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« Voodoo » de D’Angelo, l’église de la religion soul

« Voodoo » de D’Angelo, l’église de la religion soul

Et si le plus grand album du 21ème siècle était sorti le 25 janvier 2000 ?

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« Après Brown Sugar, D’Angelo aurait pu enchaîner directement avec une suite lambda de Brown Sugar. Il aurait pu battre le fer quand il était encore chaud et multiplier ses ventes par deux. Il aurait pu sortir un album qui sonne exactement comme Brown Sugar, réutiliser les mêmes formules, sampler des morceaux que tout le monde connaît. Le public aurait suivi sans même y réfléchir… sans même avoir besoin d’évoluer. Il n’aurait pas eu besoin de ‘faire l’effort’. »

Ça, c’est ce qu’écrit le poète Saul Williams à propos de Voodoo, le second album de D’Angelo, dans une longue note insérée dans le livret.

Porté aux nus pour son premier essai Brown Sugar qui en 1995 alliait subtilement tradition et modernité de la musique noire américaine (de la soul des années 70 au hip hop des années 90, pour aller vite), Michael Archer alias D’Angelo n’a en effet pas choisi le chemin de la facilité pour revenir aux affaires.

Lorsqu’en 1997, il part s’enfermer dans les très vintage studios Electric Lady de Greenwich (là où Jimi Hendrix, les Rolling Stones et Stevie Wonder ont enregistré parmi leurs plus grands chefs-d’œuvre), il ne le sait pas encore, mais il n’en ressortira que trois ans plus tard.

En quête de sonorités nouvelles, il s’est entouré de ceux que l’on n’appelle pas encore les Soulquarians, une dream team de musiciens tous unis par leur amour immodéré de la soul – le batteur Questlove des Roots, le beatmaker J. Dilla, le claviériste James Poyser, Common, Erykah Badu, le bassiste Pino Palladino, le trompettiste Roy Hargrove…

Voodoo naît ainsi de leurs interminables sessions d’improvisation, bien souvent démarrées tard le soir autour d’un classique de James Brown, Prince ou Sly Stone, avant de donner corps à un morceau inédit.

Aux confins du live et de l’expérimentation, Voodoo peut ainsi se confondre pour les oreilles les plus paresseuses avec une collection de pistes un peu trop abstraites, tirant un peu trop en longueur (aucune ne dure moins de 4 minutes 30, plus de la moitié durent plus de 6 minutes) et ne menant nulle part.

Sauf que non. Pas du tout. C’est même exactement l’inverse.

Voodoo est un disque éminemment personnel. Non pas que D’Angelo s’y dévoile avec l’impudeur d’un rappeur élevé à la télé-réalité, mais Voodoo n’est pas un disque qui s’écoute dans une pièce remplie de monde, ni même un disque qui se réécoute sans y penser.

Voodoo c’est de la musique qui avance à son rythme, et dont la valeur tient en grande partie au lien que vous tissez avec elle.

1. Playa Playa

Après une quinzaine de secondes de fond sonore aux relents mystiques, les différentes couches de l’instrumentale commencent à s’assembler par touches pendant une bonne minute (un riff de trois notes qui monte en puissance, des claquements de doigts, le bruit inversé de cymbales…), tant et si bien qu’avant même que la voix de matou de D’Angelo ne se fasse entendre pour lier le tout, l’atmosphère est posée.

Aussi lancinant qu’organique, Playa Playa annonce en grande partie la suite.

Oh, et pour ce qui est de ce léger décalage entre les instruments et le beat qui donne un côté beaucoup plus humain qu’une ligne de batterie programmée sur console, l’effet emprunte au regretté J.Dilla.

Bien que non crédité, ce dernier a en coulisses énormément contribué à Voodoo.

2. Devil’s Pie

Une production DJ Premier qu’accompagne un grondement de basse particulièrement addictif sur lequel le maître des lieux murmure plus qu’il ne chante les excès et compromissions du rap.

[Une diatribe tristement prémonitoire lorsque l’on sait le tournant que sa vie va ensuite prendre.]

Et tant pis si le texte se fait difficilement compréhensible. Absolument pas reconnu comme un parolier d’exception, au-delà des mots, D’Angelo met le paquet sur l’émotion que dégage son interprétation.

3. Left & Right (Feat Method Man & Redman)

Mélange de rap et de rnb toujours, D’Angelo continue de jouer la carte de la retenue. Sa voix se fait planante, presque fantomatique, en complet contraste avec l’énergie de ses guests alors au sommet de leur art (mais quelle entrée de Redman !).

Trop souvent étiqueté neo soul, Voodoo ne comporte pourtant que deux morceaux répondant stricto sensu aux canons du genre (Devil’s Pie et Left & Right). La suite de l’album va d’ailleurs se faire plus diverse, embrassant tous les styles de « black music » qui l’ont précédé.

4. The Line

Ce qu’il y a d’incroyable dans la voix de D’Angelo, au-delà de la singularité de sa texture et de ses placements, c’est son mélange de force et de fragilité. Comme si malgré son assurance de façade, il évoluait constamment sur un fil.

