Dossiers

Le rap antillais c’est “avoir le cul entre deux chaises”

Le rap antillais c’est “avoir le cul entre deux chaises”

Kalash single d’or avec le morceau Tombolo, entièrement en créole, Meryl programmée pour une tournée des festivals cet été (top 5 artistes urbains programmés en festival 2023), performances à la cérémonie des Flammes, participation à l’émission Nouvelle Ecole, le rap antillais n’a jamais été aussi visible. Pourtant, cette soudaine visibilité dans l’hexagone cache les nombreux obstacles auxquels font face les artistes antillais : Manque de structures, barrières de la langue, peur de trahir les fans. Témoignages.

« L’histoire fait de toi ce que tu es, donc tu touches toutes les cultures quand t’es antillais » commence la rappeuse martiniquaise Meryl. Au carrefour culturel entre l’Amérique latine, les Etats-Unis, la Jamaïque, l’Europe, la case rap antillais semble trop petite. « Notre background social et politique est trop complexe pour que nos albums aient une seule couleur. C’est ce qui fait notre force » continue la jeune artiste qui a monté son propre label Maison Caviar. Cette richesse culturelle est à la fois une force et une faiblesse pour les artistes antillais, qui marchent sur un fil pour trouver leur place d’un côté ou de l’autre de l’océan.

Meryl en concert à l’Elysée-Montmartre © Tom Menetrey.

L’arrivée de la trap : le fond et la forme

Avant l’émergence du rap français, et surtout de la trap aux Antilles, le dancehall était le genre musical dominant, avec en tête d’affiche Admiral T qui s’est exporté dans l’hexagone dès les années 2000. Dans ce sillage, Kalash, a lui aussi fait ses premiers pas dans le dancehall, puis c’est le tube Mwaka Moon qui l’a fait entrer parmi les figures incontournables du rap français. Specta, créateur de contenus culturels, spécialiste du dancehall, des musiques urbaines, et du rap antillais raconte le tournant de l’arrivée de la trap aux Antilles : « Début 2010, avec l’avènement du sud en Amérique, les musiques crunk et trap, qui correspondent bien à la vibe des Antilles, avec le côté turn-up très présent dans nos soirées, le rap antillais a repris une grosse place » L’association Hit Lokal, qui promeut la musique dans l’Outremer, note qu’en 2021, sur les 628 clips d’artistes d’Outremer sortis sur Youtube, plus d’un clip sur deux, est un clip de rap.

Kalash aux Flammes en 2023 © Tom Menetrey.

Si l’instrumentale trap a permis de populariser rapidement le genre aux Antilles, c’est aussi les thèmes abordés qui ont résonné sur ces îles touchées par l’extrême précarité, les inégalités sociales, le trafic de drogues, et les violences par armes à feu. Glawdys Kerhel, alias Kaly, présidente de l’association Hit Lokal rappelle les conditions de vie aux Antilles : «L’Outremer est souvent oubliée. En Guadeloupe, par exemple, les gens n’ont pas d’eau au robinet depuis des années. Nous sommes un peuple qui a des choses à revendiquer et cela passe souvent en musique à travers divers styles musicaux gwoka, zouk, reggae et bien sûr le hip-hop. » Tout comme les premiers rappeurs d’Atlanta, le jeune duo martiniquais, Lé Will & Deuspi, rappe son quotidien : « on raconte la vie de tous les jours aux Antilles, le ghetto de la Martinique. »

Lé Will & Deuspi © Tom Menetrey.

Rapper en créole ou en français ?

Raconter son vécu, et porter l’histoire de son île, mais en quelle langue ? Très tôt cette question se pose pour les artistes qui veulent exporter leur musique dans l’hexagone. « Percer dans l’hexagone c’est quasiment une obligation si tu veux vivre de ton rap, donc tu peux pas rester vivre aux Antilles. Mais quand un rappeur antillais signe en label, et que les gens entendent un son en français, ils ont l’impression qu’il va travestir sa musique, ils vont se dire il nous a trahis, il a perdu sa culture », explique Specta.

Pour Meryl qui oscille entre créole et français dans son dernier EP, Ozoror, sorti en 2023, « ce n’est pas une question, ni une revendication, c’est notre langue. Quand je vois une maison de disque, la première chose que je dis c’est : surtout n’essayez même pas ! Ceux qui ont 50 ans veulent que tu rappes en français, mais les jeunes savent que ça ne sert à rien. Pousser le délire francophone c’est se tirer une balle dans la tête. Aujourd’hui sur Tiktok un Indien peut péter sur une vidéo. » 

Pour son dernier album, Tombolo, presque exclusivement en créole, et certifié disque d’or, le rappeur Kalash a lui aussi fait le choix d’arrêter avec ces calculs destinés au public de l’hexagone. Dans une interview sur Le code, le journaliste Mehdi Maïzi, décrit cet album comme « un retour aux sources » pour réconcilier son public de la première heure du dancehall, et ceux qui le connaissent depuis le tube rap Mwaka Moon. « On nous a obligés à tourner l’œil vers l’hexagone, alors qu’on est dans un bassin où les plus gros styles musicaux sont nés », s’exaspère l’activiste guadeloupéenne Kaly, qui travaille dans la musique aux Antilles depuis 20 ans.

