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Retraites : des banlieusards coincés entre la peur pour l’avenir et celle de la police

Retraites : des banlieusards coincés entre la peur pour l’avenir et celle de la police

Depuis quelques semaines de mobilisation face à la réforme des retraites, une petite musique s’installe dans le débat : où sont les habitants des quartiers ? Comme si les éditorialistes et reporters avaient pu compter le nombre d’Arabes et de Noirs dans les cortèges des manifestations parisiennes. Face au traitement médiatique biaisé, Chahinaz Berrandou donne la parole à des jeunes habitants de quartiers, plus concernés que Pascal Praud veut bien le croire.

« Où sont les Français issus de l’immigration, des banlieues sur cette réforme ? Ils sont nulle part. J’ai l’impression que c’est la France blanche»

Ce sont les mots que les Français ont pu entendre en allumant leurs télévisions en cette fin de mois de mars. Un étonnement décomplexé exprimé par Pascal Praud sur le direct de CNEWS. Alors que les mouvements de grève animent les médias et les rues depuis plusieurs semaines consécutives, les regards se tournent maintenant vers les banlieues.

Pascal Praud s’étonne d’une éventuelle absence de la France des banlieues dans les cortèges.

Parisiens et provinciaux sont naturellement identifiés dans ces mobilisations qui portent les voix d’opposition à la réforme des retraites et du 49.3, à contrario des banlieusards, finalement pointés du doigt comme les éternels absents. Trois jeunes Français issus de quartiers populaires s’indignent des propos scandés par le chroniqueur. Loin de se sentir étrangers à la mobilisation sociale, la précarité constitue aussi un frein à l’engagement, quand ils ne craignent pas l’habituelle stigmatisation de « casseurs » ou les risques d’exposition aux violences policières.

Présence en manif et stigmatisation médiatique malgré tout 

Au risque d’être incriminés et de servir de “boucs émissaires” pour les casseurs, certains banlieusards préfèrent éviter les manifestations et les jets de grenades lacrymogènes dans la capitale. D’autres, refusent d’être mis au ban, hors de question de rester passif pour eux. « Je trouve ça important de s’engager en participant aux manifestations pour briser le mythe du jeune de cité qui n’en n’a rien à cirer de ce qu’il se passe dans son pays » explique Mohamed-Amine, 20 ans, originaire de Mantes-la-Jolie (78) et étudiant en journalisme.

« Je participe aux mobilisations de grève dans la rue et en ligne. Je me sens concernée par cette réforme, et ça me préoccupe. »

Sur BFM, le 28 mars, on débat de la présence des banlieusards au sein des Black blocs. Une thèse fournie par le Ministère de l’Intérieur.

« Je m’engage dans cette lutte parce qu’elle concerne toute ma génération. À long terme, chaque réforme appliquée ne fera que d’alourdir le poids sur nos épaules. » Même discours pour Lauren, 25 ans, habitante de Fosses (Val d’Oise-95) et co-fondatrice de l’association Cité des Chances : «  je participe aux mobilisations de grève dans la rue et en ligne. La retraite, c’est un droit pour lequel on cotise et ce système de solidarité, j’y tiens. Je me sens concernée par cette réforme, et ça me préoccupe. » Elle va devoir travailler encore 39 ans avant d’espérer pouvoir toucher une partie de ses cotisations.

« On se dit que ce n’est peut être pas notre combat. C’est une erreur de penser ça, mais ne nous blâmons pas.»

Autre réalité en banlieue, la non-représentativité au sein de la sphère politique et dans une moindre mesure pour les cercles militants. « Je me dis que de toute façon, ce n’est pas ma place. Comme si je n’étais pas légitime de manifester », reconnaît Wahib, 21 ans, résident de Stains (Seine-Saint-Denis-93) et étudiant en sciences politiques. « Dans mon entourage, la plupart des gens sont déconnectés des enjeux politiques, mais ce n’est pas leur faute : ils n’ont jamais été politisés. »

Entre méfiance politique et insécurité civile

Si certains habitants de quartiers populaires se font si discrets au sein des cortèges, ce n’est pas par choix. Les révoltes de 2005 (après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois), la mort d’Adama Traoré après son interpellation par les gendarmes en 2016 à Beaumont-sur-Oise (Val d’Oise), ou encore celle de Théo en 2017 à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) sont encore des plaies vives dans les esprits de beaucoup.

