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Air Jordan 1 : l’histoire de la basket qui n’a jamais été interdite

Air Jordan 1 : l’histoire de la basket qui n’a jamais été interdite

Ou les dessous d’une fable marketing inventée de toutes pièces il y a 36 ans…

Lundi 24 octobre, la paire de baskets portée par Michael Jordan le 1er novembre 1984 lors de son cinquième match professionnel face aux Denver Nuggets a donc été adjugée pour 1,472 million de dollars à l’occasion de la vente aux enchères Icons of Excellence & Haute organisée par la maison Sotheby’s.

Offerte à l’époque par His Airness en personne à l’un des ramasseurs de balles des Nuggets, un certain Tommie Tim III Lewis, elle est désormais la propriété du patron de compagnie d’assurance Nick Fiorella – collectionneur fou, plus tôt cette année, il s’est distinguée en déboursant 4,6 millions de dollars pour acquérir une carte de Luka Doncic, l’arrière des Dallas Mavericks.

Signée par le Christ, cette pointure 46,5 a ainsi fait exploser le précédent record en la matière, quand en août 2020 une paire de Air Jordan 1 avait trouvé preneur pour 615 000 dollars.

[Notez que contrairement à ce que l’on peut lire çà et là, il ne s’agit pas de la paire la plus chère jamais vendue, cet honneur revient au prototype de la Nike Air Yeezy vu aux pieds de Kanye West sur la scène des Grammy Award en 2008 – 1,8 million de billets verts en avril dernier.]

Sauf que cette fois-ci, c’est un modèle beaucoup moins connu du grand public qui a affolé les compteurs : la Air Ship.

Et oui, quand MJ a fait ses grands débuts en NBA, ce fut avec une paire random, portée par d’autres avant lui.

Ironiquement, sans la Air Ship, la Air Jordan 1 ne serait cependant jamais devenue ce qu’elle est devenue : la sneaker qui a changé à jamais le visage du sponsoring et qui 36 ans après sa sortie peut se vanter d’être la plus populaire au monde.

Pour comprendre comment les choses en sont arrivées là, il est nécessaire de reprendre tout depuis le départ.

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L’élu

19 juin 1984. Bien que drafté en troisième position par les Chicago Bulls, Michael Jordan, 21 ans, est unaniment considéré comme le rookie le plus excitant de sa génération.

Champion universitaire avec les Tar Heels de North Carolina dès sa première saison en 1982 (il est l’auteur du panier décisif dans les dernières secondes de la finale), il est ensuite nommé dans le premier cinq majeur du pays l’année suivante, avant d’être récompensé meilleur joueur NCAA lors de sa troisième et dernière année sous le maillot bleu ciel.

Aussi spectaculaire que gracieux balle en main, sa côte grimpe ensuite encore d’un cran durant l’été, quant à l’issue des Jeux olympiques de Los Angeles il termine meilleur marqueur d’une sélection américaine qui a dominé sans partage la compétition en remportant ses rencontres avec en moyenne trente points d’écart.

Objet de tous les regards, son avenir s’annonce brillant au sein d’une NBA qui, sous la gouverne de son tout nouveau grand patron David Stern, s’apprête à embrasser pleinement l’ère du sport business.

Les Jordan qui n’existent que parce que Jordan n’aimait pas Nike

Au nord du pays, à Portland dans l’Oregon, dans les locaux de Nike, l’ambiance est beaucoup moins à la fête.

Allègrement dominée par Reebok sur le marché de la chaussure de sport, la firme traverse une passe compliquée. Ou pour citer son PDG Phil Knight dans la lettre annuelle adressée à ses actionnaires : « Orwell avait raison, 1984 est une année noire. »

À la recherche d’un second souffle, Nike pense trouver son sauveur en la personne de Michael Jeffrey Jordan.

Problème, l’intéressé n’est pas franchement fan de la marque au Swoosh. Adepte des Converse Pro Leathers à North Carolina, en dehors des parquets, il ne jure que par Adidas.

Qu’à cela ne tienne, chez Nike on est prêt à employer les grands moyens pour le signer, l’entreprise allant jusqu’à envoyer des émissaires directement chez ses parents pour qu’ils convainquent leur fils de venir visiter leur campus.

Et quand vient le moment de discuter le bout de gras avec son agent David Falk, Nike dégaine une offre mirifique : 2,5 millions de dollars de rémunération sur cinq ans (le plus gros cachet jamais proposé à un sportif), une collection de produits à son nom sur laquelle il touche un pourcentage, le tout assorti d’une stratégie marketing centrée autour de lui !

Étonnamment, le jeune Mike n’est pas plus chaud que ça, et ce, toujours pour la même raison : il n’aime pas les baskets Nike – il n’aime ni leur design, ni leurs semelles qu’il trouve trop épaisses pour ressentir les bonnes sensations.

Face au mur, Nike se résout à lui fabriquer une chaussure rien qu’à lui, quand bien même il n’a toujours pas participé à la moindre rencontre pro (!).

