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Succès : quand le quartier se retourne contre les rappeurs

Succès : quand le quartier se retourne contre les rappeurs

Si représenter d’où l’on vient est une mission pour de nombreux artistes dans le rap, le quartier a très vite fait de devenir un lourd fardeau. Comme pour les footballeurs, l’endroit où les rappeurs ont grandi peut s’avérer être la source de jalousies, voire de problèmes, pour celles et ceux qui le portent pourtant comme une fierté. Témoignages.

Si en 2024, tout le monde peut rapper et diffuser ses chansons et malgré une gentrification du genre, le béton des cités de France produit encore la plupart des étendards du rap français, qui ne cachent pas leur lien avec le quartier.

Artiste en développement ou tête d’affiche, qu’importe leur statut, on les a tous vus à un moment de leur carrière lâcher quelques rimes à la gloire de leur fief, ou tourner un clip en bas du bloc qui les a vus grandir. Pour autant, si tous les rappeurs célèbrent leur cité dans leurs textes, rare sont ceux qui crieront « restes-y »

« Le jour où tu oses enfin mettre le nez hors des murs de ton quartier, tu te rends compte qu’il peut être beaucoup plus dangereux pour toi que le monde extérieur. »

Et la raison à cela est simple : la vie de quartier peut parfois entraîner les artistes dans des situations beaucoup plus délicates. Sat l’Artificier (membre de la FF, groupe majeur du rap français et marseillais) l’a vu maintes fois de ses yeux : « Quand tu vis dans un quartier, tout est fait pour que tu n’en sortes jamais. Tu es conditionné pour vivre dans cet environnement, au point de croire à tort que le monde en dehors du quartier est hostile. La vérité c’est que le jour où tu oses enfin mettre le nez hors des murs de ton quartier, tu te rends compte que c’est l’inverse et qu’il peut être beaucoup plus dangereux pour toi que le monde extérieur ». 

Amour et jalousie dans le quartier

Si les artistes dessinent souvent un tableau convivial et solidaire de leur environnement à juste titre, la réalité est plus nuancée. A ce sujet, Oxmo Puccino qui a grandi à Danube, un quartier du XIXème arrondissement de Paris est très clair: « Au quartier, il y a tes potes, d’autres qui ne sont pas tes potes que tu ne connais même pas, mais aussi des personnes foncièrement mauvaises. C’est pour ça que quand tu commences à faire du bruit, si tes vrais potes seront fiers de toi, d’autres seront dérangés de te voir briller ». 

«Certains voient en la réussite de l’autre, le reflet de leur propre échec. »

Dans ‘Amour et Jalousie’, Oxmo Puccino evoque cette thématique en profondeur.

De son côté, Sat, qui lui a grandi à Marseille entre la cité Vert-Bois et le quartier Saint-Mauront près de la cité Félix Pyat va même plus loin et affirme : « Dans le quartier, tout le monde dit souhaiter la réussite de tout le monde. Mais dans les faits, quand il y en a un qui s’en sort, certains vont commencer à le jalouser. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils voient en la réussite de l’autre, le reflet de leur propre échec »

« Autour de moi, j’ai caché que je faisais de la musique parce que je ne voulais pas subir de découragements de la part de personnes qui m’appréciaient le moins.»

C’est justement pour se protéger de ces relations toxiques qu’Oxmo a d’abord décidé de rapper dans l’ombre des gars de son quartier : « Je suis passé du pote inconnu qui fait de la musique à la notoriété du jour au lendemain et ça a été violent pour certaines personnes. Certains ont vu le fait de ne pas avoir été mis dans la confidence comme une trahison et d’autres qui ne me connaissaient pas étaient jaloux de ma réussite. Eux ont fait preuve de violence gratuite ».

« Art de rue » de Fonky Family : un tube qui a dépassé très vite les cités marseillaises.

