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Ramadan : le rap français en pause

Ramadan : le rap français en pause

« C’est bon le ramadan est fini là, j’crois que j’peux poser le son ma gueule », plaisantait La Fouine sur sa pause musicale, en introduction de l’un de ses morceaux en 2011. Alors que le rap français bouillonne chaque semaine de sorties dans un calendrier qui ne cesse de s’alourdir, le rythme ralentit chaque année pour une grande partie de l’industrie au moment du Ramadan. 

« Religieusement parlant, c’est un frein pour les artistes musulmans de partager leur musique pendant ce mois saint. »

L’adjoint, producteur pour SCH, Soso Maness…

Déjà en 2019, le média en ligne Yard s’amusait de l’arrivée du Ramadan au sein du rap français.

Mois sacré durant lequel la communauté musulmane jeûne entre le lever et le coucher du soleil, et se concentre sur son rapport à Dieu dans un moment de retraite spirituelle. Pour beaucoup d’artistes, la musique, les punchlines aux références parfois ténébreuses, l’atmosphère souvent vaporeuse des studios sont évités le temps d’un mois. « Religieusement parlant, c’est un frein pour les artistes musulmans de partager leur musique pendant ce mois saint. Puis, il y a la crainte éventuelle qu’une partie de leur public ne soit pas là. C’est une période différente pour laquelle il faut s’adapter », indique L’Adjoint, ingénieur, compositeur et producteur pour de nombreuses grosses têtes du rap français dont SCH, Fianso, Naps ou encore Soso Maness. 

S’observe alors une forme de trêve officieuse où une partie du rap français s’efface le temps de quelques semaines. L’industrie et ses acteurs, dans la lumière comme en coulisse, musulmans ou non, semblent se mettre au diapason du Ramadan en s’octroyant une pause collective.

Où est le problème ?

Chaque année en France, l’arrivée du Ramadan s’accompagne de polémiques : si les musulmans ne sont pas à l’origine des pénuries d’huile comme l’an dernier, ils sont à l’origine cette année de pauses fraîcheur jugées communautaires par la Fédération Française de Football. Mais, depuis des années, le rap français fait exception. 

« Les professionnels de ce milieu sont bienveillants et respectueux, et essayent d’orienter les sorties selon ce mois. »

Raouf, manager de TK, Achim et Janis.

La question du Ramadan ne se pose plus dans le microcosme rap. Pour plusieurs raisons : l’ouverture et la mixité sociale des parties prenantes de l’écosystème, mais aussi car une grande partie des fers de lance du mouvement, à savoir les artistes, leurs équipes et leur public, pratiquent le jeûne ou y sont familiers. « C’est une dynamique commune, acceptée et normale. Énormément d’artistes et d’auditeurs sont musulmans, l’industrie répond donc aux attentes de ses acteurs », justifie Tarik Chakor, maître de conférence à Aix-Marseille Université et cofondateur de l’agence de conseil La Firme, intermédiaire entre artistes et marques notamment. « Les professionnels de ce milieu sont bienveillants et respectueux, et essayent d’orienter les sorties selon ce mois », atteste, Raouf, manager des pépites marseillaises TK, Achim et Janis. 

« Ce n’est pas un sujet, c’est juste la vie de ces artistes. C’est un moment qui fait partie de nos vies et ce n’est un sujet pour personne. »

Narjes Bahhar, journaliste.

À la différence d’autres sphères culturelles, économiques, ou politiques, l’islam n’est pas étranger aux vies intimes et collectives. « Ce n’est pas un sujet, c’est juste la vie de ces artistes. C’est un moment qui fait partie de nos vies et ce n’est un sujet pour personne. Ça en dit beaucoup sur notre capacité en réalité à pouvoir s’accepter et se respecter dans nos différences. » éclaircie Narjes Bahhar, journaliste et responsable éditoriale chez Deezer.

