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La petite histoire de Jean-Michel Basquiat et du rap

La petite histoire de Jean-Michel Basquiat et du rap

Le peintre le plus coté du game, c’est lui. Trente ans après son décès tragique par overdose à l’âge de 27 ans, le succès de ce sans-abris devenu millionnaire ne se dément pas. Et ce particulièrement auprès des rappeurs qui en ont les moyens…

En 2013, Jay Z a dépensé près de 5 millions de dollars pour acquérir l’une de ses toiles. Swizz Beatz et Rick Ross se sont faits tatouer son visage sur le corps. The Weeknd a longtemps copié sa coupe de cheveux. Kanye West a de nombreuse fois clamé s’inspirer de sa méthode de travail pour composer. Iggy Azalea, A$AP Rocky et même Booba ont repris l’un de ses clichés les plus iconiques lors de leurs campagnes promo.

Depuis le début des années 2000, on retrouve son nom mentionné à plus de 200 reprises dans les lyrics des plus grands emcees de la scène US (Nas, J. Cole, Wiz Khalifa, Nipsey Hu$$le…).

Si la notoriété de Jean-Michel Basquiat ne se limite bien évidemment pas au rap, l’aura dont il bénéficie dans ce milieu pourtant pas réputé des plus ouverts à l’art contemporain ne va pas sans provoquer un certain étonnement.

Et pourtant, à regarder de plus près son œuvre et sa biographie, la connexion parait tout ce qu’il y a de plus naturelle tant « bass-kee-a » a su avant tout le monde épouser l’ADN de cette culture.

Né en 1960 à Brooklyn d’une mère portoricaine et d’un père haïtien, Jean-Michel Basquiat grandit avec ses deux sœurs dans une famille de la moyenne bourgeoisie où les livres et les visites au musée sont monnaie courante.

Enfant précoce (il sait lire et écrire dès l’âge de 4 ans), il développe très tôt une passion dévorante pour l’art ainsi qu’une personnalité atypique qui le conduit à traîner avec les laissés-pour-compte, à être « l’ami des sans-amis ».

Si tout se passe pour le mieux jusqu’à l’adolescence, sa vie prend ensuite une autre direction lorsque ses parents divorcent. Changements d’écoles, déménagement incessants, découverte de l’acide… Jean-Michel finit par quitter coup sur coup son école puis le foyer paternel.

Nous sommes en 1976, il a alors 16 ans et pas un sou en poche.

Le pouvoir des mots

Jean-Michel Basquiat prend la décision de migrer du côté de Manhattan, là où le cœur artistique de la ville bat son plein. Sans abris, il vit d’expédients, squatte les apparts et les soirées branchouilles, puis commence à rêver les yeux grands ouverts de célébrité.

« À 17 ans, je me suis dit que je pourrais peut-être devenir une star. Je pensais à mes héros, à Charlie Parker, à Jimi Hendrix… J’avais une vision empreinte de romantisme sur la façon dont ils étaient devenus connus. »

C’est là qu’il rencontre Al Diaz avec qui il s’initie au graffiti. Sous l’acronyme SAMO (« Same Old Shit »), trois ans durant les deux hommes recouvrent les murs de la Grosse Pomme d’aphorismes qui piquent la curiosité des passants tant par leur côté poétique que politique (« My Mouth / There Fore An Error » ; « Makes The Scene » ; « As An Escape / Clause… / Think » ; « SAMO© ? It’s a Movie ! »…).

[Basquiat conservera d’ailleurs de ses années tag ce goût de l’urgence, lui qui par la suite ne s’aidera jamais du moindre dessin préparatoire pour peindre et privilégiera des techniques peu chères et rapides comme les crayons gras ou les papiers collés.]

À la fois lointains héritiers des dazibaos chinois et inspirateurs d’un Banksy, SAMO permet à Basquiat de décrocher son ticket d’entrée pour le petit monde de l’underground.

À partir de là, sa trajectoire sera fulgurante.

« L’enfant radieux »

Si en plus du graffiti, Basquiat taquine le pinceau, c’est seulement à partir de 1981 qu’il se met sérieusement à peindre sur toile lorsqu’il tourne Downtown 81 d’Edo Nertoglio, un film indépendant consacré au mouvement avant-gardiste du Lower Manhattan dans lequel il joue son propre rôle.

S’en suivent ses premières expositions qui très vite se font de moins en moins confidentielles, tandis que l’année d’après est publié dans la revue Artforum, The Radiant Child, un article resté célèbre qui le dépeint comme « une sorte de Van Gogh en devenir ».

