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Mais de quoi parle Nas dans « Illmatic » ?

Mais de quoi parle Nas dans « Illmatic » ?

« T’as la ref’ ? » c’est la série qui revient sur les références disséminées au sein des plus grands albums de rap. Des plus évidentes au plus surprenantes, des plus saugrenues aux plus pointues. Bref, si vous n’avez pas la ref’, vous allez l’avoir…

Candidat au titre de meilleur album rap de tous les temps, Illmatic de Nas doit en bonne partie ce statut à ses textes. Ancrés dans la dure réalité des années 90, ils n’en sont pas moins imprégnés de la nostalgie du maître des lieux pour les années 80.

Jonction entre le Nas jeune adolescent et le Nas sur le point de devenir adulte, Illmatic vogue ainsi constamment entre ces deux décennies, pour ne pas dire ces deux univers, tant le contraste peut parfois être saisissant.

Retour sur ce glorieux passé à coups de marques, de films et d’argot gravés à jamais dans les esprits.

Le Howard Hanger Trio

La ref’ ? : La cover

Bien que Nas n’ait jamais officiellement confirmé l’information, la pochette d’Illmatic imite très probablement celle de A Child Is Born, un album de jazz du Howard Hanger Trio. Sorti en 1974, il mélange compositions originales et reprises de Simon and Garfunkel et des Beatles.

Reconnaissable au premier coup d’œil, cette cover est au même titre que l’album certifiée classique, ne serait-ce parce que coller sa tête de bambin sur une pochette est devenu un passage quasi obligé pour tout rappeur qui se respecte (Lil Wayne sur Carter III, Kendrick Lamar sur good kid m.A.A.d. city, Drake sur Nothing Was The Same, Da Baby sur Kirk, Lil Baby sur Too Hard…).

Dans Slate, Bastien Stisi, fondateur du site Neoprisme spécialisé dans la critique et l’analyse des pochettes d’album, explique que « cette pratique peut vouloir dire deux choses : la volonté de confronter son identité d’enfant à sa volonté d’adulte, mais aussi le désir de souligner l’aspect autobiographique des textes dans l’album ».

Son père Olu Dura

La ref’ ? : Les notes de musique qui concluent Life’s a Bitch

Si vous vous demandez comment le jeune Nasir Jones a bien pu tomber sur l’obscur album du Howard Hanger Trio, le fait que son paternel soit un trompettiste un cornettiste de renom n’y est sûrement pas étranger.

[Le cornet à pistons est un instrument de musique à vent de la famille des cuivres au son plus doux et moins aigu que celui de la trompette.]

Fait peu connu, il signe ici l’outro de Life’s a Bitch.

« J’avais mon cornet avec moi, et Nasir me demande si je peux jouer un peu à la fin. Son petit frère Jabari (surnommé Jungle NDLR) était là aussi. Il y avait du Hennessy, du champagne et tout. »

Les Jones père et fils se retrouveront à plusieurs reprises, que ce soit en 1998 sur Jungle Jay, en 2002 sur Dance dédié à Anne Jones (mère de Nas et compagne de Olu) décédée plus tôt d’un cancer de la poitrine, ou en 2004 pour le duo Bridging the Gap où chacun évoque le parcours de l’autre.

En 2002, Nas a également enregistré le morceau Poppa was a playa dans lequel il raconte « sa vie de rolling stone » (absence, tromperies…), tout en le remerciant d’avoir été là pour lui.

Son meilleur ami Ill Will

La ref’ ? : Le titre de l’album

Illmatic est à la fois un néologisme (« ill », « malade, dingue » en argot) et un hommage à son ancien voisin de palier et DJ, Willie ‘Ill Will’ Graham (à gauche sur la photo).

Du temps où Nas se faisait surnommer Kid Wave, ils étaient inséparables.

Le 23 mai 1992, tout s’arrête quand Ill Will échange quelques mots avec une fille qui passe devant lui. Le ton monte, et cette dernière appelle ses potes qui sortent direct leurs calibres.

Assis sur son vélo, Graham, 20 ans, est touché de plein fouet, tandis que Jungle, avec qui il discutait, se prend une balle dans la jambe.

Très affecté par sa disparition, en 1999, Nas baptise son label lll Will Records et honore régulièrement sa mémoire sur les réseaux.

Wild Style

La ref’ ? : Le sample qui ouvre Illmatic

Sorti en 1983, le premier film « hip hop » (Beat Street et Breakin’ arriveront en salles l’année d’après).

