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Quartiers populaires : « les festivals c’est pas fait pour nous »

Quartiers populaires : « les festivals c’est pas fait pour nous »

Le rap francophone et la scène afrobeat en tête d’affiche des plus gros festivals européens ne sont plus une nouveauté. Mais malgré la diversification des programmations et l’arrivée en force du rap français, les festivals attirent-ils le public des quartiers populaires ? Barrières financières, géographiques, pratiques culturelles en décalage, beaucoup ne s’y sentent pas à leur place… Témoignages.

« Les festivals c’est pour les Blancs ! », plaisante instinctivement Hassan, qui a grandi dans les tours nuages de Nanterre (Hauts-de-Seine), lorsqu’on lui demande pourquoi il n’est jamais allé en festival. « Quand t’es jeune et que tu vas sur Paris, tu vois les regards des gens sur toi… c’est pareil quand tu vas dans les festivals, on ne se sent pas à notre place », complète le jeune homme de 28 ans. Ce fan de rap, de Rnb et de soul, n’a jamais acheté une place pour un concert ou un festival. « Quand on était jeunes, on se faisait écouter des musiques sur Youtube, mais on ne se disait pas venez on va au concert de untel. C’était pas la priorité » constate-t-il.

Téléphone, bob, tatouage : l’équipement classique des festivaliers. © @whereismaya_

Un manque de capital culturel sur les festivals et concerts

Tout comme aller au théâtre, aller en concert ou en festival, est une habitude prise dès le plus jeune âge dans le cercle familial. En France, d’après une étude réalisée en juillet 2022, par le syndicat national du spectacle musical et de variété, 22% des jeunes déclarent s’être rendu à leur premier concert à l’âge de 16 ans, 18% à l’âge de 17 ans, 24% à l’âge de 18 ans et 5% à 19 ans.

Selene, 23 ans, vit à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), elle a fait son premier concert en 2018 pour aller voir Beyoncé et Jay-Z au Stade de France. Une première difficilement négociée avec ses parents qui ne sont jamais allés en concert, et avaient encore en tête les attentats du Bataclan en 2015. Hassan confie aussi que ses parents ne vont pas en concert, même si son père est un « grand fan de vinyles »

Quant à Armelle, jeune professeure des écoles qui a grandi entre Colombes (Hauts-de-Seine) et Pontoise (Val d’Oise) d’origine guadeloupéenne et algérienne, elle est une habituée des concerts. C’est son beau-père, qui faisait les premières parties d’IAM dans sa jeunesse, qui lui a partagé l’amour du live. Pourtant, elle aussi n’est jamais allée en festival : « J’avais l’impression que c’était des gens un peu shités, un peu bourrés, qui jumpent sur des sons d’artistes que je ne connaissais même pas. »

Devant les barrières pour assister aux shows des rappeurs les plus en vue. © @whereismaya_

« Les ambiances drogue, alcool, sexe, qu’est ce que j’allais faire là-bas ? Mes parents ne m’auraient jamais autorisée »

Malgré son émergence rapide dans les années 1980 et 1990 le hip-hop était totalement absent des programmations de festival, et pas uniquement en France. Des ambiances de défouloirs géants qui font partie de l’héritage des festivals de musique rock et electro, pas forcément dans les habitudes de tous, malgré un léger changement de culture musicale au profit du rap.

Anecdote qui prouve cette évolution : le festival Glastonbury en Angleterre, en 2008, où Noel Gallagher avait ouvertement affiché son mécontement de voir le rappeur Jay-Z en tête d’affiche : « Je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais du hip-hop à Glastonbury, c’est totalement à côté de la plaque ! » Jay-Z avait alors gentiment trollé le membre du groupe Oasis en réinterprétant le tube « Wonderwall » devant un public en délire.

« Les artistes ne font pas que de la musique pour les quartiers… »

13 ans plus tard, le rapport de force s’est totalement inversé, et les rappeurs sont devenus les têtes d’affiche des plus grands festivals français et européens. Les programmations des Ardentes en Belgique ont fait la part belle à Kaaris ou Luidji, Solidays invite Hamza et SCH, et We love green a fait de la place à Gazo, Orelsan ou encore Dinos. Le jeune artiste Tiakola, originaire de La Courneuve, se hisse à leurs côtés avec pas moins de 17 programmations cet été.

Le Code Express de Mehdi Maïzi, avec Raphaël Da Cruz et Sandra Gomes sur les festivals.

Aller en festival : Ça vaut le coût/coup ?

Dans le dernier Code Express sur Apple Music, la journaliste Sandra Gomes confie qu’elle n’est « pas du tout cliente des festivals, c’est tout un lifestyle qui va avec ». Un constat partagé par la jeune Selene : « C’est l’endroit parfait pour parler à des inconnus, rencontrer des gens, et moi ça m’intéresse pas du tout. En plus on est souvent debout, je ne supporte pas. Je préfère mettre le prix à un artiste que je kiffe. » 

En 2022, les festivaliers dépensaient en moyenne 34,5 euros pour une journée de concert. Une moyenne abordable, qui peut-être en plus financée par le pass culture, instauré à l’issue de la crise du Covid. Néanmoins certains festivals peuvent afficher des prix jusqu’à 89 euros pour une seule journée.

