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Boulogne-Billancourt, une ville riche pour le rap français, racontée par Nicolas Rogès

Boulogne-Billancourt, une ville riche pour le rap français, racontée par Nicolas Rogès

La ville de Boulogne-Billancourt est un oxymore urbain à elle seule et ce ne sont pas les Sages Poètes de la Rue qui diront le contraire ! La commune des Hauts-de-Seine à la frontière parisienne, est aussi connue pour sa richesse, au sens littéral qu’au sens figuré, pour le hip-hop. Selon un rapport de L’INSEE de 2017, Boulogne se classe à la deuxième position des villes dans lesquelles le niveau de vie médian est considéré comme élevé, après Neuilly-sur-Seine, qui occupe la première place. Paradoxalement, un quartier de Boulogne, dans la partie sud de la ville, est en total contraste avec ces statistiques sociales.

Le livre est à retrouver dans tous les points cultures, ainsi que sur le site de l’éditeur, en version physique et numérique.

Le quartier du Pont-de-Sèvres a abrité de nombreux ménages qui ont travaillé à l’usine Renault (actuelle Île Seguin, où se trouve la Seine Musicale). De ce quartier sont issus de nombreux rappeurs, à l’instar de Zoxea, Melopheelo, Egosyst, LIM, Booba, Ali, Salif, et beaucoup d’autres… Nicolas Rogès, auteur et journaliste, a cherché à reconstituer l’histoire de ce fief du rap des années 1990/2000, ainsi que son importance pour l’héritage du rap français. Il a dévoilé son livre : Boulogne, Ecole du rap français, en mai et celui-ci se vend comme des petits pains. Entretien avec l’auteur rap français du moment.

Quartier du Pont-de-Sèvres, Boulogne-Billancourt, 2016, © Le Parisien.

Anna Cuaz : Comment as-tu eu l’idée de faire un livre sur le rap de Boulogne ?

Nicolas Rogès : Il y a eu deux étapes : je sortais de mon roman et j’écrivais sur le rap français depuis 15 ans sur des blogs et je me suis dit « J’ai jamais écrit sur long format sur le rap français », c’est un truc que j’avais envie de faire, un peu comme un défi. La deuxième étape, ça a été le choix de Boulogne, qui a été l’école de rap qui m’a le plus formé au rap français. J’ai commencé à écouter du rap français via les Sages Poètes de la Rue et Khondo, j’ai aussi énormément écouté Booba comme 99 % des gens qui aiment le rap en France (Rires). Donc pour moi, c’était presque logique de me tourner vers Boulogne, pour comprendre aussi, à mon niveau, pourquoi ça m’avait autant intéressé et autant plu.

Tu parles beaucoup du contexte historique de la ville, notamment des usines Renault, tu peux  nous expliquer le lien entre cette histoire et ces figures dont tu parles dans l’ouvrage ?

N.R : En s’implantant à Boulogne, Renault crée beaucoup d’emplois dans le domaine de l’industrialisation en France, qui a été à la pointe de l’automobile grâce à ça. À un moment, le patron de Renault s’est dit qu’il allait devoir loger les gens qui viennent de plus en plus travailler dans son usine, qui était située à la place de l’actuelle Seine Musicale. Cette immense usine de plusieurs centaines d’hectares était reliée par un pont au reste de Boulogne. Juste à côté, un quartier va être construit pour loger tous ces ouvriers : le quartier du Pont de Sèvres. C’est à cet endroit-là que vont loger les parents des artistes de la scène boulonnaise, comme les parents de Melopheelo et Zoxea, qui étaient employés chez Renault. Salif avait aussi de la famille qui travaillait dans les usines… Ils grandissent tous dans cette zone où va naître le rap de Boulogne. Ce qui est intéressant, c’est le contraste avec le reste de la ville, très riche. C’est comme un îlot au sien de Boulogne qui, au point de vue architectural, est aussi isolé de la ville symboliquement.

Comment tu as décidé de découper le livre ? Tu as beaucoup opté sur le story telling

N.R : Quand j’écris un livre sur la musique, j’ai envie de le rendre le moins ennuyant possible (rires). Je passe ma vie à lire des livres sur la musique et ça m’intéresse parce que c’est ma passion absolue mais je trouve ça dommage qu’un livre ne soit pas accessible au plus grand nombre, dès lors qu’il est trop technique. Donc, j’essaye toujours de romancer mes livres pour le rendre le plus agréable possible et surprendre aussi le lecteur en l’amenant dans une narration qui n’est pas forcément chronologique et c’est pour ça qu’il y a un storytelling qui se crée dans chaque chapitre pour que tout se loue et qu’on brouille les frontières.