L’histoire de Zoro, un jeune graffeur portoricain (interprété par le graffeur Lee Quiñones) quoi vogue dans un New-York en train d’accoucher d’une révolution culturelle.

Plus proche du documentaire que de la fiction, Wild Style a tellement marqué Nas qu’il a rapporté sa propre cassette du film en studio pour demander à l’ingénieur son d’échantillonner la bande originale.

Dans le même genre, notez que les scènes live du clip de It Ain’t Hard to Tell ont été tournées là où a été tourné Wild Style.

Les Phillies Blunts

La ref’ ? : Évoqués un titre sur deux (The Genesis, Halftime, One Love, One Time 4 Your Mind…)

Une marque de cigares vendue à bas prix dans toutes les épiceries de quartier.

Là où traditionnellement sur la côte ouest la weed se fume dans des feuilles à rouler, sur la côte est le procédé est tout autre : il s’agit de trouver le cigare le moins cher possible, de délicatement l’éventrer afin de le vider complément de son tabac, puis de le remplir exclusivement d’herbe verte ou de réutiliser sa feuille, c’est selon – voir ce tuto dans Kids de Larry Clark.

La technique serait apparemment née au 19ème siècle dans les Caraïbes sans que l’on ne sache vraiment pourquoi.

Proposés au risque de faire hurler les puristes dans une infinité d’arômes (chocolat, cognac, mangue, tequila…), les « Phillies » sont concurrencés sur ce marché officieux par d’autres marques comme Dutch Masters ou White Owls (les préférés du Wu-Tang Clan).

Les divinités Hypnos et Thanatos

La ref’ ? : « I never sleep, ’cause sleep is the cousin of death » sur N.Y. State Of Mind

L’une des punchlines les plus légendaires du rap, et pas seulement parce que dans la ville qui ne dort jamais, il vaut mieux garder l’œil ouvert.

D’inspiration africaine dixit Nas, elle renvoie à l’éternelle association entre le sommeil et la mort.

Cadavres et dormeurs présentent en effet d’étonnantes similitudes, qu’elles soient physiques (même position allongée, mêmes yeux fermés), physiologiques (même baisse de la température corporelle) ou psychiques (même apparente décontraction, même détachement de l’âme), sans oublier toutes ces épitaphes qui louent le repos que procure l’au-delà.

Dans la mythologie grecque, ces deux figures sont personnifiées par Hypnos, le dieu du Sommeil, et son frère jumeau Thanatos, le dieu de la Mort.

Fils de Nyx, la Nuit, ils sont en sus liés dès la naissance. Comme si la mort et le sommeil faisaient écho au côté doux et accueillant de l’état prénatal, comme si la mort n’était qu’une nuit sans rêves, comme si au fond le sommeil était notre berceau et notre tombeau.

Les présidents morts

La ref’ ? : « I’m out for dead presidents to represent me » sur The World Is Yours

Une expression qui renvoie aux billets de banque, la plupart prenant pour effigie « une gueule de bouffon » le visage d’un ancien président des États-Unis : George Washington apparaît sur les billets de 1 dollar, Thomas Jefferson sur les billets de 2 dollars, Andrew Jackson sur les billets de 20 dollars et Ulysses S. Grant sur les billets de 50 dollars – et non, ni Benjamin Franklin, en photo sur les biftons de 100 dollars, ni Alexander Hamilton, en photo sur ceux de 10 dollars, n’ont jamais été élus à la fonction suprême.

Ainsi, quand sur The Genesis, AZ demande à Nas de lui ramener « les Jackson » et « les Grant » (« Ayo, put the Jacksons and the Grants over there! »), il faut comprendre que ça va gambler sévère.

Esco n’est cependant pas l’inventeur de cet argot. Le mérite en revient à Rakim qui le premier l’a immortalisé sur disque en 1987 sur Paid in Full après l’avoir entendu enfant dans la bouche de son oncle.

Notez que deux ans après Illmatic, Jay Z a samplé la ligne au refrain de son morceau Dead President II, et ce, sans demander la moindre autorisation à Nas… tout vexé qu’il était que ce dernier ne soit pas venu rapper avec lui comme il le lui aurait promis.

Débuta alors l’un des plus grands clashs de l’histoire de la culture.

Les bottes Timberlands

La ref’ ? : « Suede Timbs on my feets makes my cipher complete » sur The World Is Yours

La paire préférée des dealeurs de crack de la côte Est souhaitant garder leurs pieds au chaud en bas des blocs.

