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« Temps mort » : quand Booba est devenu Booba

Temps mort : quand Booba est devenu Booba

Au départ, il y a adolescent les premiers pas de danse sous le pseudonyme Tic-Tac au sein du groupe Coup d’État Phonique, un premier freestyle posé en 1994 sur le la compilation Sortir du tunnel au côté de La Cliqua, la rencontre avec Ali avec qui il forme Lunatic, l’intégration au sein du collectif Beat 2 Boul et l’enregistrement d’un premier album jamais sorti, Sortis de l’ombre.

Émigrés sur Time Bomb, en 1996 les deux lascars choquent alors l’underground avec Le Crime Paie sur la compilation Hostile Hip Hop, un morceau lugubre et grinçant comme jamais il n’en avait été entendu dans le rap français auparavant.

À partir de là, l’album n’est plus qu’une question de temps, à ceci près que Booba, tout juste majeur, en prend pour 18 mois pour le braquage d’un chauffeur de taxi… ce qui paradoxalement participe à faire grimper en flèche le buzz du duo.

Et quand après le maxi Civilisé en 1999, Mauvais Œil voit enfin le jour en indépendant sur le label 45 Scientific, l’onde de choc est telle que les canons du hardcore s’en retrouvent redéfinis de A à Z.

Si le plus spirituel Ali est tout aussi responsable de ce succès que son acolyte, il n’empêche que des deux, c’est Booba qui attire tous les regards, que ce soit pour la dureté de sa plume ou pour l’aura de mystère qui l’entoure (peu d’interviews, peu de photos, aucune info sur sa vie personnelle).

Reste que malgré les avertissements, lorsqu’il se lance en solo à 25 ans le 22 janvier 2002 avec Temps mort, personne n’est prêt.

Retour track-by-track sur ce monument.

1. Temps mort

À couronner à tout bout de champ Tallac meilleure intro du rap français, on en oublierait presque ces deux minutes 25 de pure technicité, qui, contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, ne sont absolument pas un moment de calme avant la tempête.

Booba y rappe « sa putain d’époque », une époque régie par la guerre de tous contre tous où la quête matérielle constitue l’horizon indépassable.

L’opus vient à peine de débuter que déjà l’on pressent que rien ne sera vraiment plus comme avant.

2. Indépendants

Sur la seule instru de l’album composée par Géraldo (l’architecte sonore de Mauvais Œil), une boucle angoissante sur laquelle Mike Myers aurait tout aussi bien pu pourchasser des vierges couteau à la main, le maître des lieux érige son modèle économique en preuve irréfragable de son authenticité – pour rappel, au début du siècle, le rap commercial c’était le mal.

Qu’importe la suite de l’histoire en major, qu’importe si la barque est chargée à ras bord en références à l’Amérique (l’emprunt de rime à Biggie, le Wu-Tang, les 41 balles d’Amadou Diallo…), qu’importe les exagérations (les balles qui « réchauffent le climat » du second département le plus riche de France…), le « Et c’est bandant d’être indépendant » qui conclut les débats galvanise toujours autant.

3. Écoute bien

Ambiance martiale pour cette troisième piste qui continue de mettre les pendules l’heure avec un Booba qui, chose difficilement imaginable aujourd’hui, multiplie les « nous » et les « on » pour représenter son crew/son territoire.

Les plus taquins relèveront l’expression « le kevlar du village », sans que l’on sache très bien s’il s’agit là d’un clin d’œil à la formule malheureuse d’un directeur des programmes d’une radio première sur le rap ou d’un acte manqué…

4. Ma définition

Assurément l’un des plus beaux textes du rap français.

Hier comme aujourd’hui pas des plus portés sur l’introspection, Élie Y. dévoile ici sans trop en faire toute sa mélancolie et toute sa rancœur sur une instru au diapason de Fred le Magicien

Le genre de son qui s’écoute en replay dans le casque, assis près de la vitre dans les transports, le regard perdu au loin.

5. Jusqu’ici tout va bien

Rime en francs (« 6 000 balles pour travailler tout le mois je m’en bats les couilles, moi », coucou SCH), dédicaces à Hi-Fi et Matthieu Kassovitz… Dieu que les années ont filé vite depuis 2002.

Le bon côté de la chose, c’est qu’entre-temps des sites comme Genius ont fait leur apparition, permettant ainsi d’enfin comprendre tous les emprunts de langage du texte (« toubeï », « phillies », « hadj »…).

Le moins bon côté, c’est que tous ces débats enflammés où chacun s’écharpait sur le sens à donner à tel mot ou telle phrase appartiennent à l’histoire ancienne.

6. Repose en paix

Dans le rap de France, il y a eu un avant et un après le crépusculaire Repose en paix.

Finis la saine compétition et les égotrips bon enfant. Loup pour rappeurs, Booba plonge la concurrence la tête au fond de la baignoire pour la noyer sous un déluge de punchlines entrées depuis au patrimoine (« l’argot sous un garrot », « le puzzle de mots et de pensées »…)

Et tout ça en un couplet unique et sans refrain.