Quelle est la particularité du rap de Boulogne des années 1990 ? 

N.R : C’est quelque chose qui est assez dilué. On passe d’une école qui était propre aux Sages Po’, très lumineuse et tranquille, à Booba et Salif, bien plus repliée sur elle-même et qui respire vraiment la rue. L’école de Boulogne est difficile à définir en tant que telle parce qu’elle a été très diverse, et c’est d’ailleurs pour ça qu’elle a duré aussi longtemps. Par contre, ce qui rassemble tout le monde et c’est là où il faut mettre l’accent : un attachement commun à la technique et à l’écriture, quelque chose qu’il y a eu très tôt grâce aux Sages Poètes de la Rue et aux influences américaines. C’est une école qui a beaucoup appris des artistes US comme le Wu-Tang Clan, Tribe Called Quest…

C’est quelque chose qu’ils ont rassemblé en eux et distillé sur tous les albums et il y avait un vrai accent sur le savoir-faire dans l’écriture : il fallait faire des assonances, des métaphores, des comparaisons… Les pionniers, ce sont les Sages Po’, qui ont formé dans leurs ateliers d’écriture tous les descendants du rap de Boulogne : Moveez Lang, LIM, Booba, Salif… Ce qui est intéressant, c’est que de nombreux artistes actuels se revendiquent comme descendants du rap de Boulogne par l’art de la rime : Alpha Wann, Nekfeu, Jazzy Bazz, Deen Burbigo…

Comment cette ville est-elle devenue un fief de la culture hip-hop ?

N.R : Ça vient encore une fois des Sages Poètes de la Rue, qui se sentaient un peu frustrés par la position de Boulogne face à Paris. C’est une ville qui était quand même connectée à la capitale mais sans être la capitale. Ils voulaient conquérir le cœur de Paris et n’y sont pas arrivés dans un premier temps, ce qui les a poussés à se recentrer sur eux et sur leur ville où ils ont créé plein de choses. Ils s’habillaient à leur manière, rappaient dans des salles communes de la ville, en rappant dans les concerts organisés par la mairie, ils ont créé une effervescence et ont imposé Boulogne sur la carte du rap français. Cependant, il faut noter que c’est resté centré sur la zone du Pont de Sèvres et du Square du Havre et des Moulineaux.

Une partie du Beat de Boul

Tu expliques dans le livre qu’une des particularités du rap de Boulogne n’est autre que son esprit d’équipe et de réunion, comment tu l’expliques ?

N.R : Ils étaient un peu obsédés par le Wu-Tang Clan et ce que me disait Melopheelo, c’est que le Wu-Tang c’était un collectif pléthorique, il y avait un nombre gigantesque de membres qui gravitaient autour. Au sein de ce collectif, il y avait pleins de personnalités différentes qui se rassemblaient autour d’une cause commune et c’est ça que Zoxea a très vite remarqué et qu’il a voulu ramener à Boulogne, et c’est comme ça qu’est né le Beat de Boul.

Est-ce que tu considères que Boulogne est une ville d’artistes avant gardistes (SPR, Salif, Booba, Mala notamment)?

N.R : Absolument ! Déjà, c’est une ville qui a, entre guillemets, créé Booba, qui est un peu le fil rouge d’une majeure partie des évolutions du rap français. C’est aussi à Boulogne sous la voix de Mala et les machines de Marc des Animalsons que l’autotune dans le rap français née, et c’est assez fou, je trouve. Cette arrivée s’est faite via les influences dancehall qu’ils ont rassemblé en eux et distillé à Boulogne. Je pense qu’on peut tout à fait dire que Boulogne a été avant-gardiste, même par l’écriture avec la figure Dany Dan, le rappeur préféré de ton rappeur préféré (Rires), ou encore par la chanson, avec les Sages Po’, qui faisaient partie des premiers à chantonner dans leurs titres, ce qui était une hérésie à l’époque.

Tu mêles dans ton livre les histoires de plusieurs protagonistes mais certains noms reviennent plus que d’autres, à l’instar de Zoxea, Melopheelo et Egosyst… tous les trois de la même famille. Tu peux expliquer brièvement leur importance pour la scène boulonnaise pour donner un avant goût à ceux qui n’auraient pas encore lu le livre ?

