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Interview de JeanJass : « Pour trouver un sample, je deviens un chercheur dans une mine »

Interview de JeanJass : « Pour trouver un sample, je deviens un chercheur dans une mine »

Au fil des années, JeanJass s’est démarqué par sa plume singulière, sa polyvalence et son attrait pour tous les styles de la musique. Pourtant, peu d’auditeurs sont réellement au courant des nombreuses compétences du rappeur belge. À 35 ans, JeanJass est un lyriciste et un technicien hors-pair, mais aussi un producteur/beatmaker à la côte grandissante. En 2023, cette double casquette a plus que jamais pris de l’épaisseur avec des placements pour de nombreux artistes (Isha, Sheldon…) et deux projets en commun avec Mairo et Fuku. Depuis le début de sa carrière, « JJ » perfectionne son art dans le moindre détail.

Curtis Macé : Bonjour JeanJass. Pour commencer, comment tu t’es lancé dans la production ? À quand remonte ta première prod ? 

JeanJass : Tout a débuté avec de la débrouillardise. J’ai commencé à faire des instrumentales, car on n’en trouvait pas à l’époque avec mon groupe d’Exodarap. J’allais sur des moteurs de recherche, où il était possible de trouver des phases B (La face B est souvent une chanson secondaire d’un disque, ndlr). Si tu avais une belle collection de vinyles, ce qui était notre cas, tu pouvais, avec les singles et les EPs, obtenir leur phase B. Je m’arrangeais pour en faire des boucles afin que tous les membres du groupe puissent kicker dessus. C’est comme ça que je me suis lancé dans la production. Par la suite, mon mentor de l’époque à Charleroi (en Belgique) m’avait donné sa version cracké de FL Studio. On était alors en 2007. Les premières productions signées à mon nom ont été utilisées à partir de 2009

CM : Est-ce un moyen pour toi de maîtriser ta musique de bout en bout et surtout d’être indépendant pour enregistrer ? 

JJ : Oui, c’est exactement ça. Vouloir être autodidacte m’a permis de faire des prods et de me muer en ingénieur du son. Il y a quelques années, je m’occupais assez fréquemment du mix. Ce n’est plus trop le cas actuellement. J’ai moins besoin de le faire. Avant, cela représentait un coût trop important pour nous. J’ai acquis tous ces skills par nécessité. Par exemple, je mixe encore les projets ZushiBoyz par plaisir. Je me décris comme un rappeur qui fait des prods et du mix, plutôt que l’inverse

Crédit Photo : @mvlo.dvrkos

CM : Pourquoi te présentes-tu au public comme un jeune producteur avec une certaine humilité ? 

JJ : Pour être le meilleur dans un domaine, il faut que ce soit ton seul métier. C’est le cas pour les rappeurs, mais aussi pour les beatmakers. Je suis avant tout un rappeur. Je fais souvent des comparaisons avec le football pour expliquer mes propos. C’est comme si j’avais un pied gauche incroyable, mais que je faisais tout pour être bon du droit. Il faut un équilibre. Je pense que je ne suis pas comparable avec des beatmakers à temps plein. Je fais des prods par pure passion. 

CM : Te sens-tu tout de même légitime à être défini comme un beatmaker ? 

JJ : Oui, absolument. Je suis un rappeur-producteur. En réalité, je ne suis pas le seul à avoir cette double casquette dans mon entourage. Par exemple, il y a Hamza. Sur son dernier album, il a co-produit de nombreuses instrumentales. Il en a toujours fait beaucoup. Sur H-24, il a produit « Bibi Boy Swag ». Pour te citer d’autres artistes, il y a Krisy et Damso. En Belgique, on n’avait pas autant de producteurs qu’en France, donc il a fallu devenir polyvalents par nécessité. 

CM : Qu’est-ce qui te plaît dans ce rôle de beatmaker/producteur ? 

