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L’appropriation culturelle dans le rap, on en parle ? [DOSSIER]

L’appropriation culturelle dans le rap, on en parle ? [DOSSIER]

Parce que l’identité dans le rap ça compte…

Quand le rap accède au statut de force culturelle au milieu des années 80, le genre fonctionne selon des codes qui lui sont propres (artistique, vestimentaire, sociologique…) et qui se veulent à dessein en rupture avec la scène mainstream. Le rap finit pourtant tant bien que mal par se démocratiser à l’orée des années 90 à mesure que les succès commerciaux s’enchaînent (Run DMC, LL Cool J, NWA, Jazzy Jeff & The Fresh Prince…).

Une histoire qui date

Sans trop que l’on sache alors qui est l’œuf et qui est la poule, cette évolution s’accompagne de l’émergence de deux têtes d’affiche qui aujourd’hui encore figurent parmi les plus controversées de l’histoire du mouvement : MC Hammer et Vanilla Ice.

Quand le premier décroche avant tout le monde une certification diamant en proposant une musique calibrée pour la FM (et en sarouels s’il vous plaît), le second accède au rang de superstar, non pas en repompant sans éclat le génial Rick James, mais comble de l’infamie en samplant des rockeurs (le Under Pressure des Queens pour Ice, Ice baby) et en s’inventant une vie de voyou.

Peu écoutés par la base qui ne leur reconnaît aucune crédibilité, le emcee Marteau et le emcee goût vanille n’en vont pas moins se faire lourdement accuser par cette dernière d’être des usurpateurs.

Tandis que leurs carrières piquent ensuite rapidement du nez, quelques années plus tard un nouveau séisme se fait sentir en la personne d’Eminem.

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Bien qu’il n’ait lui absolument rien d’un clown et qu’il se révèle sur disque l’un des rappeurs plus doués ever, sa couleur de peau associé à son succès commercial sans précédent lui valent d’être pris pour un nouveau Elvis, soit un artiste blanc qui s’accapare la musique noire pour la jouer au grand public.

C’est également à cette époque que le rap se fait encore plus visible dans l’espace public avec une imagerie désormais reprise en chœur par les stars de la pop culture (Jennifer Lopez, N’Sync…) et les marques de luxe (sneakers Dior, do-rags Givenchy, planches de skate Hermès, logos surdimensionnés Moschino…), tandis que les rappeurs abandonnent complétement les thématiques militantes pour se convertir avec enthousiasme à la religion du flouze et des soirées.

En parallèle à cette « ouverture » grandissante, les débats où s’entremêlent les questions d’appartenance et de légitimité prennent eux de plus en plus de place.

C’est dans ce contexte que le concept d’appropriation culturelle fait son entrée dans le champ lexical.

L’appropriation culturelle, c’est quoi ?

Née dans les années 80 sur les campus universitaires américains, l’appropriation culturelle désigne l’utilisation d’éléments d’une culture minoritaire par les membres d’une culture dominante.

Si le principe de l’échange n’est en soi pas remis en cause, ce qui dans cette approche pose problème c’est le manque de symétrie induit par le rapport de force.

Le cache-sexe de l’hommage dissimule en effet au mieux la condescendance, voir une forme de néocolonialisme de la part de ceux qui dans un mélange d’ignorance et de mépris s’accaparent des codes bien souvent pour les « exotiser » en réduisant ces derniers à des clichés (de la casquette à l’envers au dab), tout en dépouillant au passage le groupe dominé.

Dans le cas de Vanilla Ice et MC Hammer, ce qui leur a été reproché c’est d’avoir travesti le rap pour en présenter au grand public une version aseptisée où la moindre nuance de subversivité est expurgée pour se limiter à une posture « cool ».

Et c’est cette même problématique qui trois décennies plus tard revient très régulièrement sur le tapis… à ceci près que le rap a entretemps façonné comme aucun autre courant la culture musicale dominante actuelle.

Dans le désordre cela donne ainsi Miley Cyrus et Taylor Swift qui se sont vues reprochées d’abuser du twerk dans leurs clips, Post Malone d’avoir joué de la confusion avec le rap (bread, dents en or et featurings) pour sitôt le succès pointer le bout son nez retourner sa veste, ou encore Iggy Azalea se faire martyriser à tout bout de champ sur les réseaux sociaux pour son illégitimité à tenir son rang micro en main.

Les paradoxes de l’appropriation culturelle

Évidement avec un peu de recul, toute cette agitation pourrait presque prêter à sourire.

De un parce que si une culture se développe sur la base d’un socle commun, elle est ensuite condamnée à évoluer pour survivre (disco rap, boom bap, gangsta rap, mumble rap, etc.), quitte à être victime de son succès et se faire échantillonner malgré elle par des éléments extérieurs.

[Dans un même ordre d’idée, les « anti-appropriationistes » vont eux encore plus loin en soutenant que banaliser la culture d’une minorité accroit son accessibilité aux yeux du monde.]

De deux parce que la culture est qu’on veuille ou non l’expression du rapport de force (pas de routes sans les légions romaines, pas de francophonie sans empire coloniale, pas de cinéma hollywoodien sans domination économique américaine…).

Et de trois parce qu’au fil du temps, l’accusation d’appropriation culturelle est devenue l’apanage de social justice warriors tellement prompts à voir du « white privilege » partout qu’ils s’en retrouvent au nom de la lutte pour la diversité à célébrer l’essentialisme identitaire en prônant le chacun chez soi (?!).

L’appropriation culturelle, un vrai débat malgré tout

Reste que malgré ces gros défauts, n’est-il pas pour autant un peu court de reléguer l’appropriation culturelle dans la catégorie des faux problèmes ?

Une culture a beau n’appartenir formellement à personne, celles et ceux qui la pratiquent de près ou de loin la modèlent selon une voie qui n’est pas tracéei.e. tomber dans la pastiche à coups de marqueurs culturels grossiers n’est pas une fatalité.

Certes reprocher à Eminem, aux Beastie Boys ou à Brother Ali d’être des « wiggers » n’a pas plus de sens que de réclamer le retour au « vrai rap » ou d’aller hurler avec les loups sur les réseaux sociaux à chaque fois qu’une Kardashian se fait des tresses collées, mais toujours est-il qu’il incombe aux artistes des deux bords de veiller à ce que l’échange culturel se fasse sur un pied d’égalité.

Quand le rap se voit déconnecté de son ADN pour se réduire à un défilé de pauvres bien sapés sur les podiums ou à une musique d’ambiance de quartiers gentrifiés, c’est toute l’identité passée et à venir du genre qui s’en retrouve altérée.

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