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Rap et Raï : père et mère d’une nouvelle génération d’artistes

Rap et Raï : père et mère d’une nouvelle génération d’artistes

Personne n’a oublié l’album 1, 2, 3 soleil et les noms de Khaled et Hasni. Ces monuments du raï, et les sonorités maghrébines et du Moyen-Orient, ont bercé les jeunes artistes maghrébins d’aujourd’hui. En mélangeant rap et chaabi, en portant des attributs amazighs, en assumant et en célébrant les musiques héritées de leurs parents, en créant des liens des deux côtés de la Méditerranée, une génération d’artistes se démarque pour faire une musique qui leur ressemble.

« Depuis 1,2,3 soleil qui a réuni Khaled, Rachid Taha et Faudel, aucune musique rebeu n’est devenue internationale. Après cette époque la musique rebeu est devenue clichée et mal vue. C’est à nous de la remettre à la mode et de le faire bien, pour bien représenter notre culture, en terme de musicalité, de paroles, d’image », commence d’une voix timide Khalil Cherradi, compositeur marocain qui a participé au succès du rappeur Tif. Il est entre autre derrière l’instrumentale des titres Shadow Boxing et Hinata

La live session du dernier album de Tif a cumulé plus de 2 millions de vues.

Quitter le Maghreb pour mieux le raconter au-delà des frontières

Depuis Khaled, il est vrai que l’on peut compter sur les doigts de la main les artistes nés au Maghreb qui ont mené une carrière internationale. Mais en 2018, Soolking choque le public français en chantant l’amour de l’Algérie avec sa voix teintée de raï et en reprenant les paroles du groupe Raïna Rai, dans son titre Guérilla. La même année, son morceau Dalida se classera 6ème au top mondial. Tournée européenne, tournée africaine, il ira même représenter l’Algérie jusqu’au Canada et aux Etats-Unis. 

Plus de 366 millions de vues pour le freestyle Guérilla de Soolking, enregistré à Skyrock.

Aujourd’hui, la nouvelle génération de compositeurs et rappeurs, Khalil Cherradi, Tif, Zamdane, eux aussi des enfants de l’exil, continuent à raconter ce vécu d’immigré maghrébin en France : entre les difficultés de vivre au bled, et la nostalgie d’être parti, le sentiment de culpabilité d’avoir quitté les siens aussi. Ils ont choisi de rapper en français, avec des sonorités qui peuvent s’inspirer des musiques de stades, du chaabi, du raï…

« Le fait qu’avec Tif on vient de là-bas, on fait de la musique en français, avec nos sonorités, et maintenant tout le monde nous appelle, c’est fort ! »

Né à Fès, le compositeur Khalil raconte que ses parents écoutaient Oum Khaltoum, du chaabi marocain, algérien, que cette musique l’accompagnait tous les jours. Arrivé en France il y a 3 ans, c’est sa rencontre avec Tif, un rappeur né en Algérie, qui a été un tournant : « Pour moi c’est notre musique, c’est naturel, on est fiers. Le fait qu’avec Tif on vient de là-bas, on fait de la musique en français, avec nos sonorités, et maintenant tout le monde nous appelle, c’est fort ! ».

Le clip ‘Le nord’ de Nayra avec Khalil Cherradi à la production.

Pour ces artistes nés au Maghreb, la France est une terre de passage. Un premier pas pour exporter leur musique. Etre reconnu ici n’est plus une fin en soi. Khalil est même plus à l’aise avec l’anglais que le français. Son premier amour pour le hip-hop c’était le rap us oldschool. « Je ne suis pas français, je suis marocain. Mon rêve c’est d’avoir un Grammy. Donc ce que je veux, c’est faire briller le Maroc à l’international ! » Un rêve devenu réalité pour le compositeur marocain Red One, qu’il cite. Après avoir composé des hits pour Nicky Minaj, Lady Gaga en passant par Khaled, en 2010, il remporte deux Grammy Awards.

Arabes de France : l’heure de la réconciliation

S’il y a bien un morceau qui a marqué toute une génération issue de l’immigration, et même au-delà, c’est Tonton du bled de Rim’K. La chercheuse et documentariste Hajer Ben Boubaker qui vient de réaliser le podcast « Le raï, une histoire algérienne », nous rappelle l’histoire de ce classique qui rend hommage aux voyages d’été au bled des enfants d’immigrés : « En 1999, DJ Mehdi va sampler Hargetni Dam’aa, un titre emblématique du chanteur algérien Ahmed Wahby. C’est Rim’K qui a ramené d’Algérie le disque de son père qui va être la boucle de ce morceau. »

Le mythique ‘Tonton du Bled’ interprété par Rim’K au Hip Hop Symphonique de Mouv et Radio France.

Le jeune chanteur Danyl originaire du 94, né de parents algériens, s’est tout de suite reconnu dans ce morceau, qui l’a marqué au point de le reprendre en concert : « il a la vision d’un mec qui va au bled pour les vacances, en mode zmigri comme moi. Il a fait ce qu’on fait, il y a 20 ans, mélanger le hip-hop et les sonorités maghrébines… et il l’a ramené en Top France ! ».