Popularisées dans le rap par le Boot Camp Clik, les Timb’ s’imposent dans les années 90 comme un incontournable du vestiaire urbain.

Tellement incontournables, que Nas clame via une figure de style empruntée aux Five Percenters (le « cipher » renvoie aux 360 degrés du chiffre zéro) que sa garde-robe ne peut être complète sans elles.

La ligne sera plus tard reprise par quantité de emcees (Mac Miller, Troy Ave…), dont Jay Z en 2003, alors même que la hache de guerre n’était toujours pas enterrée avec Nasty – « S. Dots on my feet make my cipher complete » sur What More Can I Say.

Le pistolet semi-automatique TEC-9

La ref’ ? : « Be havin’ dreams that I’m a gangsta, drinkin’ Moëts, holdin’ TEC’s » sur N.Y. State Of Mind » et « Pulling a TEC out the dresser » sur Represent

Créé en 1985 par la firme suédoise Intratec, il est rendu célèbre grâce à toute une série de films musclés (RoboCop, Le Flic de Beverly Hills II, Chute Libre…), avant d’être utilisé dans certaines des tueries de masse les plus meurtrières des années 90, comme celle de Columbine.

Interdit à la production en 1994, il continue toutefois d’être commercialisé, tandis que de nouvelles variantes font leur apparition sous des noms différents.

Bien que Nas aime abondamment le citer dans ses textes, à en croire Jay Z sur Takeover en 2001, il n’en avait jamais vu un de près avant qu’il lui en montre un (« I showed you your first TEC on tour with Large Professor »).

Info ou intox ? Quand en 2014, son frangin Jungle a fait visiter leur ancien appartement du Queensbridge Projects, l’un des murs présentait un impact de 9mm, supposément causé par Nas qui à l’époque avait tiré un coup de feu par inadvertance en manipulant un TEC-9.

Scarface

La ref’ ? : The World Is Yours

Non content de reprendre le slogan de la Pan American Airways au titre et au refrain de la quatrième piste de l’album, pour le clip, Nas a carrément dupliqué la fameuse scène où Tony prend un bain au milieu de son salon.

Archi fan du personnage (la première partie de sa discographie le référence à n’en plus finir), dans le documentaire de 2003 Scarface: Origins of a Hip Hop Classic, il soutient que son meilleur ami Manny méritait de mourir pour avoir couché avec sa sœur Gina.

Marcus Garvey

La ref’ ? : « Word to Marcus Garvey, I hardly sparked it » dans Halftime

Figure emblématique de la cause noire, il est le précurseur du panafricanisme, ce mouvement politique et intellectuel qui considère qu’Africains et personnes d’ascendance africaine forment un peuple homogène.

Né en 1887 en Jamaïque, il ne croyait ni à l’intégration des Noirs dans les sociétés occidentales, ni au métissage.

Émigré aux États-Unis, il se fait le chantre de l’émancipation économique et fonde notamment en 1919 la Black Star Line, une compagnie maritime dont le but est de rapatrier les afro-descendants au Liberia, ce pays d’Afrique de l’Ouest colonisé en 1821 pour accueillir les esclaves américains libérés.

L’expérience tourne cependant court lorsqu’en 1925 il se retrouve condamné à cinq ans de prison pour avoir escroqué ses actionnaires. Craignant d’en faire un martyre, le gouvernement l’expulse deux ans plus tard.

Marcus Garvey retourne alors en Jamaïque (les rastafaris le voient comme un de leur prophète), puis s’exile à Londres où il décède en 1940.

Mister Magic

La ref’ ? : « I got to have it, I miss Mr. Magic » dans Halftime

L’homme qui a inventé le rap à la radio, celui-là même que Notorious BIG dédicace avec sa fameuse ligne « Every Saturday, Rap Attack, Mr. Magic, Marley Marl » sur Juicy.

DJ dans les années 70, Mr. Magic anime de 1979 à 1982 la toute première émission 100% rap sur une station radio newyorkaise, Disco Showcase sur WHBI.

En 1981, le programme devient Rap Attack, avant de migrer sur WBLS-FM en juillet 1982 où il popularise sa célèbre accroche « WBLS FM, 107.5 – Good evening to ya SUPER listeners! ».

Rap Attack s’arrête en 1989, en laissant plus d’un auditeur orphelin.