N.R : Melopheelo et Zoxea sont frères et vivent sur la Place Haute, à Boulogne. Même si avant eux, d’autres artistes rappaient déjà à Boulogne, ils sont des pionniers pour l’école du rap boulonnais puisqu’ils « professionnalisent » le rap à Boulogne. Ils écoutent beaucoup de Reggae, de la Soul et sont très inspirés par Michael Jackson. Un jour, ils s’enregistrent sur une petite cassette, appréciant le résultat et c’est de là qu’est venue leur envie de devenir rappeur. Ils créent un peu tout à Boulogne avec Egosyst, leur cousin, ils vont chercher par exemple Khondo, figure très importante pour le rap français. De là, il y a une émulation, et ça a filé. Cet esprit de réunion a toujours été naturel pour les frères Kodjo. Ça vient surement du fait qu’à la base, c’est du rap de famille : ils considèrent Dany Dan comme leur frère et Egosyst est leur cousin, leur soeur venait prendre des cours de maths chez la mère de Khondo… L’esprit familial est ancré à Boulogne.

C’était important pour toi d’évoquer avec détail tous ces noms de l’ombre dont tu parles dans le livre, que la nouvelle génération ne connaît peut être même pas ?

N.R : Ma vision de la musique, c’est que les personnes dites « de l’ombre », sont tout aussi importantes que les personnes exposées. Ils ont peut-être encore plus de chose à dire que les principaux intéressés qui ont été interviewés déjà à de nombreuses reprises. Ma démarche de travail, ça a été de chercher des gens crédités sur une moitié d’album (Rires). Ces gens ont été au contact de tous les rappeurs qui ont émergé, qui ont une richesse en eux et ont plein de choses à dire. Ils m’ont révélé tellement d’anecdotes que je ne connaissais pas, c’était génial. C’était important pour moi de les citer et de rendre hommage à leur histoire.

Comment parler du rap de Boulogne sans évoquer le cas Booba, comment tu as réussi à raconter son histoire sans reprendre les récits connus de tous les ratpis ?

N.R : C’est toujours comme ça que je travaille. Un livre, c’est quelque chose qui est figé dans le temps, on ne peut pas le faire évoluer comme un article qu’on met à jour… Pour que ce soit modifié, il faut attendre des années pour une éventuelle réédition. Donc, je me dis, si c’est pour raconter la même chose que tout le monde, je ne le fais pas, ce n’est pas intéressant. Si je lis des livres, ce n’est pas pour lire une nouvelle fois une histoire qui a déjà été racontée 50 fois. Pour Booba, j’ai regardé énormément d’interviews de lui, j’ai lu énormément de choses sur lui, notamment des articles d’analyses, j’ai regardé des reportages, etc. J’ai tout réuni et j’ai trié jusqu’à en venir au fait que tout ce que j’avais emmagasiné, je n’allais pas pouvoir en parler parce que ça avait déjà été traité. L’histoire de Booba racontée dans le livre s’est construite grâce aux nombreuses interviews que j’ai faites. De ses amis d’enfance à ses collaborateurs, on m’a parlé de lui quand il était jeune, comment il rappait à ses débuts et avec quelle voix, quelles étaient ses premières rimes… Donc, j’ai essayé de glisser dans le livre le maximum d’informations novatrices sur lui. Je parle beaucoup des débuts de Booba, jusqu’à Lunatic mais je me suis dit que ce n’était pas forcément la peine de parler de Panthéon ou Nero Némésis, étant donné qu’il y a déjà pleins d’articles et de podcast sur le sujet.

Comment astu œuvré pour recueillir toutes ces histoires, plus ou moins connues des amoureux de cette culture ?

N.R : Merci Instagram, merci Facebook et notamment Facebook parce que les gens que j’ai interviewés ne sont plus tout jeunes (Rires) ! J’ai écrit beaucoup de DMs et beaucoup de mails à tous les gens que j’avais identifié. J’ai scanné toutes les pochettes du rap de Boulogne pour identifier des potentiels interlocuteurs, de la plus obscure mixtape jusqu’au projet le plus identifié. J’ai cherché toutes les personnes et ensuite j’ai contacté tout le monde et il y a une soixantaine de personnes qui m’ont répondu. J’ai interviewé tous ces gens soit sur place à Boulogne, soit ailleurs, soit par téléphone parce que je ne suis pas de Paris donc c’était plus pratique. Les interviews se faisaient en général d’une traite mais quand j’avais besoin de précisions je leur envoyais des messages et on continuait à échanger. C’était important pour recouper les sources des différentes versions des histoires qu’on me donnait. J’ai d’ailleurs attendu d’avoir eu toutes les interviews et donc toutes les informations nécessaire avant de commencer l’écriture, qui est venue par la suite.

Étais tu personnellement un fin connaisseur de l’histoire du rap de Boulogne ? Quelle histoire évoquée t’as le plus marqué ? 