Une pause spirituelle bienvenue dans une industrie concurrentielle 

Car les activités ralentissent aussi pour les journalistes qui travaillent étroitement avec les artistes. Mais est-ce que le rap français, comme le foot, se crispe ? « Dans mes souvenirs, ça a toujours existé. On fait naturellement une pause et on revient tous après le Ramadan. Il y a 15 ans, à mes débuts, il y avait déjà moins de promotions et de sorties de la part des rappeurs. C’était souvent une période attendue où ils en profitaient pour prendre du temps pour eux et se reposer », confirme Narjes Bahhar. « Ce n’est pas que la question n’est plus aussi présente qu’avant, aujourd’hui, elle est ancrée dans les mœurs du rap français. » précise L’Adjoint. 

La Fouine souhaitait un bon Ramadan, en évitant le « Ramadance ».

Cet arrêt pendant le Ramadan est une pause bienvenue pour les acteurs et la scène foisonnante du rap français. « C’est la belle vie (rires). Comme il y a beaucoup de musique, on travaille beaucoup. Il y a toujours des rushs. Le Ramadan me permet d’en profiter pour structurer mon travail, ce que je n’ai pas le temps de faire. Plus de temps pour profiter de la vraie vie et pour m’épanouir dans ma vie personnelle. Dans cette industrie qui ne s’arrête jamais, ce repos est le bienvenu », confie Raouf. 

Une période creuse synonyme d’introspection et de distance par rapport à son art. Comme un retour à l’essentiel pour se rattacher à la réalité du quotidien, loin de certains codes du rap, pour beaucoup contraire aux valeurs de l’Islam. « Les artistes veulent être en adéquation avec leur foi. C’est indéniablement un moment où ils préfèrent se recueillir en prenant du temps pour eux et leur famille », décrit Narjes Bahhar. 

« On le sent plus sur les artistes qui passent le cap de la quarantaine. Ceux qui développent une réflexion de père porteur de valeurs et qui sont responsables de l’image qu’ils montrent. Ils deviennent plus sensibles au monde, plus positifs dans la musique qu’ils donnent et progressent en sagesse », se rejoignent Raouf et Tarik Chakor dans leurs ressentis.

Dans de nombreux textes, les artistes questionnent leur rapport à la foi. Une des thématiques récurrentes du rap français.

Une baisse de fréquentation des studios qui restent actifs la nuit

Chez les rappeurs, deux profils semblent se distinguer durant le Ramadan. Il y a ceux qui se désengagent entièrement et disparaissent lors de ce mois. Puis, il y a les rappeurs qui continuent toutefois de travailler leurs musiques de manière plus discrète. « Beaucoup ne vont plus au studio, mais d’autres continuent à s’y rendre. Il n’y a ni généralité ni vérité absolue. Mais la majorité n’y va plus, ou bien uniquement le soir. Il n’y a que quelques ovnis qui font ça la journée pendant le jeûne », s’amuse Raouf. 

On constate une baisse des sessions d’enregistrement évidente lors du Ramadan et le rythme passe encore un peu plus en mode nocturne. « En studio, on prend forcément en compte la période du Ramadan dans notre agenda de l’année. Je sais que je perds une liste importante de clients ce mois-là. Il y a ceux qui continuent à bosser parce qu’ils ne sont pas concernés par le jeûne, ceux qui travaillent comme si de rien n’était, même en journée, ou ceux qui ne viennent qu’une fois le ftor passé, après avoir rompu leur jeûne », déclare L’Adjoint. 

L’avant et l’après Ramadan, les embouteillages de sortie 

Cette année, le Ramadan a débuté le mercredi 22 mars et finira certainement d’ici le vendredi 21 avril. Considéré comme un véritable enjeu du calendrier, on peut dire que la période pré-Ramadan s’est fait ressentir en 2023. Les grosses sorties se sont enchaînées lors des premières semaines du mois de mars. Maes, WeRenoi, Djadja & Dinaz, Zola… Les artistes les plus en vue n’ont pas manqué le coche. « Il y a le sentiment que les activités s’arrêtent et que le public consomme moins de musique. Alors, il faut sortir avant ou après le Ramadan. C’est soit on est prêt, on sort avant, soit on ne l’est pas et on sort après », explique Raouf.