JJ : Je suis un sampleur. J’adore passer mon temps sur Youtube ou sur des vinyles à trouver le bon sample (réutilisation d’une partie d’un enregistrement sonore dans un autre enregistrement). Mon objectif est toujours de dénicher le son que personne n’a trouvé et que personne ne trouvera. Je me transforme en un chercheur dans une mine. Je ne suis pas dans une nécessité de placer pour vivre. Ce n’est pas mon métier principal donc c’est plaisant à faire. 

CM : À quel moment sais-tu que tu as la bonne boucle pour accrocher l’auditeur ? 

JJ : La boucle, c’est une question de feeling. C’est indéfinissable. Dans l’art, il ne faut jamais hésiter à suivre ses intuitions. L’ennemi, c’est le calcul. Il faut trouver le bon équilibre pour sa musique. 

Crédit Photo : @twohvnds

CM : Comment trouves-tu tes samples ? 

JJ : Au début, je cherchais dans les CDs et les vinyles de mes parents. Avec Youtube, nous avons tous accès à des bandes de son à l’infini. Cela peut venir d’Amérique du Sud, de Russie ou d’Afrique. C’est du pur digging. En général, je tape le nom d’un sample récent dans la barre de recherche et ça me dirige vers des contenus similaires ou des nouveautés. Je peux mettre 15 minutes comme deux heures à dénicher la bonne boucle. Il faut de la patience. Quand tu tombes sur une pépite, il faut regarder dans les commentaires. Si tu vois que personne ne parle français, c’est bon signe. Il faut viser les vidéos avec peu de vues. 

CM : En général, tu utilises plusieurs samples dans une seule prod. En quoi est-ce important pour toi d’avoir une richesse musicale dans tes contenus ? 

JJ : C’est la magie du mélange. C’est comme en cuisine, quand tu associes deux épices inédites et que ça fonctionne. Bien entendu, il y a des choses qui ne vont pas ensemble. C’est de l’expérimentation constante. J’ai une certaine facilité à faire des titres. Je suis un vrai geek. Quand je vais au studio, je ne ressors jamais sans rien. Il faut aussi vivre pour avoir de l’inspiration. 

CM : L’ambiance originelle d’un sample dicte-t-elle forcément la direction de ta prod ? 

JJ : Tout est possible. Par exemple, tu peux trouver un sample feel good de Soul des 70’s et prendre les quelques secondes de piano pour les transformer en un banger sombre. Tu peux torturer le sample à l’infini. Changer la direction d’un sample, c’est même le bon réflexe à avoir. Tout dépend aussi du mood dans lequel tu es au moment de composer. 

Crédit Photo : @twohvnds

CM : Penses-tu avoir trouvé une couleur et un sentiment dominant dans tes productions ? 

JJ : Honnêtement, je ne m’en rends pas compte. En revanche, quand un artiste me contacte pour avoir des prods, je sais qu’il vient chercher une couleur. Je pense avoir réussi à créer ma patte, mais ce n’est pas calculé. Je suis content d’avoir un début de reconnaissance pour mon travail en tant que producteur. Cela prouve qu’il se passe quelque chose à ce sujet. La musique a parlé. Je compte pousser au maximum cette reconversion, tout en continuant de sortir des morceaux. J’ai envie de réaliser des projets communs avec de nombreux rappeurs, chanteurs et chanteuses. J’ai l’impression d’être au bon endroit, au bon moment, donc ça me motive à poursuivre dans cette voie. 

CM : Tu as déclaré dans l’interview « Trajectoire » de l’Abcdr du son que tu n’étais pas le meilleur des beatmakers mais que tu parvenais à te démarquer grâce à la qualité de tes samples. Quelques mois plus tard, es-tu toujours du même avis ? 

JJ : Non, je suis le meilleur maintenant (rires). En réalité, il n’y a pas d’égo-trip dans le beatmaking. Il faut avoir confiance en son travail. L’humilité permet de progresser. 

CM : As-tu déjà eu des problèmes quant à l’utilisation de certains samples ? 

JJ : Pas vraiment. Je sais que j’utilise la musique d’autrui, donc je n’aurais aucun problème à partager. Je ne veux surtout pas voler quelqu’un. J’ai même l’impression de donner du love et de rendre hommage à ces musiques oubliées. 

