En 2006, Youssoupha rappait « J’ai l’sentiment que tout ça n’est qu’un éternel recommencement ». Ce ne sont pas les adeptes de reprises qui diront le contraire. Depuis quelques années, ces réinterprétations affluent sans limites dans le rap. Si ces performances sont appréciées et mises en avant dans plusieurs styles musicaux comme l’électro-house ou encore la pop, les reprises dans le rap sont plus enclines à déranger une partie des auditeurs. Paradoxalement, ce sont ces mêmes morceaux qui se classent presque systématiquement en haut des charts.
Entre hommage, héritage musical et une voie royale vers la certification, la barrière est très fine. Où la limite artistique s’arrête-t-elle ? Avons-nous épuisé toutes les mélodies et les toplines qui fonctionnent ? Est-il possible de mieux réinterpréter un tube que le morceau original ? Nous allons nous intéresser à ces questions avec l’appui de Romain Bordes, Directeur Artistique chez Sony Music Publishing, Laurent Beuvain, responsable d’antenne chez Generations et Sacha Goëller du groupe Début de soirée.
Différencier l’interpolation du sample
Retour aux sources. Le terme « reprise », usage commun de l’exercice, n’est pas foncièrement en phase avec le sujet. On nomme interpolation le fait de reprendre une mélodie ou une topline d’un autre artiste. Parti de cette base, il est indispensable de différencier les termes « interpolation » et « sample », deux cousins qui ont leur part d’importance sur le plan juridique.
L’interpolation réside dans la réinterprétation. C’est la possibilité pour les artistes d’adapter à leur univers musical un ancien morceau pour créer une nouvelle œuvre à part entière. Comme dans la peinture ou dans le théâtre, par exemple, quand Sébastien Azzopardi et Sacha Danino dévoilent une version moderne du Tour du Monde en 80 jours de Jules Verne. Le sample se différencie de l’interpolation car, plus qu’une adaptation ou une réinterprétation d’un morceau, il s’agit d’un emprunt. L’extrait du morceau original est ajouté à la nouvelle production pour être ensuite modifié à la convenance de l’artiste et créer par ce biais un nouveau morceau.
Des complexités juridiques
D’un point de vue juridique, l’interpolation est plus admissible que le sample puisqu’il s’agit d’une reproduction et non d’un emprunt du morceau original. Sa valeur initiale reste inchangée parce qu’on touche ici aux droits de composition et non aux droits d’auteur. Plus subjective, l’interpolation n’est considérée comme une violation de droits que si un distributeur, manager ou artiste considère qu’il y a trop de similitudes dans le morceau en question. Pour éviter ces complications, l’artiste et son équipe doivent « clearer » le morceau en amont. Romain Bordes, directeur artistique chez Sony Music Publishing explique : « L’éditeur de l’artiste doit demander l’accord de la reprise aux ayants droits du morceau de base, prendre contact avec eux et leur soumettre une proposition vis-à-vis des droits d’auteurs. Pour le sample, la clearance passe par une étape supplémentaire. »
Ces démarches, aussi longues soient-elles, sont une des clés du droit de la propriété intellectuelle. Sans elles, la barrière entre le plagiat et la réinterprétation est franchie sans vergogne. Un des exemples le plus fort ne se situe pas dans l’hexagone, mais de l’autre côté de l’Atlantique. En conflit avec son ancien producteur Scooter Braun suite à son arrivée chez Universal en 2018, la chanteuse Taylor Swift a perdu les droits des masters de ses six premiers albums. En 2020, le producteur américain a revendu les droits des projets de Taylor à un fond d’investissement pour 300 millions de dollars, une nouvelle fois, sans que la chanteuse donne son aval. En perpétuel combat depuis, l’interprète de Blank Space a trouvé une parade. Elle a décidé d’interpoler ses propres morceaux pour récupérer les droits sur ceux-ci. C’est ainsi qu’elle a dévoilé en avril 2021 Fearless (Taylor’s version), son premier album entièrement réenregistré. Elle compte faire de même pour ses cinq autres projets.