N.R : Je ne sais pas si j’étais un fin connaisseur, parce que j’écoutais beaucoup de rap de Boulogne, mais au début, sans forcément m’en rendre compte. À cette époque, j’avais 15/16 ans et je n’étais pas aussi pointu que maintenant (Rires). Je me suis quand même intéressé aux artistes que j’écoutais : Les Sages Po’, Booba et Khondo, mais à l’époque, je ne savais même pas qu’ils venaient du même endroit ! J’ai écouté beaucoup d’interviews d’eux, mais je n’avais pas creusé à fond. Au fil de mes recherches pour le livre, je me suis d’ailleurs rendu que je ne connaissais pas si bien que je le pensais parce que j’ai appris plein de trucs et c’était très stimulant ! L’histoire qui m’a le plus marquée, je dirais que c’est celle de Tuerie. Je l’ai rencontré il y a 2 ans. Dans un premier temps ça a été une rencontre musicale, puis très vite, c’est devenu une rencontre humaine. Il a été hyper important pour moi dans le processus d’écriture du livre, il m’a beaucoup encouragé. J’ai rencontré plusieurs galères pendant l’écriture et il a eu des mots qui m’ont beaucoup poussé et qui m’ont fait du bien. De plus, j’étais super content de pouvoir raconter son histoire et de mettre en avant un artiste aussi fort musicalement qu’humainement.

Pour la promotion du livre, les rues de Boulogne ont été rebaptisées au nom des rappeurs de la ville, comment est venue l’idée ?

N.R : Non, c’est l’idée de mon éditeur ! Je suis publié chez JC Lattès, sous le label « La grenade » et le dirigeant s’appelle Mahir Guven. Il a gagné les Goncourts des premiers romans, il a créé plein de magazines, écrit plein de livres, il est super fort. Il est toujours en train d’essayer de trouver des idées pour sortir les livres de leurs pages. Il investit l’espace public pour donner vie aux livres. En plus, il est très inspiré par la culture hip-hop ! Il voulait vraiment rendre hommage à Boulogne et encrer le livre dans les rues. Le collage qu’on a fait, c’est une idée qu’il avait déjà faite avec Oxmo Puccino et du coup il m’a proposé l’idée, j’ai trouvé ça trop cool et j’ai validé direct. Beaucoup de médias se sont emparés du truc et ça s’est emballé… C’était marrant à voir de l’extérieur. Ça nous a un peu dépassés de manière positive, je ne m’attendais pas à une telle ampleur ! En plus, ça a fait écho avec l’histoire de Obiwan, racontée dans le livre, à propos du street marketing. Les artistes ont trop bien reçu le truc, ils étaient super contents, c’est cool !

Après Salif, le rap à Boulogne a moins été actif, comment l’expliques tu ?

N.R : Salif est arrivé au moment de la crise du disque, donc c’est une période très compliquée pour l’ensemble du rap français. Ils se tournent vers des circuits plus indépendants, les mixtapes se multiplient comme les street CDs… Des gens comme Alpha 5.20 ou le Ghetto Fabulous Gang (originaires de Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne, ndlr) commencent à émerger mais d’une manière plus confidentielle, pas du tout au sommet des Charts français. Il y a peut-être eu une sensation d’essoufflement à Boulogne. Il n’y a pas forcément eu la relève que les Sages Poètes de la rue, Booba ou Salif espéraient. Il y a eu une envie de transmission au début, qui ne s’est pas forcément perpétuée sur les générations suivantes. Il y a eu une espèce de gouffre, jusqu’à ce que 40 000 Gang émerge, pilotée par Booba, au début. Ils ont essayé de reprendre un peu le flambeau mais après, entre eux, Tuerie et Tissmey, il n’y avait pas grand-chose non plus. Le rap de Boulogne s’est un peu scindé en trois périodes, qui ont eu pas mal de ventres mous. Espérons que maintenant, sous l’influence de gens comme Tuerie, Tissmey et plein d’autres artistes, ça continue de bouillonner.

Quelles autres villes selon toi sont les plus gros fiefs du rap, et qui mériteraient peut être également un livre ?

N.R : J’y pensais récemment et en vrai, je te dirais Marseille. C’est incroyable, depuis IAM jusqu’à maintenant, c’est une ville qui a résisté à l’épreuve du temps, elle a créé des tendances, à l’image de Jul. Son influence est quand même monumentale, son business, la façon dont il se présente… C’est assez fascinant. Marseille, je trouve que c’est une histoire qu’on n’a pas trop racontée dans un livre donc ça pourrait être cool de se pencher dessus.

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