CM : As-tu des influences à citer en beatmaking ? Je pense à The Alchemist notamment

JJ : The Alchemist, c’est notre père spirituel à tous (rires). C’est le G.O.A.T du sampling. C’est un ancien. Quand j’ai commencé à écouter du rap, il était déjà présent. Une telle longévité en restant pertinent, c’est très respectable. Il y a des similitudes avec ma musique, c’est certain. Dans ce jeu de chercher des loops pour les rendre particulières, Roc Marciano est aussi une référence. En Belgique, Agusta (duo entre Eskondo, DJ de JeanJass et Le Seize) sont les boss à ce sujet. Au Canada, il y a Nicholas Craven. En Suisse, il y a Sebb. Pour revenir à la France, c’est important de citer Mani Deïz et Just Music Beats. 

Crédit Photo : @twohvnds

CM : As-tu une routine particulière lorsque tu fais une prod ? 

JJ : Je vais au feeling à chaque fois au studio. Lorsque l’on est en tournée, j’ai l’ordinateur avec moi. Dès que je peux me poser, je me mets dans ma bulle. 

CM : Avec cette double casquette, passes-tu plus de temps à écrire ou à faire des prods ? 

JJ : Ça dépend des périodes. Depuis que je suis père, mes journées sont un peu moins en mode freestyle. J’ai des horaires précis. En général, le matin, je pose mes voix et le soir, je fais des prods. 

CM : En 2014, tu as sorti Goldman, que tu as produit presque intégralement, et Le pont de la reine avec Caballero et Le Seize. Quel rôle ont eu ces deux projets dans ton développement en tant que producteur ?

JJ : Sur Goldman, je n’ai pas composé « Mes jambes » (produit pat Eskondo) et « Pippo Inzaghi » (produit par Le Seize). Tout le reste, je m’en suis occupé. Ces deux projets ont été publiés à une époque où notre musique commençait à dépasser les frontières de la Belgique. Durant l’era Goldman, j’ai pu faire une tournée en France pour la première fois. Ce fut un succès d’estime. Quand on a sorti les premiers albums en commun avec Caballero, je me suis rendu compte qu’une grande partie du public ne connaissait pas Goldman. On m’a vite fait comprendre que c’était un projet important dans ma discographie et pour la scène belge. Quand tu as constamment la tête dans le guidon, ce n’est pas facile de te rendre compte. Par contre, jamais, tu ne m’entendras dire que c’est un classique. Goldman et Le pont de la reine m’ont permis de poser les bases de l’artiste et du producteur que je suis aujourd’hui

CM : Sur Doudoune en été (2021), tu signes ou co-signes pas moins de 8 prods sur les 10 morceaux de l’album. As-tu l’impression d’avoir passé un cap sur ce projet ? 

JJ : Doudoune en été, c’est du fait-maison. Je sens qu’il y a eu un avant et un après depuis la sortie du projet. De nombreux rappeurs sont venus me voir par la suite pour me demander des prods. Ça m’a encore plus donné envie de rapper sur mes instrumentales. Avant, je n’étais pas tout le temps inspiré par mes prods. 

CM : En 2023, tu as, en autres, placé pour Limsa d’Aulnay et Isha avec « Flûtes recylables » et « Tard le soir », présents sur Bitume Caviar Vol. 1 et publié deux EPs communs : Déjeuner en paix avec Mairo et Phoenix avec Fuku. Comment ces projets se sont concrétisés ? 