Un succès commercial notoire
Les interpolations sont majoritairement du temps un gage de certification pour l’artiste. À titre d’exemple, Angela de Hatik (interpolation du titre de Saian Supa Crew) s’est hissé à la deuxième place du Top des morceaux les plus streamés en 2020 sur Spotify France. Ne reviens pas de Heuss l’Enfoiré et Gradur (qui reprend Blue de Eiffel 65) a été certifié single de diamant en un mois seulement, Moulaga de Heuss L’Enfoiré et Jul (directement inspiré de Enrico Macias, Les mendiants de l’amour) a obtenu un single de diamant en quatre mois et Folie de Jul qui a rendu hommage à Début de soirée avec Nuit de Folie a été certifié single d’or en seulement un mois. Ce succès commercial s’explique par la nostalgie commune d’une génération. Qu’on les apprécie ou non, ces tubes ont résonné dans les oreilles des auditeurs de rap francophone au moins une fois dans leur vie. Quand ils écoutent une reprise de variété, ils se sentent inconsciemment familiers avec le morceau, à l’image de la madeleine de Proust. À chacun de déterminer s’il préfère le morceau orignal ou l’interpolation, mais rien ne l’empêche d’écouter les deux morceaux, preuves à l’appui. Si de nombreux auditeurs voient d’un mauvais œil ce recyclage musical, les artistes s’en défendent sans tabous. Ces interpolations résultent d’un héritage musical, point majeur de leurs inspirations.
« Un feat avec Pascal Obispo Pourquoi pas ? J’aime la variété » Kalash Criminel – On fait la fête
Dans l’idée commune, ces interpolations sont à unique but commercial. Il serait hypocrite de dire que ces morceaux qui reprennent d’anciens tubes sont composés dans une idée exclusivement artistique, puisqu’ils ont déjà prouvé leur succès. Pour autant, Romain Bordes est clair sur un point : « C’est très rare que ce soit un directeur artistique qui pousse l’artiste à faire des interpolations, c’est presque toujours du côté du rappeur que l’idée nait. Je pense qu’ils se sont rendus compte que le fait de s’approprier une mélodie qui a déjà connu un succès fait immédiatement résonner chez le public quelque chose de familier, il y a un attachement sentimental. » Les artistes qui reprennent des morceaux de variété française se vantent d’être fans de ce genre musical ou a minima éduqués par celui-ci. Laurent Beuvain, responsable d’antenne chez Generations, confirme : « C’est ce qui fait vivre le rap depuis le début, c’est ce qui permet un renouveau. Les artistes puisent dans les diverses inspirations qui les ont fait grandir. »
Jul, par exemple, a toujours mis en lumière la variété dans ses morceaux. En 2017, le rappeur marseillais rappe dans Vie de bâtard : « Rap ou variété, moi j’mélange les deux. » Dans une interview accordée au Parisien il y a deux ans, le Phocéen confirme : « Mon père me berçait avec de la musique dans sa voiture pour m’endormir ». Mélomane depuis son enfance, Jul a grandi avec les classiques de la chanson française, qu’il n’hésite pas à mettre en avant aujourd’hui, comme son titre Folie, qui rend hommage au duo Début de Soirée. Sacha Goëller, connu pour son ensemble de costume rose flashy, a vu d’un très bon œil la reprise de son tube : « Je le prends comme un hommage. À l’époque, on faisait partie de ces chanteurs du sud qui avaient réussi, ça peut être dû le marquer. Il aime cette chanson et c’est pour ça qu’il a voulu la faire à sa manière, avec sa sauce à lui. Le résultat est très bon, je dis bravo et merci à tous ces jeunes artistes qui nous font ces hommages ! »
Sans ternir l’œuvre originale, ce genre d’interpolations adapte le morceau au style du rappeur, ici Jul. Un des autres points positifs de ces nouveaux morceaux permet de remettre de la lumière sur des tubes oubliés ou juste inconnus par une partie des auditeurs. C’est aussi ce mélange de public qui crée le succès de ces morceaux. Les auditeurs de Joe Dassin diffèrent très probablement des fans de Soolking et 13 Block, mais se rejoignent sur le morceau On ira, qui rend hommage au chanteur franco-américain. Dans les deux sens, les interpolations permettent d’ouvrir un champ musical plus large à l’auditeur.
Interpolation, forcément moins bonne que la musique initiale ?