Devoir percer deux fois 

Cette difficulté à trouver un équilibre entre le public antillais, et le public de l’hexagone, les jeunes rappeurs Lé Will & Deuspi la ressentent déjà. Encore aux prémisses de leur carrière, ils ont une priorité en tête : « Le plus important c’est de ne pas perdre notre fanbase qui nous connaît en créole. Il faut qu’on soit validé dans notre île, donc il ne faut pas qu’on se dénature. Si on rappe en français on peut perdre notre fanbase. » Le duo souhaite mettre en avant leur « patrimoine » et ont sorti il y a quelques mois le titre Kompa Freestyle, un sample du morceau « Yo voueou » du groupe guadeloupéen Les Aiglons, entre culture hip-hop du sample, flow rappé, et instrumentale traditionnelle. En pleine préparation de leur futur projet, ils réfléchissent encore à la structuration, pour réussir à exister auprès de leur public antillais, et du public de l’hexagone. 

Meryl, porte-étendard du rap antillais © Tom Menetrey.

Le créateur de contenu, Specta, reprend une formulation du rappeur Evil.P qui résume ce dilemme : « Tu dois percer deux fois ! Tu dois percer déjà aux Antilles, et ensuite il faut repercer dans l’hexagone. Et quand tu reperces dans l’hexagone, il y a la difficulté de rester au top. Kalash par exemple c’est pas comme un Ninho, à chaque album il doit prouver qu’il mérite d’être là. » La rappeuse Meryl fait le même constat en revenant sur sa carrière : « Y’a deux Meryl. Mon succès aux Antilles n’est pas là où est mon succès en France. Aux Antilles j’ai pété avec Béni. En France, avec Coucou. C’est pas Béni qui a fait que toutes les portes de festivals s’ouvrent à moi. Quand tu réussis à péter en France, il y a une troisième étape, c’est savoir avoir le cul entre deux chaises : Il ne faut pas lâcher ta communauté.»

Vivre de sa musique aux Antilles ou s’exporter ailleurs ? Le problème du streaming et du manque de structure

Alors que le streaming est la première source de revenus du rap, et la seule manière d’obtenir des certifications, aux Antilles, les clips sur Youtube sont le premier moyen de consommer la musique. Et pour cause, la plateforme de streaming Spotify, première sur le marché, ne fonctionnait pas en Martinique, Guadeloupe et Guyane, jusqu’en 2021. Pour Glawdys Kerhel, présidente de l’association Hit Lokal : « c’est une inégalité concrète. Ça veut dire vous êtes la France et en même temps vous n’êtes pas la France. » En 2020, l’association avait alarmé le député guyanais Lénaïck Adam sur la situation, s’en était suivi un mouvement sur les réseaux sociaux : Libérez Spotify dans les caraïbes, et un an plus tard la prise de position de Kalash avait fait pencher la balance en leur faveur. « Les gens consomment la musique sur Youtube gratuitement, mais les labels regardent le nombre de streams pour miser sur un artiste. Il y a un vrai combat à mener pour que les rappeurs antillais puissent se battre avec les mêmes armes que les rappeurs de l’hexagone » complète Specta.

Lé Will & Deuspi en Martinique en 2023 © Tom Menetrey.

Le manque de structures, de médiatisation, et le manque à gagner incite les artistes antillais à se tourner vers l’hexagone pour faire carrière. Cependant des initiatives existent pour soutenir la musique antillaise. Depuis 2013, l’association Hit Lokal a lancé les Hit Lokal Awards pour mettre en lumière les artistes et genres musicaux ultramarins, et plus récemment, la rappeuse Meryl a créé son propre label, Maison Caviar, dans lequel elle signe des artistes antillais. « J’ai fait cette structure pour mettre au service mes contacts, mon expérience. J’ai signé Natoxie, un des plus gros dj martiniquais, FSIDE, un des plus gros producteur guyanais, Ham Slik, une compositrice qui vient de ma commune.» 

Tout est encore à construire pour les artistes antillais. Avec l’essor de l’afrobeat, du reggaeton, du shatta, l’Europe et les Etats-Unis ne sont plus vus comme les seuls eldorados. « Pour l’instant c’est inévitable d’aller en France, mais on se rend de plus en plus compte qu’on peut être indépendants culturellement, donc il n’y a plus forcément besoin de partir pour exister » soulève Meryl, qui conclue sur quelques réflexions : « Est-ce-que la France c’est notre combat ? Doit-on donner cet intérêt à la France qui commence tout juste à se réveiller ? Est-ce qu’on ne peut pas faire des choses beaucoup plus grandes, et jouer notre carte à l’international ? »

Anissa Rami

Dossiers

VOIR TOUT

À lire aussi

VOIR TOUT