Hypocrisie et redevabilité

L’une des plus évidentes portées régulièrement par l’entourage des artistes reste cette notion de redevabilité. Voici le schéma typique énoncé par Sat : « En tant qu’artiste issu d’un quartier, tu vas vouloir le représenter parce que c’est celui qui va te pousser, te porter, te donner de la force, une légitimité voire même une certaine crédibilité. Tu vas aussi forcément t’en servir comme source d’inspiration. De ce fait, vous serez intrinsèquement liés l’un à l’autre. Et forcément, quand les choses vont commencer à marcher pour toi, les gens de ton quartier vont te faire comprendre que tu leur dois quelque chose. Ou pire, ils vont te sortir la fameuse phrase, « t’as changé ». C’est absurde car en vrai, tu ne leur a rien demandé. Ces gens-là oublient qu’ils t’ont soutenu spontanément juste parce qu’ils t’appréciaient, étaient fiers de toi ou parce que tu représentais simplement leur quartier ». 

« Quand j’ai commencé à entrer dans la lumière, plus de la moitié du quartier m’a fait sentir que je lui étais redevable »

Des rapports au mieux maladroits, au pire intéressés qui vont commencer à réclamer une part de la réussite des artistes en leur faisant comprendre qu’eux aussi ont fait partie du voyage et veulent leur part. « Quand j’ai commencé à entrer dans la lumière, plus de la moitié du quartier m’a fait sentir que je lui étais redevable, se souvient Oxmo Puccino. C’est n’importe quoi et pour moi, un artiste ne doit rien à personne. D’où un artiste qui récolte le fruit des nuits passées en studio, à écrire des feuilles, à douter, à outrepasser les moqueries de ses débuts, te doit quelque chose ? ».

« Personne me soutenait au départ. J’ai commencé à voir des gens revenir à l’instant où j’ai annoncé que je participais à Nouvelle École »

Cette validation de façade aux allures d’opportunisme mal placé, STLR, l’un des candidats de la première promotion de Nouvelle École l’a malheureusement vécu. Et d’une façon sans doute exacerbée dû à son passage télé. Il témoigne : « J’ai commencé à voir des gens revenir à l’instant où j’ai annoncé que je participais à Nouvelle École, avant même la diffusion de l’émission. J‘ai reçu des messages d’amis d’enfance que je n’avais pas vu depuis un bail, mais aussi de gens de ma ville qui ne m’avaient jamais parlé avant. Ils étaient tous là à me dire « on se voit ? Ou « tu te souviens de moi ?! ». J’ai aussi eu des potes rappeurs qui me donnaient plus l’heure, qui sont revenus en mode « Viens on fait un feat ! ». ou « Tu te rappelle le son qu’on a fait ensemble ? Viens on le sort ! Ça c’est de l’opportunisme à fond et vraiment, je l’ai mal pris, même si je suis vite passé au-dessus. Aujourd’hui, ces gens-là, je les vois plus ».

STLR – Yeah x 100, produit par Mikey Tussin.

« Ceux qui disent « Tu parles du quartier dans tes sons, mais après tu fais pas croquer le quartier ?! », c’est des fous, des ingrats. »

STLR va même plus loin : « Ceux qui disent « Tu parles du quartier dans tes sons, mais après tu fais pas croquer le quartier ?! », c’est des fous, des ingrats. Ils ont cette logique de donnant-donnant alors que de base, tu n’as rien demandé. C’est de ton propre chef que t’as donné de la force, que t’as représenté et que t’as défendu ton quartier alors pourquoi tu lui devrais quelque chose en plus ? »

«Je tire mon chapeau à ces artistes à succès qui se servent de leur notoriété et de leurs moyens pour améliorer la vie de leur quartier »