Danyl, nouveau venu de la scène francilienne chante ‘Mazel’ (pas encore) et ça marche.

Impossible de parler de raï en France sans parler de l’album Raï’n’B Fever produit par DJ Kore, il y a tout juste 20 ans. Une série de compilation qui a mélangé, sonorités rap, RnB, raï, reggae, autant adorée que raillée lors de sa sortie. La rappeuse de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) Nayra, a été marquée par cette compilation « c’était mal vu, parce que c’était considéré comme de la musique de chicha. Mais ce mélange c’était tout l’essence de ce qu’on est ». Si ces mélanges qui semblent improbables ou pas assez nobles pour certains, sont aussi important pour d’autres, c’est parce qu’ils représentent l’entre-deux dans lequel vivent les enfants d’immigrés. Une double identité que résume Rim’K dans le morceau, Immigri, en feat avec YL : « Entre l’enclume et le marteau, du mal à trouver ma place comme si j’étais né sur le bateau. » 

Rim’K sur la différence entre sa génération et les nouveaux porte-parole de cette musique.

« C’était pas cool d’écouter du raï en France à l’époque. Quand mon père voulait me faire écouter du raï, j’étais en mode arrête de me soûler… »

Pour Nayra, née en France d’une mère marocaine et d’un père égyptien, comme pour Danyl, il a fallu du temps pour se réconcilier avec cette culture. Nayra, reconnaissable par un trait au menton qui représente les tatouages des femmes amazigh, se réapproprie cette culture dans ses visuels et ses clips. Pourtant, ça n’a pas toujours été facile, elle se rappelle de mots qui l’ont marqué lorsqu’elle rentrait de vacances avec un rond de henné au milieu de la main : « les petits se moquaient, ils disaient on dirait t’as du caca dans la main. Aujourd’hui j’essaie de réparer ma petite fille intérieure et d’être un exemple pour les petites filles ».

Valoriser l’héritage des cultures maghrébines comme ces bijoux amazigh fièrement portés par Nayra sur ses réseaux.

Quant à Danyl, en pleine promotion de son EP Khedma 3, il s’est rendu compte récemment qu’il avait eu un blocage : « C’était pas cool d’écouter du raï en France à l’époque. Quand mon père voulait me faire écouter du raï, j’étais en mode arrête de me soûler… Mais aujourd’hui, c’est la musique qui m’a réconcilié avec cette culture. En créant des instrumentales, je me suis rendu compte que les suites d’accords qui me touchaient, c’était des accords qu’on retrouve dans le raï sentimental. Galbi, c’est une suite d’accords de Hasni par exemple. C’est une réconciliation générationelle, on le fait tous chacun dans notre coin, sans se concerter. »

Créer une musique hybride pour vivre et assumer l’entre-deux culturel

Si on ne peut pas dire que les Arabes sont à la mode en France, au vu de l’actualité politique, la réconciliation avec leurs origines résonne dans l’ère du temps. Hajer Ben Boubaker ouvre quelques hypothèses pour l’expliquer : « Les billets d’avion sont moins chers, internet permet d’accéder aux musiques du monde entier, et de plus en plus de pages Insta parlent de nos cultures ».

En ayant grandi en France ou au bled, entre les langues, les cultures, les univers musicaux, les pays, ces jeunes artistes tentent de créer une musique hybride qui leur ressemble. Au-delà des cases hip-hop, raï, RnB, au delà des clichés orientalistes ou méprisants. Sans être « le rebeu de service qui met de la derbouka partout » et sans « se faire petit pour être accepté » tranche Danyl sans concession, « on veut faire du bruit ! On ne va pas rentrer dans un moule pour être accepté, vous nous acceptez tel quel ou vous ne nous acceptez pas, on célèbre notre mélange. »

« Il n’y a pas la volonté de créer une new case musique d’arabe ou musique de maghrébins. Faudrait créer une nouvelle catégorie, et ce sera pas pop urbaine ! Ça s’appellerait… Les coeurs purs ! », continue Nayra en riant. Où classer le morceau Mathusalem de Tif, composé par Khalil, Billie de Nayra, Ghazali de Dystinct feat Bryan Mg Galbi de Danyl, ou encore La faille de Kekra feat Triplego ?

Sur « Tango Hawaï « , Tif et Kekra incarnent la nouvelle génération de rappeurs qui embrassent leur culture d’origine.

Le succès de cette scène maghrébine qui raconte en musique l’immigration vue d’ici ou vue de là-bas ; le succès du collectif des Arabengers qui mettent à l’honneur les cultures et l’histoire du Maghreb dans des conférences et des soirées ; les Flammes qui nomment une catégorie « flamme du morceau de musiques africaines ou d’inspiration africaine » ; Dj Kore qui annonce le retour de Raï n’B Fever, la honte a été remplacé par la célébration de nos cultures, de nos parents, pour que l’héritage continue d’enflammer la jeunesse sans distinctions de frontière.

Anissa Rami

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