Figure historique du mouvement, Mr. Magic nous a quittés en 2009 à 53 ans.

Spike Lee

La ref’ ? : « Me voir dans la rue sans herbe, c’est comme voir Malcolm X attraper la jungle fever » dans Halftime

Cinéaste afro-américain le plus en vue des années 90, il réalise au début de la décennie deux de ses films phares : Malcom X en 1991, une biographie élogieuse du controversé du leader de la Nation of Islam avec Denzel Washington dans le rôle-titre, puis, Jungle Fever en 1992, qui dépeint la relation d’un couple mixte interprété par Annabella Sciorra et Wesley Snipes.

L’expression « jungle fever » désigne l’attirance d’un homme ou d’une femme pour une personne qui a une couleur de peau différente de la sienne.

Malcom X n’étant pas Vincent Cassel, Nas veut ainsi dire par là que les chances sont infimes qu’il sorte de chez lui sans avoir de quoi s’en rouler un petit.

Les Guerres du Pont

La ref’ ? : « Before the BDP conflict with MC Shan » sur Represent

1985. MC Shan du Juice Crew a l’outrecuidance de sous-entendre sur The Bridge que le hip hop serait né à Queensbridge. Fier représentant du Bronx, KRS-One prend la mouche et lui rétorque que la toute première fois que Kool Herc a rappé devant un public, le 11 août 1973, c’était lors d’une soirée au 1520 Sedgwick Avenue, dans le « BX ».

S’ensuivent deux ans durant des piques de part et d’autre (la « Bridge Wars »), avant que Boogie Down Productions, le groupe de KRS-One, ne mette fin au débat avec le bien nommé Bridge Is Over.

Adolescent au moment des faits, Nas a comme tous ses potes de quartier assez mal vécu de perdre ce clash. D’où le morceau Represent qui vise à laver l’honneur de QB.

« Le clash avec BDP nous avait pas mal fait douter. Il était donc question pour moi d’assurer un max, de représenter jusqu’à la mort. »

Les plus gros dealeurs de New York

La ref’ ? : Howard ‘Pappy’ Mason sur The World is Yours, Alberto ‘Alpo’ Martinez, Lorenzo ‘Fat Cat’ Nichols et la Supreme Team sur Memory Lane

Bien avant 50 Cent en 2002 sur Ghetto Qu’ran, Nas popularisa le premier le fait de citer des vrais noms de gangsters dans ses textes.

Reagan era oblige, dans les années 80, les fortunes dans l’illégal se font colossales en un temps record, ce qui ne va pas sans le fasciner – et qui, à la revoyure, annonce largement son tournant « commercial » à venir.

L’équipe alors la plus en vogue est sans nul doute celle menée par Kenneth ‘Supreme’ McGriff et son neveu Gerald ‘Prince’ Miller qui, au sommet de sa gloire, amassait jusqu’à 200 000 dollars par jour.

Référencée depuis à profusion (Biggie, Ja Rule, Nas, Noreaga, Ice Cube, les Lost Boyz, Pharoahe Monch, le Wu-Tang, Mobb Deep…), la Supreme Team a fait cet été l’objet d’un documentaire en trois parties co-réalisé… par Nas en personne !

Autre kingpin rentrée dans la légende : Pappy Mason qu’il mentionnera tout au long de sa carrière (Get Down en 2002, Just A Moment en 2004…). Écroué en 1988 pour port d’arme illégal, il orchestre depuis sa cellule le meurtre d’un policier. La justice le rattrape cependant et le condamne à la perpétuité quelques semaines après la sortie d’Illmatic.

Sa mère, Claudia Mason, a quant à elle écopé de dix ans en 1990 pour avoir repris en sous-mains son réseau.

Le cas Alpo Martinez (photo ci-dessus) est lui plus clivant. Flambeur invétéré du temps de sa splendeur, il tombe en 1993 pour trafic et tentative meurtre. Il évite la peine capitale en avouant le meurtre de son ami Rich Porter, puis en balançant certains de ses anciens partenaires.

Libéré en 2015, il rejoint aussitôt le programme de protection de témoins. Se pensant en sécurité, en 2021, il tente une excursion dans son Harlem natal. Quelques instants plus tard, il se fait descendre de trois balles dans le corps.

Sa biographie a inspiré le film Paid In Full sorti en 2002.

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À LIRE AUSSI : « ILLMATIC », CHRONIQUE DU MEILLEUR ALBUM RAP DE TOUS LES TEMPS

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