Attention cependant, cela ne veut pas dire que tous les artistes sont en déconnexion totale avec leur quartier une fois le succès arrivé. Ils sont même nombreux, dès qu’ils le peuvent et s’ils en ont envie, à investir pour leur quartier, et ce sans qu’aucune notion de redevabilité ne soit mise sur la table. « Je tire mon chapeau à ces artistes à succès qui se servent de leur notoriété et de leurs moyens pour améliorer la vie de leur quartier, salue Sat. Ceux qui créent des initiatives solidaires, sportives, musicales ou éducatives. Pour l’avoir fait moi aussi à une époque, je sais qu’ils le font non pas parce qu’ils estiment qu’ils doivent quelque chose à leur quartier, mais bien parce qu’ils connaissent la sombre réalité de cette vie-là. Une vie dure et bien souvent guidée par l’appât du gain ».

L’argent du rap : objet de convoitise dans des quartiers défavorisés

Qu’un artiste décide de donner ou non, l’argent joue évidemment un rôle prépondérant dans l’équation, le nerf de la guerre comme on dit. Sur ce sujet-là, les rappeurs issus de quartiers ne sont une fois encore pas au bout de leur peine. La faute à une idée souvent éronnée de leur position financière privilégiée : « Quand tu réussis dans le rap, les gens pensent que tu roules sur l’or, déplore l’auteur d’Opéra Puccino. Par conséquent, on te place dans une position que tu n’as jamais demandée. On te voit comme Merlin l’Enchanteur, celui qui réglera tous les problèmes de tout le monde. Donc fatalement, si certains problèmes subsistent, c’est forcément de ta faute car tu aurais pu les régler. Multiplie cette charge mentale par autant de personnes convaincues de cela et tu comprends vite que la situation est insolvable. »

C’est aussi pour cette raison que le rappeur de la FF a fait un choix cornélien à son tour: « Lorsque les sous ont commencé à rentrer, je n’ai pas partagé mon argent avec le quartier, mais j’en ai profité avec des gens. Non pas que j’estimais qu’ils avaient joué un rôle dans ma réussite, mais juste parce que ça m’a fait plaisir d’en profiter avec eux ». 

« Les jeunes artistes issus de quartiers sont perçus comme des potentielles sources de revenus, autant par les maisons de disques que par les dealers du quartier »

Réussir à vivre du rap, reste pourtant rare et c’est souvent trop vite oublier qu’y parvenir est pour beaucoup d’artistes un véritable parcours du combattant. Mais aujourd’hui, il est plus facile de prévoir la réussite d’un artiste, via l’indicateur du streaming ou de TikTok et les montants mis sur la table en termes d’avance et de contrats n’ont jamais été aussi importants. « A partir du moment où ton secteur s’industrialise, qu’il promet des gros chiffres et que l’argent rentre en jeu aussi vite, forcément les problèmes sont à la hauteur des sommes et des enjeux, déplore Oxmo... « Le rap génère énormément d’argent. Aujourd’hui, tout le monde en a conscience et ça attire beaucoup de convoitises. Les jeunes artistes issus de quartiers sont perçus comme des potentielles sources de revenus, autant par les maisons de disques que par les dealers du quartier», ajoute Sat

Hamza Paris a saisi les personnages crapuleux qui peuvent se jouer des jeunes artistes.

La tentation de l’investissement d’origine inconnue

Certains jeunes artistes talentueux se font repérer par des managers souvent peu scrupuleux qui les bloquent sur des contrats de confiance à sens unique, comme le souligne le journaliste Rachid Majdoub : « Il y a plein d’artistes qui se sont retrouvés piégés par des « producteurs » qui leur donnent des sommes d’argent sale et pour lesquels ils seront redevables toute leur vie à ces gens-là. Ce sont des personnes du quartier, mais pas de réels professionnels de l’industrie ».