Bonus : le clip se déroulant un soir de pleine lune n’a pas pris une ride.

7. Le bitume avec une plume

« L’œil de Rocky, les couilles à Rocco »

Habité par 400 ans d’esclavage, B2O déchaîne les enfers façon Arnold Schwarzenegger dans le commissariat de Terminator 1 avec un hymne qui a longtemps tourné dans toutes les salles de frappe.

Doit-on dès lors mettre le très délicat « Quand j’vois la France les jambes écartées j’l’enc*le sans huile » sur le compte de sa trop grande fougue ?

8. Animals (featuring LIM et Moussa)

Ce n’est faire injure à personne de dire que le flow strident de LIM est des plus clivants.

Présent au refrain et sur deux couplets, il cannibalise complètement le morceau, à tel point que cet Animals s’apprécie à l’aune de sa performance – pour certains c’est un filler, pour d’autres c’est un banger.

En revanche, que les amis des animaux ne s’offusquent pas, « le transport de dope dans le c*l d’un cheval », c’est de la fiction.

9. Sans ratures (featuring Nessbeal)

Le premier gros featuring de la carrière de N.E.S.S. qui, fidèle à son habitude à venir, empile assonances et allitérations jusqu’au plafond.

En complète alchimie avec B2O dans cette ambiance teintée d’orgue, quatre ans plus tard il lui piquera d’ailleurs l’expression « la mélodie des briques » entendue à la toute fin pour titrer son premier solo.

Notez que dans la version originelle de Temps mort, la (très bonne) interlude au violon qui suit ne constitue pas une piste à part.

10. 100-8 Zoo (featuring Malekal Morte et Sir Doum’s)

Nouveau morceau bien énervé, cette fois en compagnie du trio mythique Malekal Morte réuni au complet (Mala/Bam’s/Issaka)… plus Sir Doum’s qui, après s’être vanté sur Mauvais Œil de braquer exclusivement les « kouffars », flirte ici avec l’appel au meurtre de fonctionnaire de police (« Quand l’flic nous arrête au feu, une grosse envie d’faire feu »).

Tout aussi gênant, bien que Temps mort soit l’objet de toutes les attentions des médias rap depuis vingt ans, les paroles sujettes à débat sont systématiquement mises sous le boisseau.

11. On m’a dit

Évidemment pas de chronique digne de ce nom sur le Booba des années 2000 sans mentionner Booba ou le démon des images, le papier que personne n’a lu de l’universitaire Thomas Ravier qui le compare de loin à Céline.

Extrait : « Un morceau au titre explicite comme ‘On m’a dit’ fait le compte distancié des phénomènes de langage recensés quand on arrive du ghetto. »

Heu… « Ouais, ouais ? »

12. Nouvelle école (featuring Mala)

Deuxième apparition du compère de toujours Mala.

Présent sur tous les solos de Booba jusqu’en 2012, il serait assez injuste de le reléguer au rang de sidekick, ne serait-ce que pour certains de ses couplets qui ont durablement marqué les esprits (celui génialement déglingué sur Commis d’office, celui complètement survolté sur OG…), sans oublier son solo culte Himalaya qui le premier en 2008 a introduit l’autotune en terres hexagonales.

13. De mauvaise augure

Typiquement, le genre de morceau où Booba ne raconte pas grand-chose d’autre qu’il n’ait pas déjà cent fois raconté (« shit, violence et sexe »), mais qui vaut pour la manière dont il le raconte.

Sinon, dans la grande tradition des fautes d’orthographe dans le rap français, en voilà une belle : « augure » étant un nom masculin, stylo rouge pour le « e » de « mauvaise ».

14. Strass et paillettes (featuring Ali)

La Der des Ders.

La dernière piste du disque, mais aussi et surtout, la dernière collaboration avec Ali. Sur le moment, on ne le savait pas encore, quand bien même avec le recul cela sautait aux yeux : l’alliance des contraires ne pouvait pas durer éternellement.

Lancinant, ce Strass et paillettes annonce insidieusement la couleur avec un Booba désireux de « se barrer » et un Ali en retrait, relégué du rang de moitié à celui de feat de luxe.

La fin d’une époque, le début d’une autre.

« Temps mort », le disque totem

À réécouter Temps mort, deux choses a priori antagonistes continuent d’impressionner : d’une part, sa grande rigueur (précision des intrus, soin dans les lyrics, netteté du flow…), et de l’autre, cette énergie brute qui n’a rien perdu de son intensité.

Outre le fait d’avoir permis à l’album de passer haut la main l’épreuve du temps, voilà ce qui explique très certainement son statut d’intouchable au sein de toutes les franges du public rap – réfractaires au rap de rue et détracteurs les plus viscéraux de Booba compris.

Ou pour le dire autrement, Temps mort c’est le genre de classique qui fait de l’ombre aux autres classiques.

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