle pâtit néanmoins de l’aura de l’AJ IV, faisant plus figure de modèle de substitution qu’autre chose pour qui a manqué la raffle.

La tribu perdue de Shabazz

La Ref’ ? : « My rap style has the force to leave ya lost like the Tribe of Shabazz » d’Inspectah Deck sur Wu-Tang: 7th Chamber

Les textes de Enter the Wu-Tang sont parsemés de références à la doctrine des Five Percenters, cette organisation née dans les années 60 d’une scission avec la Nation of Islam dont la plupart des membres du groupe sont adeptes.

C’est par exemple U-God sur Da Mystery of Chessboxin’ qui enjoint « les diables blancs » à regagner sans ménagement les montagnes du Caucase, ou Inspectah Deck qui évoque ici l’un des mythes développés par Wallace Fard Muhammad et Elijah Muhammad, les fondateurs de la N.O.I..

Auteurs d’une relecture de l’histoire à lueur d’un mélange d’islam et d’afrocentrisme de bandes dessinées, ces derniers avancent que l’humanité descend de treize tribus originelles, toutes composées d’hommes noirs apparus il y a 66 millions d’années – avant ça, il y avait les dinosaures la Terre et la Lune ne formaient qu’une seule entité.

Shabazz, scientifique autoproclamé et chef de ladite tribu, aurait ensuite décidé de s’installer avec les siens en Afrique centrale afin de se frotter à l’inimité du climat et créer une race supérieure (?!).

Bref, vous l’aurez compris, à moins d’être une bille en météorologie et amateur de complotisme pour les nuls, ce folklore prête au mieux à sourire.

Le Thrilla in Manilla

La Ref’ ? : « C’était moi le thriller entre Ali et Frazier à Manille » de GZA sur Wu-Tang: 7th Chamber

Peut-être le combat le plus brutal de l’histoire de la boxe.

Après s’être précédemment affronté deux reprises (une victoire chacun), Mohammed Ali, 33 ans, et Joe Frazier, 31 ans, se retrouvent à l’Araneta Coliseum de Quezón City aux Philippines, le 1er octobre 1975 à 10 heures du matin heure locale.

Sous une température qui avoisine les 50 degrés (!), les deux hommes se livrent alors à une guerre d’une violence et d’une intensité telles qu’Ali confiera qu’il s’est ce jour-là « approché au plus près de la mort ».

Dominé à l’entame du combat, Frazier lui a en effet décroché « des crochets du gauche à faire tomber les murs de la ville ».

À l’entame du dixième round, Ali réussit néanmoins à trouver la parade pour se dégager des cordes. Maintenant Frazier à distance, il le bombarde ensuite tellement de gnons au visage que ses arcades gonflent au point de l’aveugler.

C’est ainsi qu’au quatorzième round, l’entraîneur de ‘Smokin’ Joe’, Eddie Futch, décide contre l’avis de son poulain d’arrêter le combat pour le sauver de séquelles irrémédiables.

« C’est terminé. Personne n’oubliera jamais ce que tu as accompli aujourd’hui » lui glisse-t-il alors à l’oreille.

Couverts d’une gloire qui ne se dément pas depuis plus de quarante ans, Ali et Frazier en ont payé le prix fort, eux qui, aussi bien physiquement que mentalement, n’ont plus jamais été les mêmes après le Thrilla à Manilla.

Le constructeur automobile japonais Lexus

La Ref’ ? : Raekwon qui rappe « Rap from, yo, Cali to Texas/Smoother than a Lexus » sur Shame on a Nigga, Raekwon qui rappe devant une LS 400 dans le clip de Can It Be All So Simple

Presque inconnue dans nos contrées, cette marque filiale de Toyota née en 1989 s’est très vite imposé sur le marché nord-américain des berlines premium, son modèle GS allant même jusqu’à concurrencer les sportives allemandes BMW et Mercedes sur le terrain de l’ostentation – Biggie et 2Pac en avaient fait l’une de leur caisse de prédilection.

Toute première voiture commercialisée par Lexus, la LS 400 a quant à elle nécessité la participation 60 designers, 1 400 ingénieurs et 2 300 techniciens, coûté un milliard de dollars et entraîné la création de 450 prototypes.

Fiable, confortable et silencieuse, elle a très vite rencontré un joli succès grâce à son prix de vente particulièrement attractif : 38 000 petits dollars, là où une BMW 735i en coûte 55 000 et une Mercedes 420 SEL 68 000.