« Quand tu vois des rebeus, des renois, c’est forcément des gens plus âgés, des adultes, des gens en places, un peu des transfuges qui ont quitté le quartier… »

« Moi c’est pas mon truc le camping, faut un minimum de confort, c’est fini la Hess », sourit Mounir, entrepreneur de 29 ans, originaire d’Aulnay-sous-Bois qui était aux Ardentes pour la deuxième fois. Alors qu’il a apprécié la performance « historique » et fédératrice de Kaaris, il constate aussi malgré tout l’uniformité du public malgré une programmation rap. « En vrai de vrai, y’a pas beaucoup d’Arabes, pas beaucoup de Noirs. Quand tu vois des rebeus, des renois, c’est forcément des gens plus âgés, des adultes, des gens en place, un peu des transfuges qui ont quitté le quartier ». « Après les artistes ne font pas que de la musique pour les quartiers, aux Ardentes y’a 60 000 personnes par jour, c’est quasiment Bobigny », nuance l’entrepreneur fan de rap qui a du débourser plus de 600 euros pour son weekend de festival.

Malgré tout, les programmations rap attirent un public de quartier à la marge. © @whereismaya_

« Le fait que le rap soit devenu incontournable dans tous les festivals, et que le public du rap aussi, ils viennent dans ces festivals. Il y a tout un public de quartier qui va se déplacer en festival, ce qui n’était pas forcément le cas il y a 10 ans. Ils vont y aller parce qu’ils vont voir tel ou tel artiste », analyse Gueno Fiasko, régisseur de festivals.

Tous les ans depuis 2014, Margo participe à la Fête de l’Humanité. Politisée depuis très jeune, ce n’est pas pour la programmation musicale, mais par conviction politique qu’elle est attachée à cet évènement. Depuis qu’elle a emménagé à Paris, l’étudiante fait de plus en plus de concerts, mais avec la bourse échelon 5 qui s’arrête pendant l’été, elle doit faire des choix. Cette année elle aurait voulu aller à Yardland, où elle avait enfin trouvé une programmation qui lui correspondait. Un festival malheureusement annulé par la préfecture du Val-de-Marne, pour des raisons de sécurité liées aux révoltes urbaines après la mort de Nahel, tué par la police le 26 juin à Nanterre.

« Se sentir à sa place » : fête de la musique et concerts de quartiers gratuits

Même si Hassan comprend le besoin d’exutoire de certaines personnes dans les concerts, pour lui c’est synonyme de stress« Je ne vois pas l’utilité, ça me coûte moins cher d’écouter sur Spotify. Je peux profiter de la musique chez moi, pas besoin de faire la queue, d’être debout, être avec des gens qui te bousculent et te collent. »

Lieu, prix, programmation, culture : énormément d’éléments influent sur la sociologie du public de festival. © @whereismaya_

« Quand je suis allée voir Aya Nakamura, y’avait des filles qui me ressemblaient, je me sentais trop bien. »

Pour se sentir à sa place, les concerts gratuits dans les fêtes de quartier, ou durant les fêtes de la musiques restent les alternatives privilégiées pour beaucoup dans les quartiers. Comme Armelle, qui a vu Disiz pour la première fois à 17 ans à Cergy (Val d’Oise) pendant la fête de la musique. Après s’être sentie très seule au concert de Calogero à 18 ans, elle prend du recul : « Je me rends compte de l’importance de se sentir représenté dans un concert. Quand je suis allée voir Aya Nakamura, y’avait des filles qui me ressemblaient, je me sentais trop bien. Maintenant je fais que des concerts où je me sens à ma place… Même si on est censé être à notre place partout. »

« Je porte le voile, donc je me suis posée la question vingt fois : est ce que c’est un lieu safe pour moi ? »

Zahra, 23 ans, est en deuxième année de communication à Paris. Elle a grandi à la cité des 3000 à Aulnay-sous-bois (Seine-Saint-Denis), et porte le voile. Les stories de ses camarades de classe au concert d’Hamza à Solidays lui ont donné envie d’y être. « Mais je porte le voile, donc je me suis posée la question vingt fois : est ce que c’est un lieu safe pour moi ? Je ne me pose jamais la question quand je vais à des évènements en banlieue. Je suis bien quand je suis chez moi », ajoute-t-elle avec beaucoup d’estime pour le centre culturel de son quartier, le CAP, où elle a vu performer Youssoupha et Kery James.

Gueno Fiasko rappelle que la line-up ne suffit pas à attirer un public de quartiers populaires. Les prix des billets, et le lieu de l’évènement font un grand un tri dans le public. Il y a quelques semaines, il organisait la Biennale interculturelle en Seine-Saint-Denis, festival gratuit au coeur du parc de Bobigny où allaient performer des artistes du 93 comme Sadek, Kalash Criminel, ou Nayra.

Malheureusement le festival a été annulé lui aussi par la Préfecture, suite aux révoltes qui ont suivi la mort du jeune Nahel. « L’idée c’était de faire un festival où ceux qui n’ont pas la pratique du festival viennent. Que des gens de Bobigny se disent ce soir il y a ça chez moi, je traverse la rue et j’y vais. Et ceux qui vont venir, peut-être qu’ils vont se dire l’année prochaine j’irai à We love green ou ailleurs… »

Anissa Rami
Crédit photos © @whereismaya_

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