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Les collectifs dans le rap francophone : piliers de la culture et passeurs de savoir

Les collectifs dans le rap francophone : piliers de la culture et passeurs de savoir

Essence même de la culture Hip-Hop, les collectifs font partie intégrante du paysage rap depuis plus de cinq décennies. Ensemble de personnes réalisant une œuvre collective, un collectif peut se découper en plusieurs branches de domaines d’activité différents : rappeurs, beatmakers, Djs, danseurs, grapheurs… Il peut se composer d’artistes indépendants qui se lient par diverses connexions, mais également de plusieurs groupes comme le collectif Native Tongues, composé des Jungle Brothers, De La Soul et A Tribe Called Quest, ainsi que des chanteuses Queen Latifah et Monie Love. Une des grosses dissimilitudes entre un groupe et un collectif réside dans le fait qu’un groupe est immuable, à part exception. 

Les Native Tongues dans les années 80

L’album d’un groupe comprend majoritairement des morceaux exécutés par tous les membres de l’entité. L’ADN musical des artistes est réunie pour créer un groupe. Dans un collectif, c’est différent : un projet peut sortir sans mettre à profit tous les membres. C’est une plateforme qui vise à faire émerger divers artistes, eux-mêmes à des niveaux différents de leur carrière. La plupart du temps, les groupes comme les collectifs créent en amont des liens humains très forts, au-delà de l’artistique

Si ces dernières années, de moins en moins de collectifs émergent en France, ils sont pourtant fondamentaux dans l’évolution et la croissance du Rap francophone. À l’aide de Raphaël Da Cruz, journaliste spécialisé Rap et de plusieurs témoignages, nous allons chercher à comprendre l’impact de ces collectifs dans la culture Rap FR.

Au commencement, il y avait la Zulu…

Nés aux Etats-Unis, comme une forme de dérivé des gangs qui ont propulsé plusieurs gros noms du rap, les collectifs ont une grosse histoire. On doit un des premiers collectifs à l’Universal Zulu Nation d’Afrika Bambaataa. Il a été fondé à l’origine comme une « Organization », vouant à apporter une alternative pacifiste aux gangs qui sévissaient dans les quartiers les plus pauvres de la côte Est des Etats-Unis, notamment à New York. C’est après la mort d’un ami très proche d’Afrika Bambaataa que ce dernier crée la Zulu Nation, réunissant de nombreux artistes, ayant tous le même objectif : s’associer autour de diverses activités allant de la danse au rap en passant par le Dj-ing ou encore le graffiti. Le mouvement Zulu s’est d’ailleurs étendu Outre-Atlantique en arrivant très vite en Europe et plus particulièrement en France, portée par des figures comme Dj Des Nasty, nommé par un des piliers de l’UZN. Cette organisation est le point de départ de la culture Hip-Hop et a lancé par la même occasion cette idée de « collectifs ».

Un fameux crew New-Yorkais

Si dans les années 80, la scène était vouée aux lyricistes, les années 90 ont fait prendre un tournant au rap, qui a commencé à se gentrifier et à devenir, par le même biais, plus commercial. Les passionnés ont cherché à se réapproprier leur culture, à revenir aux bases. Ils font évoluer les flows, les textes et les musicalités. Ces artistes vont alors se réunir, entre adeptes et fin connaisseurs, de sorte à se pousser vers le haut et évoluer ensemble, dans une ligne directrice commune. Comme expliqué ci-dessus, de nombreux collectifs commencent petit à petit à émerger, à l’instar des Natives Tongues. Un autre collectif va faire parler de lui : les Killa Bees, collectif gravitant autour du Wu-Tang Clan. Considéré comme un des meilleurs groupes de rap, tous pays et toutes périodes confondues, ce crew de neuf rappeurs new-yorkais a eu un réel impact dans la culture, notamment par le biais du collectif. Ce groupe, porté par RZA, va changer la vision du rap pour beaucoup. Ils mettent en avant l’indépendance, suivis de près par une grosse scène underground composée d’entre autres Mos Def ou Ras Kass.

Par la suite, de nombreux collectifs ont émergé aux Etats-Unis, avec des points communs les unifiant : de la localisation aux styles de rap performés, les artistes s’unissent pour mieux régner. C’est le cas par exemple d’A$AP MOB, collectif de rappeurs né en 2007 à Harlem (NYC). Il est composé notamment d’A$AP Rocky, A$AP Ferg, ou encore A$AP Ant. Ce collectif a mis en avant tous les artistes du crew grâce à la notoriété des grosses figures comme Rocky ou Ferg. C’est le parfait exemple de l’objectif d’un collectif. 

En France, les collectifs apparaissent dans le début des années 90 avec de gros noms qui vont marquer la culture hip-hop francophone. On retrouve notamment Secteur Ä, Time Bomb, Beat de Boul, Ul’Team Atom, La Caution ou encore ATK… Dans la même lignée que les artistes américains, les collectifs français sont liés par leur passion commune pour le rap, voire plus largement, du Hip-Hop. Ils s’associent entre Djs, rappeurs, beatmakers, danseurs ou grapheurs pour mettre en avant une certaine approche du rap, propre à chaque crew. À la différence d’un groupe, un collectif comporte une disparité de notoriété et de présence entre les artistes. Un artiste moins connu peut pour autant être très impliqué dans son collectif et être présent sur tous les morceaux, contrairement à un artiste plus exposé, qui pourrait par exemple se mettre en retrait pour développer une carrière en solo… « Il y a avant tout cet esprit de camaraderie, de fraternité, d’entraide et d’amitié. Les membres sont portés par leur passion commune pour la musique. », explique Raphaël Da Cruz.