« Qu’importe les décisions politiques mises en place, les changements, c’est pour les autres. »

Tous drames issus de violences policières, synonymes de nombreuses contestations en réaction, ont laissé une trace douloureuse et indélébile dans l’histoire des quartiers. « Fatalement, il y a ce sentiment : qu’importe les décisions politiques mises en place, les changements, c’est pour les autres », estime Wahib. « On se dit que ce n’est peut être pas notre combat. C’est une erreur de penser ça, mais ne nous blâmons pas. C’est social, c’est un long processus qui fait qu’aujourd’hui, on se sent à l’écart. »

Malgré les risques de stigmatisation, de nombreux jeunes issus de quartiers s’engagent dans les manifestations. Crédit photographie : @_mouyou

« Les forces de l’ordre seront plus brutales sur les coups de matraque contre un jeune en survet’ Lacoste, on le sait parfaitement. »

Même avis pour Mohamed-Amine : « je pense qu’il en résulte d’un dédain envers ceux qui les ont stigmatisés par le passé, et donc la non-volonté de s’impliquer dans un combat qui n’est pas le ‘leur’. » La peur de manifester reste d’actualité au vu de la multiplication des violences policières durant les mobilisations. Une crainte cultivée par le traitement répressif que les banlieusards connaissent si bien : « Les forces de l’ordre seront plus brutales sur les coups de matraque contre un jeune en survet’ Lacoste, on le sait parfaitement » ajoute Wahib. « J’alerte sur les réseaux sociaux concernant les dangers des manifestations, les déroulements des gardes vues et les droits que l’on a face aux forces de l’ordre. » explique Lauren. « En tant que jeunes de banlieue, on  y est (bizarrement) plus confrontés. On doit se préparer pour manifester et se mettre en condition pour éviter le pire. »

Manifester un privilège économique mais aussi géographique

Se déclarer gréviste et pouvoir manifester n’est pas donné à tout le monde. A fortiori dans les quartiers populaires. Là où la précarité fait encore des ravages, manquer une journée de travail et perdre un jour de salaire, c’est prendre un risque pour la fin du mois. Pendant que les hausses des prix continuent avec une inflation galopante, les habitants des banlieues continuent de se tuer à la tâche pour subvenir à leurs besoins. Ces mains qui construisent, qui ramassent les déchets à l’aube, qui passent les achats derrière des caisses à répétition, sont déjà fatiguées. « Mon père est technicien de maintenance, il multiplie les opérations du dos. À son âge avancé et dans son état, c’est inconcevable qu’il travaille encore plus longtemps », confie Mohamed-Amine.

« Je n’ai pas pu participer à tous les mouvements de grève organisés sur Paris. Alors, les jours de grèves des transports, tu es juste coincé dans ta banlieue si tu n’es pas véhiculé. »

À ces métiers pénibles et fatigants, qu’on ne regarde pas et qui tiennent pourtant la France à bout de force, s’ajoute une problématique géographique. De l’autre côté du périphérique, les transports ne facilitent pas l’accès à la capitale pour les banlieusards. « Je n’ai pas pu participer à tous les mouvements de grève organisés sur Paris », raconte Lauren. « Habituellement, pour rejoindre la Gare de Nord depuis Fosses, il faut compter une bonne heure en RER D. Alors, les jours de grèves des transports, tu es juste coincé dans ta banlieue si tu n’es pas véhiculé. » Il est tout de même possible de passer outre cette distance d’après Mohamed-Amine : « si manifester n’est pas possible, d’autre moyens le sont : témoigner, participer aux caisses de grèves… ».

« Où sont les banlieues ? » se questionnait Pascal Praud. Elles sont partout. Elles triment, elles s’organisent et elles manifestent chez elles et à Paris. Comme dans les Yvelines, à Mantes-la-Jolie, où des mobilisations de grévistes se retrouvent localement pour rejoindre ensuite les cortèges parisiens. Quand l’animateur explique que « la France des banlieues ne se mobilise jamais sur les causes politiques », on a affaire à l’expression d’un mépris de classe continuel envers tous les combats sociaux menés au sein des quartiers populaires depuis des décennies.

La distinction émise entre la France dite “blanche” et celle des banlieues, qui serait uniquement composées d’habitants issus de l’immigration, est d’ailleurs un énième raccourci raciste. Dangereux de surcroît, dire que la France des banlieues est forcément non-blanche, représente aussi un moyen pour diviser et mieux stigmatiser des populations. Comme les téléspectateurs de Praud, les banlieusards sont concernés par la réformes. Ils sont jeunes, entrepreneurs, au chômage, en maison de retraite, dans les hôpitaux, à l’usine ou en manifestation. Les banlieues, ce sont des RER et des Transiliens, des cités HLM, des résidences privées et des zones pavillonnaires. Et leurs habitants partagent tous le même souhait que le reste du pays et se battent quotidiennement pour vivre plus dignement ensemble.

Chahinaz Berrandou
Crédit photographies : Mouyou

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