JJ : Oui, en effet, ce fut une année prolifique. Sur Spotify, j’ai fait une playlist dédiée à mes placements en 2023. Avec Mairo, j’ai utilisé ma patte originelle : à savoir du sampling, des drumless, une couleur old school, sans trap et sans 808 (basse typique utilisée dans la trap). Pour le projet avec Fuku, je suis sorti de ma zone de confort et c’était enrichissant. Il y avait toujours du sampling, mais c’était plus dans la new-wave avec des effets bizarres et des rythmiques jazzy et drill. C’était presque de l’avant-gardisme. À l’avenir, j’aimerais retoucher à ce type d’univers. Pourquoi pas en refaire un deuxième avec Fuku. Sur Édition 420 de High & Fines Herbes, j’ai fait de la trap samplé avec thaHomey. J’appelle ça « l’epic trap »

Concernant le projet de Limsa et Isha, j’ai travaillé la réalisation et les arrangements avec Dee Eye. On a tout fait dans son studio. Bitume Caviar Vol.1 a été réalisé à quatre. C’est même Caballero qui a eu l’idée de la cover pour leur projet. En tant que duo accidentel, on a donné de la force et de nombreux conseils à Limsa et Isha. Je suis très heureux de la réussite de ce projet. Pour finir sur 2023, j’ai également placé pour Sheldon. C’était une belle année. En 2024, ce sera encore mieux. J’en suis persuadé. 

CM : Si ces projets fonctionnent, c’est avant tout, car l’artiste te laisse la place de t’exprimer et vise versa. Comment fonctionnes-tu en studio avec un artiste ? 

JJ : J’ai un petit avantage par rapport à un « simple » producteur : je sais la place précise qu’il faut laisser à un/une artiste. C’est important que chacun se sente libre pour sortir la meilleure musique. Prochainement, je vais sortir un projet en commun avec Keroué. Je lui ai proposé de nombreuses prods. Avec mon travail, il a confectionné tout un univers qui lui ressemble. C’est l’essentiel. Je m’adapte à l’artiste. Je ne veux pas utiliser la même formule, mais plutôt faire du sur-mesure

CM : Que penses-tu de la montée en puissance du naming des producteurs dans les projets en communs du rap francophone ? 

JJ : C’est une bonne chose, car cela offre de la diversité. Le rap est numéro un sur le marché. Le genre va bientôt atteindre son plafond de verre. Certains rappeurs tournent en rond. On ne peut donc que descendre. Pour l’aspect créatif, c’est top de faire des projets en communs entre artistes et avec des producteurs. Cette tendance peut donner envie aux jeunes de se lancer dans le beatmaking et mettre en lumière les métiers dans l’ombre du rap. 

CM : Ton style de production est de plus en plus affiné. Je le décrirai comme un mélange vintage et atmosphérique de Jazz, de Soul et de Boom Bap. Es-tu d’accord ? 

JJ : Oui, tout à fait. Que ce soit Jazzy, Soul ou classique, je choisis toujours des samples avec des émotions. Il ne faut pas que ce soit simplement mélancolique. À l’inverse, quand c’est trop sérieux, j’aime apporter du second degré. 

Crédit Photo : @twohvnds

CM : Avec quel artiste aimerais-tu faire un projet en commun à l’avenir ? 

JJ : Il y en a pleins. Dans mon entourage proche, j’aimerais en faire un avec Isha, Limsa d’Aulnay mais aussi Infinit’, Prince Waly et Alpha Wann. Dans la nouvelle génération, je serais partant avec Yvnnis, H JeuneCrack. Généralement, les projets en communs se font au feeling, presque par hasard. Par exemple, ce fut le cas avec Mairo

CM : Aimerais-tu composer intégralement un projet de Caballero

JJ : Oui, avec plaisir. Cependant, on s’est créé un bon entourage avec Le Seize et Dee Eye. Ce serait dommage de se limiter qu’à moi. Actuellement, on travaille sur le nouvel album de Caba. On est en train de lui faire du sur-mesure. 

Crédit Photo : @twohvnds

Pour 2024, JeanJass déborde d’ambitions. Il y aura la sortie d’un projet en commun avec Keroué mais aussi un second avec un artiste parisien. Comme d’habitude, Caballero ne sera jamais loin. Actuellement, JJ planche sur le nouvel album de son acolyte. Le quatrième volet de ZushiBoyz est également en préparation. Soyez-en sûrs, la nouvelle vie de JeanJass ne fait que commencer.

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