Résultat, en 1982 lorsque la célèbre galeriste Annina Nosei lui consacre une exposition entièrement dédiée, le prix moyen de ses œuvres bondit de 5 000 à 30 000 $.

Au-delà du facteur hype, cet engouement s’explique par le vent d’air frais qu’il fait souffler sur un milieu de l’art qui malgré sa façade de bonnes intentions peut vite avoir tendance à se recroqueviller sur lui-même.

Aux origines du rap

En parallèle de cette irrésistible ascension, Basquiat s’acoquine avec un courant artistique qui commence à faire de plus en plus parler de lui : le hip hop.

Pote des pionniers Kool Herc et Fab Five Freddy dès 1979, il développe très vite une passion sincère pour le deejaying, si bien qu’il se fait inviter à taquiner les platines dans le clip Rapture de Blondie, le premier titre rap de l’histoire à s’être jamais classé numéro 1 des charts.

En 1983, il dessine la pochette du single Bet Bop de Rammellzee & K-Rob. Tiré à 500 petits exemplaires, ce vinyle est depuis considéré comme le plus cher du rap.

[Pour l’anecdote Basquiat souhaitait initialement poser un couplet sur le beat… jusqu’à que ses compères prennent connaissance de son texte et éclatent de rire.]

Au-delà des amitiés et rencontres, il existe cependant une réelle connexion entre les deux mondes.

Sur la forme, il est le peintre du sample.

Ou pour citer Jay Z dans son autobiographie, Decoded : « Il était hip-hop quand le hip-hop était encore au berceau. […] Sa technique était hip hop au sens où elle combinait différentes traditions pour créer quelque chose de nouveau. Il a mélangé des éléments du street art avec ceux de grands maîtres européens. Il a associé peinture et écriture. Il a mêlé des icônes chrétiennes, Santería et vaudous. Il a pris des boxeurs et des musiciens de jazz et en a fait des rois avec des couronnes en or. »

Sur le fond, son message fait écho aux préoccupations d’un courant musical qui dans les années 80 ne craint pas de se faire étiqueter politique.

Question raciale, agression policière, sentiment de révolte… Les peintures de Jean-Michel Basquiat interpellent tout autant qu’elles poussent à la remise en question, ne serait-ce que parce qu’il met délibérément en scène des personnes de couleur, chose (déjà) extrêmement rare à l’époque.

Irony of the Negro Policeman (1981)

Black Excellence

Si Basquiat voit son travail porté aux nues et ses efforts récompensés en espèces sonnantes et trébuchantes, il n’en reste pas moins un outsider chez les insiders.

Illustration de cette ambivalence, son ami Al Diaz se souvient d’un soir où ils dînaient tous les deux dans un restaurant italien de renom, un groupe de banquiers assis à la table voisine se moquait ouvertement d’eux, se demandant à voix haut ce qu’ils pouvaient bien faire dans la vie pour s’offrir ce genre de luxe.

Basquiat s’est alors dirigé vers le serveur et lui a tendu 1 000 $ en cash afin de régler leur note, avant de revenir sur ses pas et de lui tendre à nouveau 500 $ à titre de « pourboire ».

L’anecdote, si elle ne manque pas de panache, n’en reflète pas moins le rapport compliqué qu’entretient le peintre avec son nouveau statut : son côte chien fou étant ce qui lui vaut son succès, mais aussi ce qui lui vaut de ne jamais être complètement accepté par l’establishment.

Rongé par son addiction de plus en plus prégnante à l’héroïne, Basquiat s’enferme ainsi dans une paranoïa qui l’isole à vitesse grand V, allant jusqu’à calfeutrer les murs de son appartement pour échapper à d’éventuelles tentatives d’assassinat de la CIA ou du FBI.

En 1987, le décès de son ami et compagnon de route Andy Warhol avec qui il a peint près d’une soixantaine de toiles le fait sombrer encore un peu plus dans ses démons.

Ainsi, lorsqu’il s’éteint le 12 août 1988 à l’âge de 27 ans, la nouvelle ne surprend guère. Elle n’en choque cependant pas moins, les 2 000 œuvres créées tout au long de sa vie ne représentant au final fragment de son talent.

Et pour la petite histoire, si Jean-Michel Basquiat est décédé comme une rock star, le soir de sa disparition c’est à un concert de Run DMC qu’il s’apprêtait à se rendre.

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