[Ça, plus son caméo dans Street Fighter 2.]

Toujours en production à l’heure actuelle, elle en est depuis 2017 à sa cinquième génération.

Le commandant Cousteau

La Ref’ ? : « Mon flow est tellement profond que même Jacques Cousteau ne peut pas descendre aussi bas » de ODB sur Da Mystery of Chessboxin’

Celle-là, franchement, il fallait la voir venir.

Le Sal’Vieux Bâtard est-il tombé sur Le Monde du silence qui en 1956 a remporté la Palme d’Or, avant d’être couronné l’année suivante meilleur film aux Oscars ? Ou a-t-il repris la rime de Biz Markie sur We Writre Songs en 1988 (« Now I’ma get deep like Jacques Cousteau ») ?

Personne n’en saura jamais rien.

Longtemps symbole de l’explorateur voguant sur les flots pour prévenir les foules du péril écologique, Jacques-Yves Cousteau a vu son héritage révisé à la baisse depuis quelques années.

En cause, son film Le Monde du silence justement, qui propose une vision toute particulière de l’écologie : la fine équipe de la Calypso y est vue surfer sur une tortue marine, achever un requin à coup de pelle, tirer au fusil sur des cachalots blessés par l’hélice du bateau, ou encore faire exploser à la dynamite un tronçon de corail (!).

Ça, et puis le financement de ses expéditions par des industriels et des compagnies pétrolières, sa complaisance à l’égard des essais nucléaires français dans le Pacifique ou son passé par forcément très net sous l’Occupation.

Évidemment, dans une époque qui ne rate jamais une occasion de juger le passé, cela fait tâche.

À la décharge du commandant au bonnet rouge, on lui doit malgré tout d’avoir été l’un des premiers à sensibiliser le grand public à la protection des fonds marins.

Le jeu d’échecs

La Ref’ ? : La citation « Une partie d’échec est comme un combat de sabres, il est nécessaire de penser avant d’agir » qui ouvre Da Mystery of Chessboxin’

Sérieux, quand il s’agit de dropper du knowledge, personne n’arrive à la cheville du Wu.

Et le clip de Da Mystery of Chessboxin’ est au diapason, mettant en scène nos Killa Beez sur un échiquier grandeur nature.

Dr. Doom

La Ref’ ? : « Yo, there’s no place to hide once I step inside the room/Dr. Doom, prepare for the boom » de RZA sur Wu-Tang Clan Ain’t Nuthing ta Fuck Wit

Parce qu’il n’y a pas que le kung-fu et les 5% dans la vie, les textes du Wu-Tang puisent également leur inspiration dans les comic books de chez Marvel.

Juillet 1962, cinquième numéro des Quatre Fantastiques. Un méchant recouvert d’une combinaison de fer capture la Torche humaine, la Chose et Monsieur Fantastique, et parvient à les priver de leurs pouvoirs.

Son nom ? Victor Von Fatalis, alias Dr. Doom (Docteur Fatalis en VF).

Monarque de Latvérie, un pays frontalier de la Sokovie, il est doté d’une intelligence sans commune mesure (scientifique de génie, il s’est créé une armée de cyborgs à son image, les Fatalibots) qu’il combine à des dons de sorcellerie glanés auprès de moines tibétains (genre transférer son esprit), ainsi qu’à une force surhumaine.

Super villain iconique s’il en est, son retour sur grand écran est imminent depuis que le MCU s’est payé les droits des Quatre Fantastiques.

Ne reste plus qu’à croiser les doigts bien fort pour que les débâcles de 2005 et 2015 ne se reproduisent pas, d’autant que certaines rumeurs prédisent que Doom pourrait être le Thanos de la phase 6.

Mary Poppins

La Ref’ ? : Le « Chim-chimney, chim-chim, cher-ee » de Method Man sur Method Man

Parce que le Wu-Tang c’est pour le monde, et même « pour les enfants », quoi de plus naturel pour l’homme de la méthode que de détourner le célèbre gimmick « Chim Chim Cher-ee » de la comédie musicale de 1964 ?

Notez qu’au couplet précédent il en a fait de même en transformant le « Bow-wow-wow-yippie-yo-yippie-yeah » de George Clinton en « Yippy-yippy-yay, yippy-yah, yippy-yo ».

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À LIRE AUSSI : « ENTER THE WU-TANG » A-T-IL PASSÉ L’ÉPREUVE DU TEMPS ?

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