[Bon attention, Nike n’a pas non plus complètement perdu la boule, prévoyant une clause de retrait dans l’hypothèse où Jordan ne remportait pas le titre de rookie de l’année, n’inscrivait pas au moins 20 points de moyenne, et ne devenait pas All-Star au cours de ses trois premières années.]

Têtu, MJ s’en va demander à Adidas de s’aligner sur cette offre, puis face au refus de la marque aux trois bandes, accepte in extremis le deal le 26 octobre 1984, le jour de l’ouverture de la saison régulière pour les Bulls.

Jordan est alors immédiatement mis en relation avec Peter Moore, le designer chargé de créer la toute première « Air Jordan », le nom trouvé par David Falk pour faire le trait d’union entre le style aérien de son client et la technologie phare de Nike.

A contrario des rares signature shoes existantes comme celles de Julius Erving ou Walt Frazier, Moore exprime immédiatement le souhait d’explorer de nouveaux horizons.

« J’ai commencé à retravailler mes premiers croquis avec en tête de designer une chaussure que le plus grand basketteur du monde pourrait porter sur les terrains, mais qui pourrait aussi être portée en dehors. À l’époque c’était révolutionnaire, personne ne pensait comme ça. »

« L’idée première était de casser le code couleur en vigueur. Comme 99% des chaussures étaient soient noires, soient blanches, nous sommes partis sur un coloris rouge/noir/blanc. Ce n’était pas vraiment un choix, c’étaient les couleurs de Chicago. D’ailleurs quand Mike m’a dit qu’il préférerait le bleu de North Carolina, je lui ai suggéré d’aller en toucher deux mots au propriétaire des Bulls. »

[Pour l’anecdote, quand la version définitive lui sera présentée, MJ s’exclamera auprès de Moore : « Je ne vais pas mettre ça, je vais ressembler à un clown ! »]

En retrait sur tout le processus (à chacun son métier), Jordan insiste néanmoins sur un point : les semelles.

« Les bulles d’air lui faisaient peur. Il s’imaginait qu’elles le coupaient du sol, qu’elles risquaient de lui provoquer une entorse. Il voulait une basket en contact avec le sol. Nous avons donc réduit le plus possible la taille de l’amortisseur. »

Le cahier des charges établi, il ne reste plus qu’à s’atteler à la tâche. Plusieurs semaines vont alors être nécessaires.

Les Jordan avant les Jordan

Durant ce laps de temps, Michael joue ainsi en Air Ship. Sortie quelques mois plus tôt, elle a été désignée par Bruce Kilgore, le père de la Air Force One.

Le numéro 23 porte cependant un modèle customisé : moins haut, il affiche différents lettrages (« Air Jordan », « Nike Air », « Air »…), mais aussi et surtout en lieu et place de la semelle originelle qui était celle de la Air Force One, la semelle qui va être incorporée à la Air Jordan 1 !

[Nike n’ayant envoyé qu’une poignée d’exemplaires à MJ, la spécificité du modèle combinée à sa rareté explique en grande partie la flambée des prix actuelle.]

Sorte de basket test, la Air Ship est ainsi vue aux pieds de Michael pendant une dizaine de matchs, avant que, sans que l’on sache avec précision le lieu et la date, fin novembre la Air Jordan 1 la remplace enfin.

Toujours est-il que la Air Ship refait l’actualité quelques mois plus tard, quand, le 25 février 1985, le vice-président de Nike Rob Strasser reçoit un courrier officiel de la NBA dans lequel est stipulé, d’une part, que les baskets rouges et noires portées par MJ aux alentours du 18 octobre 1984 enfreignaient les règles de conformité des uniformes (elles se devaient d’être à 51% blanches et ne devaient pas se distinguer de celles de ses coéquipiers), et de l’autre, qu’en cas de récidive, il risque 5 000 dollars d’amende par match.

De là, naît le mythe qui perdure aujourd’hui encore voulant que Nike se soit acquitté de ladite amende autant de fois que nécessaire afin de s’assurer une couverture médiatique à moindre frais.

La puissance du storytelling

Avant-gardistes par leur look, les Air Jordan le sont aussi par leur marketing.

Ou pour citer à nouveau Peter Moore : « Rob Strasser et David Falk s’étaient mis d’accord pour mettre Michael en avant en tant qu’individu, ce qui n’était absolument pas chose courante pour les sports collectifs. »

« Cela paraît tellement évident avec le recul, mais ça allait à l’encontre de toutes les règles de l’industrie. Personne n’avait jamais lancé autour d’un joueur une ligne de vêtements et des chaussures inspirés de son style. »

Du coup lorsque la mise en demeure de la NBA atterrit sur les bureaux de Nike quelques semaines avant la première vague de commercialisation de la Air Jordan 1, l’occasion est trop belle de ne pas enfoncer encore un peu plus le clou.

Nike dégaine la publicité culte ci-dessous qui capitalise sur le côté fruit défendu de la paire (les Air Jordan 1 sont illégales, les Air Jordan 1 menacent l’ordre établi), avec cette voix-off rentrée depuis dans les annales.