Une certaine partie des fans de rap sont pour autant assez sceptiques face aux interpolations. Ils les jugent « très simples », « de moins bonne qualité que le morceau original », « peu recherchés en termes de paroles »… Ce débat d’initiés résonne à chaque sortie sur les réseaux sociaux. Sacha Goëller a été témoin : « J’ai reçu beaucoup de messages de fans qui n’ont pas vraiment apprécié la reprise de Jul. Mais je leur ai dit qu’il fallait respecter le travail qui a été fait, même s’ils préfèrent l’originale. »
Les interpolations ne sont pourtant pas créées dans le but de faire concurrence aux morceaux originaux. Ils résultent d’une évolution musicale inspirée par des musicalités d’antan. Il s’agit là d’un ajout à un large spectre de mélodies déjà existantes. Quand ces interpolations sont faites à but artistique et non commercial, elles ont un réel sens. Il arrive toutefois que certains artistes abusent de cet exercice, ce qui fini par lasser l’auditeur. Cependant, les interpolations de variété française n’ont pas fini de régner dans le secteur du rap. Laurent Beuvain explique : « La musique a aujourd’hui une vraie identité française et c’est en allant piocher dans l’essence de la musique française et en la réadaptant qu’on participe à cet héritage. »
À l’inverse, on peut spéculer sur des interpolations de tubes de rap dans les futures années. À l’image de la réinterprétation de Brigitte du tube Ma Benz de NTM et Lord Kossity, des chanteurs reprendront possiblement des tubes de Jul ou de Ninho dans un futur proche.
En bonus, pour les aguerris du genre, voici une liste non exhaustive des reprises de variété française par des rappeurs francophones :
Alonzo x Jul – Normal : Emile & Images – Les Démons de minuit
Benab – On s’attache : Christophe Maé – On s’attache
Cinco – Jean Petit : Martial – Jean Petit qui danse
C.O.R – On va s’aimer – Gilbert Montagné – On va s’aimer
Dabs x Maes – Tes Rêves : Saian Supa Crew – Angela
Dinos x Damso – Du mal à te dire : Pearl – J’ai des choses à te dire
Disiz – Laisse Béton : Renaud – Laisse Béton
Gips – Un Siphon : Ainsi Font Font Font
GLK – Tout le bonheur du monde : Sinsemilia – Tout le bonheur du monde
Hatik – Angela : Saian Supa Crew – Angela
Heuss L’Enfoiré x Ninho – Marseillaise : Rouget de Lisle – La Marseillaise
Heuss L’Enfoiré x Jul – Moulaga : Enrico Macias – Les mendiants de l’amour
Hornet La Frappe – Plus fort : Damien Sargue, Philippe D’Avilla et Gregory Bacquet – Les rois du monde
Jul – Miné : Michael Jackson – Beat it
Jul – Folie : Début de Soirée – Nuit de folie
Kaza – Elle avait les mots : Sheryfa Luna – Il avait les mots
Kaza – J’aimerais Tellement : Jena Lee – J’aimerais Tellement
Kliff – Au Soleil : Jenifer – Au Soleil
La Fouine – Ma Tabatière : Mister Toony – J’ai du bon tabac
Landy – Parce qu’on vient de loin : Corneille – Parce qu’on vient de loin
Lino – Sentier de gloire : Les Choristes (Bruno Coulais) – Vois sur ton chemin
Maes – Belle : Garou – Belle
Manau – Dans la vallée : Alain Stivell – Tri Martolod
Naza – Souris Verte : Une souris verte
RK x Vladimir Cauchemar – Bloccc : Christophe Willem – Double Je
Soolking – Dalida : Dalida x Alain Delon – Paroles, Paroles
Soolking x 13 Block – On Ira : Joe Dassin – L’Eté Indien
Soprano – Plus près des étoiles : Gold – Plus près des étoiles
Soso Maness – DLB4 : Charles Aznavour – Emmenez moi
Stomy Bugsy , Arsenik – Secteur Ä – Tous au paradis : Michel Polnareff – On ira tous au paradis
Vegedream x Ninho – Elle est bonne sa mère : Les Choristes (Bruno Coulais) – Vois sur ton chemin
Yannick – Ces soirées là : Claude François – Ces années-là
https://www.mouv.fr/musique/rap-fr/jul-x-polnareff-l-evidence-de-la-connexion-360701