« Le collectif, c’est un remède »

L’union fait la force et ça, les membres des collectifs de rap l’ont bien compris. Une entité comme la Mafia K’1 Fry est un bon exemple pour illustrer le propos. Né en 1995, le collectif est un ensemble de plusieurs groupes comme Idéal J, 113, Intouchable mais également de nombreux rappeurs solo comme Karlito ou encore Rohff. Composée d’une trentaine de rappeurs sur la durée, la Mafia K’1 Fry unit des artistes originaires du Val-de-Marne (94) sans un leader en particulier, comme le confirme Rim’K en interview chez Booska-P. Le but du collectif est d’avant tout créer un esprit d’équipe pour pousser chacun vers le haut. C’est après plusieurs projets sortis des groupes respectifs du collectif que la Mafia dévoile son premier album studio en 2003 : La Cerise sur le Ghetto. Ce projet unit une majeure partie du crew et obtient un succès national auprès de tous les fans de rap. Il permet à une majeure partie du public de se familiariser avec les grosses têtes du collectif comme Kery James, Rim’K, Mokobé, Dry, Demon One, Rohff… La liste est longue. Ces noms vont d’autant plus raisonner dans la tête du public qu’il va pour la première fois les voir, à travers le mythique clip de Pour Ceux, réalisé par Romain Gavras et Kim Chapiron du collectif Kourtrajmé. Ce visuel est devenu une vraie référence en termes de clips dans le rap FR, qu’il a marqué par son avant-gardisme.

Jay-Z a d’ailleurs avoué quelques années plus tard au réalisateur que lui et ses proches ont eu un réel coup de cœur pour la vidéo à l’époque : « J’ai rencontré Jay-Z, puis on a commencé à avoir une vraie relation, j’ai fait un clip pour eux, tout ça… Il m’a dit ouais, tu viens de France, y’a ce clip qui est dingue, que j’avais vu à l’époque… Et il me montre sur YouTube le clip de Pour Ceux. Je lui dis : Mais mec, c’est nous qui l’avons fait. Il me répond : Mec, tu te rends pas compte, à l’époque, on devenait fous sur ce clip. »

La Mafia K’1 Fry est loin d’être le seul collectif qui a permis de mettre en lumière des artistes. Cet esprit d’équipe a perduré décennie après décennie. On a pu voir l’essor du nouvel âge d’or du rap avec l’arrivée de L’Entourage, collectif parisien qui était composé de Nekfeu, Jazzy Bazz, Doums, Alpha Wann, Mekra, Framal, Sneazzy, Fonky Flav ou encore Guizmo (avant qu’il quitte le navire)… Ces jeunes passionnés de hip-hop ont cherché à redorer l’image désuète du boom bap et ont réussi à merveille puisque de nombreux artistes de la scène actuelle avouent avoir découvert et pris gout au rap grâce à eux. Si aujourd’hui, le collectif n’est plus actif, une grande majorité des membres arrive à vivre de sa passion, en tant qu’artiste ou homme de l’ombre, plus ancré dans l’industrie du disque. Pour autant, le lien humain qui les unissait il y a 10 ans semble être resté intact pour la plupart, et c’est ça qui fait la force d’une entité telle que la leur.

« Pour moi, il n’y a plus que deux collectifs en France, c’est 667 et Lyonzon »

Gouap, membre de Lyonzon a donné son avis sur les collectifs chez Rap Minerz, et il est assez fataliste : « Pour moi, il n’y a que deux collectifs en France, c’est 667 et Lyonzon ». Le lyonnais explique que selon lui, les collectifs n’ont plus autant d’impact et de résonance en France qu’ils pouvaient en avoir à l’époque et qu’actuellement les États-Unis continuent de faire éclore des collectifs contrairement à la Francophonie… Si son avis est partagé par une certaine partie d’auditeurs, il n’est pour autant pas recevable dans sa globalité pour plusieurs raisons.

Les industries du disque en France et aux États-Unis sont incomparables de par la différence de taille de celles-ci. Un vendeur moyen en France (environ 10 000 ventes en première semaines) multiplierait ses chiffres par 10 s’il était américain, ce qui multiplierait in fine ses bénéfices par le même nombre… une façon de très bien vivre sa vie sans briller autant que les plus gros artistes américains qu’on connaît. Par sa taille plus restreinte, l’Hexagone fait rimer réussite avec notoriété, une des raisons pour laquelle les artistes cherchent bien souvent à se développer en solitaire. C’est une manière pour certains de s’émanciper et de construire une carrière stable, qui ne tient sur aucune entité. On constate ça avec l’essor du streaming, qui n’a fait qu’augmenter cette course en solitaire.

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Les collectifs francophones continuent d’éclore, même s’ils n’ont pas autant de lumière que des mastodontes comme le 667 porté par Freeze Corleone ou Lyonzon (Ashe 22, Bushi, Kpri, Gouap, Mini…). Les deux points fondateurs d’un collectif sont les liens humains et artistiques. C’est la raison pour laquelle, tant que nos artistes francophones continueront de faire de la musique par passion, des équipes vont émerger pour mettre en lumière leurs pépites. « Le côté humain aura toujours du sens dans le rap, il en est la base », nous confirme Raphaël Da Cruz.

Les collectifs sont au Hip-Hop ce qu’est la neige éternelle aux grands massifs montagneux : indissociables. Aussi nombreux soient ils, ils sont une des essences de cette culture et inspirent un grand nombre d’artistes année après année. C’est grâce à ce lien sincère d’humains partageant la même passion qu’on a eu le droit à des projets marqués par la sincérité des débuts, comme une forme de naïveté qui nous manque parfois.

Si on ne lit pas l’avenir, on peut au minima espérer que de nouvelles écuries verront le jour et qu’elles marqueront à leur tour la culture Hip-Hop comme il se doit.

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