« Le 15 octobre, Nike a créé une nouvelle basket révolutionnaire. Le 18 octobre, la NBA l’a interdite. Heureusement, la NBA ne peut pas vous empêcher de les porter. »

Qu’importe si à la date mentionnée MJ ne s’était pas engagé chez Nike. Qu’importe si le match en question est un match de pré saison où il arborait des Air Ship (face aux New-York Knicks). Qu’importe si par la suite il s’est tenu aux coloris White/Red et White/Natural.

Qu’importe si la seule et unique fois où il a été vu été vu avec des Bred (« black & red ») ce fut lors du concours de dunks du All-Star game le 10 février 1985 (15 jours avant la lettre), là où les règles en matière de tenues sont assouplies.

Qu’importe si Jordan en personne soutient le plus candidement du monde cette version dans les médias (ici chez David Letterman).

Initialement, Nike espérait écouler 100 000 paires de Air Jordan 1 sur l’année 1985.

Sauf qu’entre les performances stratosphériques de l’arrière des Bulls (28,2 points de moyenne, des dunks dans tous les sens, une sélection d’entrée au All-Star game…) et l’habileté de Nike (voir également le spot Man was not meant to fly), la hype prend au-delà de toute espérance.

Proposées à 65 dollars en magasins, il s’en est vendu près de 4 millions entre mars et décembre !

Sans plus attendre, Nike décide alors d’étendre la gamme avec des tailles enfant et bébé, puis, quand vient le restockage, décline treize coloris différents (Banned, Chicago, Royal, Black Toe, Shadow, Carolina Blue, Black & White, Blue & White, Metallic Red, Metallic Purple, Metallic Blue, Metallic Green et Natural Grey).

Pas encore roi de la stratégie de la rareté qui fera sa gloire dans les années 90/2000, la marque rate toutefois le coche : à trop inonder le marché, chose impensable aujourd’hui, les Air Jordan 1 se retrouvent soldées, leur prix tombant parfois jusqu’à 20 dollars !

[L’un dans l’autre, ceci explique pourquoi quatre décennies plus tard les modèles d’origine sont relativement « faciles » à trouver.]

Concurrencées les saisons suivantes par les arrivées de la Air Jordan 2 et surtout de la Air Jordan 3, elles terminent leur vie dans l’indifférence générale.

Le temps des rétros

À l’exception de l’épisode AJ KO en 1986 (une Air Jordan mystérieuse qui copie/colle en moins cher les AJ1 et sur laquelle il n’existe quasiment aucune information) et d’une première version Low, la production est mise en sommeil.

Il faut patienter jusqu’au succès rencontré en 1992 par la ressortie de la Air Max 1 pour que Nike se convainque d’en faire de même pour le dixième anniversaire de la paire en 1994.

De retour dans le commerce en coloris Bred et Chicago, la Air Jordan 1 ne provoque toutefois pas l’hystérie des foules.

Entre la retraite de His Airness, la concomitance de la Air Jordan 10, le prix de la paire revu à la hausse (80 dollars), une technologie jugée vieillotte, et plus globalement le scepticisme du public quant à la simple idée de repasser les plats, elle connaît une nouvelle fois les affres des bacs à solde.

Pas échaudée pour autant, la Jordan Brand (la filiale de Nike fondée en 1997 qui gère désormais les produits siglés Jordan) réitère quelques années plus tard l’expérience avec les rétros d’autres modèles de la gamme (des 4 en 1999, des 5, des 6, des 11 en 2000…), avant de célébrer en 2001 le retour de Mike chez les Washington Wizzards avec une dizaine de AJ1 sur deux saisons.

Si les retombées sont cette fois meilleures, le vrai tournant se situe en 2007 avec la sortie du pack Old Love, New Love qui couple le coloris historique Black Toe avec un inédit noir et jaune.

Tandis que depuis 1984, très peu de nouveaux coloris ont été recensés, cette pointe d’audace séduit. Ruptures de stock, reventes à la sauvette… le marketing de la nostalgie séduit cette fois pour de bon les foules.

À compter de cette date, c’est une toute nouvelle ère qui s’ouvre pour la Air Jordan 1.

C’est l’ère de l’internet, du resale, de la spéculation, des unboxings, des collab’, des communautés de collectionneurs… c’est cette ère où les baskets deviennent bien plus que des baskets aux yeux des consommateurs, et, où la Jordan Brand fait de son mieux pour étancher leur soif (en 2019, ce sont par exemple pas moins de 80 modèles différents qui ont été commercialisés).

Oh et sinon, histoire de boucler la boucle, en 2014, 30 ans après les faits, la Jordan Brand/Nike a enfin admis que Michael a effectivement un jour porté autre chose que des Air Jordan en tweetant une photo des Air Ship à ses pieds.

Légende : « Un petit pas pour MJ. Un pas de géant pour le game. »

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Sources : Sole Collector, Complex, Slam, Grailed

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