Morceau sur la tentation de mettre fin à ses jours, The Line en est l’illustration parfaite.

Tout cela bien sûr sans oublier cette production parfaitement millimétrée qui fait entendre un bourdonnement à peine perceptible à la première écoute qui donne ce côté torturé à l’ensemble.

5. Send It On

La toute première chanson enregistrée pour Voodoo.

Devenu père d’un petit garçon peu après Brown Sugar, D’Angelo lui dédie cette ode écrite avec sa mère et compagne d’alors, Angie Stone.

Langoureux à souhait (merci le sample de Sea of Tranquility des Kool & the Gang, merci le multitracking, cette technique de studio popularisée par Marvin Gaye et Al Green qui superpose deux prises de voix en léger décalage), Send It On est l’un des morceaux les plus « conventionnel » de l’album.

Nonobstant, l’un des préférés de beaucoup.

6. Chicken Grease

Né d’un bœuf autour de Mother’s Son de Curtis Mayfield, ce funk minimaliste ne s’en révèle pas moins extrêmement fiévreux, pour ne pas dire contagieux.

Porté par le groove, D’Angelo se laisse (quasiment) aller à rapper.

Qui a dit que tous les morceaux de Voodoo se ressemblaient ?

Trivia : l’expression « chicken grease » renvoie à une expression utilisée par Prince lorsqu’il souhaitait que son guitariste joue un accord de neuvième mineur sur un rythme en double croche.

7. One Mo’ Gin

Le genre de morceau qui s’il avait été joué deux fois plus vite aurait allègrement tourné en radio.

S’eut été dommage, tout l’intérêt de ces six minutes velouteuses dédiées à une relation passée tenant justement au côté contemplatif de l’exercice.

Bon après, libre à chacun de préférer le rnb mièvre et sirupeux qui squattait les hauteurs des charts à la même époque…

8. The Root

Inspiré par la guitare de Jimi Hendrix, The Root ne donne toutefois pas dans le gros riff qui tâche. Les notes se font discrètes, presque complice de D’Angelo.

La donne change néanmoins dans le dernier tiers : vocaux et instruments se livrent une bataille larvée pour prendre contrôle du morceau.

À réécouter autant de fois que nécessaire pour saisir toutes les nuances de ce crescendo.

9. Spanish Joint

Nouveau changement d’humeur : les cuivres de Roy Hargrove (paix à son âme) prennent ici la relève pour frayer habilement avec les sonorités endiablées d’Amérique du Sud.

Impossible évidemment de ne pas penser à l’album Sketches from Spain de Miles Davis. Impossible également de ne pas se dire que quel que soit l’angle abordé, Voodoo se fait le prolongement d’un glorieux passé.

10. Feel Like Makin’ Love

Habitué des covers (Cruisin de Smokey Robinson, Your Precious Love de Marvin Gaye et Tammiu Terrell, She’s Always In Your Hair de Prince…), D’Angelo reprend le standard de Roberta Flack enregistré en 1974.

La basse y est plus lourde, l’interprétation plus féline, le rendu plus charnel… Pas dit qu’il parle du même « love »

Un son en tête des playlists pour « flâner dans le parc » et « voir le printemps laisser place à l’été ».

11. Greatdayndamornin’/Booty

Petit moment d’accalmie calé entre deux mastodontes de la tracklist, cette onzième piste découpée en deux parties réussit à assurer une transition en douceur sans pour autant passer inaperçue.

Agréable juste ce qu’il faut

12. Untitled (How Does It Feel)

Le titre qui grâce à son clip a permis à Voodoo de décrocher une certification platine (D’Angelo y est vu se mordiller les lèvres en tenue d’Adam, vraisemblablement en train de se faire s****), mais pas que.

Pensé comme une variation des slow jams du Prince des années 80, How Does It Feel est un petit bijou de tension sexuelle. Sept minutes d’intimité où chaque seconde participe à faire grimper la température, jusqu’à ce final tout en rugissements responsable à lui seul d’un mini baby-boom.

Pas besoin d’intellectualiser plus que ça.

13. Africa

Une ultime piste dédiée à la Terre-Mère, à Dieu et à la création.

La préférée de Questlove, et pour cause : « Africa vous procure la même sensation que Higher sur Brown Sugar. C’est une chanson qui tue, mais que vous appréhendez, car vous savez que ce sera la dernière avant un long moment. »

À sa décharge, il faudra en effet attendre 14 ans, 10 mois et 20 jours pour que Michael Archer donne un successeur à Voodoo

« Voodoo », un disque précieux

S’il est un argument pour justifier le culte qui entoure Voodoo depuis bientôt un quart de siècle, au-delà de la maestria avec laquelle il amalgame ses influences, au-delà du fait que chaque réécoute apporte son lot de découvertes (dans l’orchestration, dans les arrangements, dans les superpositions…), c’est son côté résolument envoûtant.

Voodoo, c’est de la musique vers laquelle on finit toujours par revenir.

Voodoo, c’est d’ailleurs plus que de la musique, c’est de l’incantation.

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