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La culture hispanique dans le rap français [DOSSIER]

La culture hispanique dans le rap français [DOSSIER]

Vous avez remarqué toute l’influence hispanique que l’on retrouve dans le rap en ce moment ?

Il suffit parfois de peu de chose pour lancer une tendance : le jour où Lacrim s’est payé un abonnement Netflix, le rap français a basculé dans une nouvelle ère, faite de R roulés, d’innombrables références aux narcotrafiquants hispanophones, d’approximations géographiques, de franpañol et de tentatives de rimes dans un castillan à la syntaxe douteuse. Depuis bientôt trois ans, nos rappeurs semblent en effet fascinés par la culture latine dans son ensemble, comme si Wagner Moura avait réveillé le patrimoine génétique ibérique enfoui en eux depuis des siècles.

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Des références larges et peu subtiles

Narcos ces deux dernières années, Casa de Papel aujourd’hui… Pas de doute : quand le rap français a une obsession, il ne lâche pas le morceau avant de l’avoir exploité jusqu’à l’indigestion. On ne compte plus le nombre de titres, de clips, de visuels, et de punchlines directement inspirés de ces deux séries distribuées en France par Netflix. Lacrim est bien entendu l’exemple le plus évident : entre Colonel Carrillo, Gustavo Gaviria, et Judy Moncada, le rappeur collectionne les personnages principaux de Narcos comme les polos Philippe Plein. Ce type de référence aux gangsters hispanophones n’est pas nouveau dans le rap français, et l’infinité d’albums imprégnés par l’accent simili-cubain de la voix française de Tony Montana – dont les multiples imitations par Rohff sur La Fierté des Nôtres constituent peut-être le summum.

Fort heureusement, la culture latino-hispanique ne se limite pas à quelques gangsters cinématographiques, et inspire bien plus à nos rappeurs que quelques clips en combinaison orange. Depuis quelques années, le rap français emprunte ainsi de nombreuses sonorités à la musique latine, et construit de plus en plus ses tubes à partir de rythmiques et d’instruments affiliés à ce style musical très élargi que l’on résumera très grossièrement et caricaturalement comme « entraînant et enjoué », avec tout ce que ça comporte d’images de cocktails colorés, de musiciens à grosses moustaches, et de déhanchés. En gros, prenez vos meilleurs clichés à base de guitarrón ou de cuivres, et vous aurez compris l’idée – de toute façon le rap, tout comme les autres genres musicaux empruntant à la musique latine, ne s’embarrasse pas vraiment de faire la distinction.

JUL est évidemment l’un des premiers noms qui viennent en tête quand on pense « rap français aux sonorités latines », puisqu’il a été l’un des premiers à miser sur ce mariage improbable, mais finalement très efficace. Henrico, Briganté, Ma Jolie, et beaucoup d’autres : la recette de certains des principaux tubes du marseillais, aussi efficace soit-elle, tient sur une prise de risque assez importante, puisque personne ne pouvait prédire que les emprunts au reggaeton et l’utilisation de telles rythmiques dans sa musique finiraient par fonctionner, et n’aboutiraient pas sur une énième fusion infructueuse entre le rap et d’autres genres musicaux, à l’image des tentatives pas toujours convaincantes rap/rock, rap/électro, ou encore rap/raï. Depuis, JUL a ouvert la voie à toute une génération, décomplexée par le succès du marseillais et par l’ouverture majeure dont fait preuve la scène rap depuis quelques années.

Une recette simple mais efficace

Une tendance qui a le vent en poupe, et qui a donc fini par s’imposer auprès des principaux faiseurs de tubes, devenant l’alternative principale aux sonorités afro, elles aussi particulièrement répandues depuis 2015. Gims, Lacrim, PNL, Ninho, Sadek : difficile de trouver un artiste n’ayant pas tenté d’exploiter la vibe latine. Incarnations finales de ce rap aux accents sud-américains, Lartiste ou Lalgerino représentent la quintessence de tout ce qui a été décrit dans les paragraphes au-dessus : clips en Colombie, tracklists en espagnol, refrains enjoués, instruments et rythmiques empruntés à la musique latine… Et la recette fonctionne particulièrement bien, comme en attestent les chiffres monstrueux de ces chanteurs au parti-pris artistique manifeste.

Au-delà des tubes un peu trop évidents balancés chaque mois par les plus gros vendeurs français, la démarche un brin avant-gardiste entreprise par Tortoz il y a quelques années finit par prendre tout son sens aujourd’hui. A la fois plus subtile, en refusant de tomber dans le piège des effroyables tubes radiophoniques, plus assumé artistiquement (avec de vrais morceaux de salsa à l’intérieur), et moins lourdingue sur le plan des références, on sent que le garçon a envie de jouer au maximum avec sa maîtrise de la langue espagnole, et avec ses influences réelles, qui sont potentiellement partie intégrante de son bagage familiale – là où d’autres n’iront fouiller dans la musique cubaine ou andalouse que par pur opportunisme.

https://www.youtube.com/watch?v=qud6KNhkXqI

De Rocca à Lacrim

Historiquement, la langue espagnole et les influences sud-américaines existent dans le rap français depuis les années 90. Sur ce plan, le grand précurseur reste Rocca, fils d’immigrés colombiens débarqués en France au milieu des années 70, qui aura passé la moitié de sa vie à voyager entre Bogota et Paris. De ses premiers textes, dans lesquels l’espagnol transparaît de temps à autre au détour d’une rime, à l’album Bogotá-Paris enregistré en deux versions, française et espagnole, en passant par sa carrière outre-atlantique avec le groupe Tres Coronas, Rocca est indubitablement le rappeur français dont l’identité sud-américaine est à la fois la plus marquée et la plus légitime. Au fait de la violence des grandes villes colombiennes par son vécu et sa propre expérience plutôt que par l’intermédiaire de scénaristes américains, il a su d’une part partager son ressenti au public français, et d’autre part utiliser au mieux ses références atypiques pour alimenter des story-tellings haletants.

Entre la période reculée où Rocca met à l’honneur une culture faisant partie intégrante de son identité et de ses racines, et la tendance actuelle, qui voit chacun tenter sa chance sur la piste des sonorités sud-américaines pour réaliser le tube parfait, le rap français ne s’intéresse que très peu à la question latine. On retient pêle-mêle la percée furtive de la rappeuse B-La, ou l’émergence actuelle de Tres Puntos, eux aussi représentants de la diaspora colombienne, quelques featurings isolés et sans grand impact entre français et hispanophones, et un certain nombre de tentatives plus ou moins réussies pour concilier deux univers qui n’étaient peut-être tout simplement pas encore prêts à se rencontrer. Il suffisait d’un peu de temps et de suffisamment de patience. Con el tiempo, todo se consigue.

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