La journaliste et figure de proue de Deezer s’était amusée des calendriers de sortie surchargés d’avant Ramadan.

« C’est un peu comme la guerre des étoiles. J’aurais même tendance à conseiller aux jeunes artistes émergents de ne pas sortir de projets à ce moment-là », indique Narjes Bahhar à propos des périodes avant et après le Ramadan. « Il y a une contrainte en termes d’activité, pas péjorative au sens propre du terme. C’est juste une question de timing, comme un élément du décor avec lequel il faut s’accorder » développe Tarik Chakor.

La grande inconnue : le streaming du public

La réactivité du public pendant le Ramadan fait beaucoup débat au sein du milieu. « Il y a des grosses sorties attendues que le public préfèrera recevoir dans de bonnes conditions. C’est toujours plus agréable pour ceux qui sont dans cette pratique religieuse d’écouter de la musique hors Ramadan », signale Raouf.

« Je continue d’écouter de la musique après la coupure de mon jeûne. Je ne suis pas fumeur, mais là musique, c’est un équivalent de la cigarette pour moi. »

Zinedine, étudiant en droit.

Mais si le calendrier des sorties s’allège, le public, lui, sèche-t-il les streams ? Interrogée par Booska-P, une plateforme de streaming bien connue ne constate pas de baisses d’écoute significative du rap français pendant le Ramadan. Côté public, si certains surmontent leurs envies d’écouter de la musique, d’autres n’y parviennent pas totalement. « Je continue d’écouter de la musique après la coupure de mon jeûne. Je ne suis pas fumeur, mais là musique, c’est un équivalent de la cigarette pour moi », confie Zinedine, 20 ans et étudiant en droit. « Néanmoins, je sais faire la part des choses. Je trouve le moment pour me consacrer à ma pratique religieuse. Sauf que je garde toujours un moment pour la musique, même si dans un coin de ma tête je sais qu’il est préférable d’avoir une entière disposition pour la religion en ce mois sacré », ajoute Zinedine. 

De son côté, Océane, 20 ans et agente d’accueil, profite de ce temps pour se détacher un maximum de sa passion pour le rap français : « Je suis moins attentive à ce qui sort. Me concentrer sur la musique et son actualité pendant le Ramadan ne me paraît pas cohérent. Je n’attends plus chaque vendredi avec impatience, en particulier parce que le vendredi est un jour saint. J’ai toujours affilié ce mois à une période creuse du rap français. » 

Le Ramadan peut aussi être une aubaine pour les jeunes artistes en développement qui profitent d’un espace médiatique moins surchargé.

Bien évidemment, il y a toujours des sorties et des événements pendant ce mois, car fort heureusement le rap continue d’exister. Une multitude d’artistes de confession musulmane, ou non, maintiennent leurs activités durant le Ramadan. Souvent des newcomers en développement ou des têtes émergentes qui profitent de ce repos collectif pour élargir la genèse de leurs fanbases en l’absence des sorties des plus gros artistes proches de leurs registres. « Tout dépend des profils, il y a une sorte d’arrêt sur toutes les grosses têtes d’affiche généralement. Les rappeurs plus jeunes et moins identifiés pourront profiter de cette période pour essayer de sortir un projet parce qu’il y a toujours des auditeurs qui écoutent du rap », analyse Narjes Bahhar. 

Une fois le mois de Ramadan écoulé, les artistes font bel et bien leurs retours, notamment dans le studio de l’Adjoint à Marseille. Les annonces de sorties commencent d’ailleurs à pulluler sur les réseaux dès les dix derniers jours de Ramadan. « Une semaine d’adaptation et puis, tout rentre dans l’ordre comme si de rien n’était ». 

Jalal Kahlioui et Chahinaz Berrandou

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