Savoir bien s’entourer

Les rendez-vous en maison de disque avec des équipes en nombre font partie du quotidien de l’industrie. Une équipe ou beaucoup s’improvisent managers, directeurs artistiques, en espérant peut-être toucher le pactole. Un mélange entre compétence et confiance qui peut faire défaut à l’artiste. « Beaucoup se lancent en équipe aujourd’hui, mais pour moi, c’est une erreur. Pour éviter de se retrouver embourbé par des problèmes liés au quartier et à l’entourage, voyez d’entrée de jeu le rap comme un métier. Cela sous-entend qu’il faut tout de suite chercher à travailler avec des professionnels et non des amis ou des mecs du quartier. Aussi, quoi qu’il arrive, prenez très vite un avocat pour relire vos contrats et il ne pourra rien vous arriver ».

Désireux de vouloir capitaliser à fond sur le buzz de Nouvelle Ecole, STLR a justement appris cette leçon à ses dépens. Il se souvient : « Au moment du casting, un « manager » m’a contacté pour me proposer s’occuper de ma carrière. C’était une période où je me posais beaucoup de questions sur mon avenir dans la musique. Il est arrivé en me promettant des dingueries. Tout s’est bien passé au début, on a fait quelques clips et avec le temps ça s’est détérioré, jusqu’à ce que le gars disparaisse complètement. Je n’ai plus eu de nouvelle du jour au lendemain et un mois après la sortie de l’émission, il m’a laissé plein de dettes bizarres. Je n’ai pas pu me défendre car je n’avais signé aucun contrat. Je me suis donc retrouvé seul et je n’ai pas pu capitaliser correctement la diffusion de Nouvelle École. J’ai commis des erreurs et ça a généré beaucoup de stress chez moi. Je n’aurais sans doute pas agi de la même façon si j’avais été mieux entouré », confesse l’artiste natif de Brignoles dans le Var.

« STLR » – Réticule, produit par Deg1.

« Il y a une espèce de tabou, admet l’actuel journaliste de Mouv, Rachid Majdoub. C’est un sujet sensible. Chacun a son passé. Si un artiste a quitté le quartier d’où il vient parce qu’il a réussi, il peut très vite se faire rattraper. Il suffit juste de quelques mots un peu déplacés pour s’attirer des soucis et raviver des problèmes. Si tu parles, que tu dévoiles certaines choses ou si tu dis publiquement quelque chose qui va froisser une personne avec qui tu es en conflit, ça peut aller très vite et très mal se passer pour toi. On comprend alors pourquoi les artistes préfèrent se taire, pour ne pas prendre de risques».  

Afin d’éviter d’en arriver là, le mieux reste dès le départ de ne jamais ouvrir la boîte de Pandore, comme le rappelle très justement Sat : « Il faut fuir l’argent sale, fuir les personnes néfastes qui vont te tirer vers le bas, ces mauvaises fréquentations qui deviendront la source de tes problèmes alors qu’au préalable, ils prétendaient être la solution ».  Il ajoute : « Si ça marche, il est effectivement possible que tu te fasses arnaquer, mais si ça marche pas, c’est encore pire, car tu vas te retrouver à aller charbonner au péril de ta vie pour rembourser de l’argent à ces gars qui ont tout misé sur toi ».

« DKR » signé Booba.

« C’est pas le quartier qui me quitte, c’est moi j’quitte le quartier »

Ils ont beau vouloir à tout prix quitter ce lieu symbolique dans lequel ils ont grandi et passé une grande partie de leur vie pour aspirer à un avenir meilleur et mettre à l’abri leurs proches, il est aussi tout aussi difficile pour eux de couper leurs racines et de s’en détacher. A l’image de Sat d’ailleurs : « Dès que je me suis lancé dans la musique, j’ai tout fait pour me tirer du quartier. J’en suis sorti, mais quand c’est arrivé, j’ai quand même eu l’impression de laisser des gens derrière moi. Au départ, je me suis senti mal à l’aise et je suis revenu régulièrement ».

Par cette punchline culte en ouverture de son morceau « DKR », Booba a assez bien résumé l’objectif assumé de l’écrasante majorité des artistes : quitter sa condition sociale sans jamais trahir les siens.

Jérémie Léger

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