Depuis 2022, la petite industrie du rap français a connu un petit baby-boom aux contours novateurs. De nombreuses femmes, rouages clés de l’industrie, artistes, journalistes, ont pris une pause dans leur carrière pour mettre au monde un enfant, et l’ont communiqué sur leur plateforme. Une décision forte, qui n'est pas sans conséquences pour elles. Témoignages.
« Dès que j’ai su que j’étais enceinte, c’était plus de peur que de joie. » Les mots de la rappeuse Davinhor témoignent du tabou qu’il existe encore dans le rap français autour de la grossesse des artistes, si peu nombreuses, et soumises à une pression monstre, notamment sur leur physique. « La première personne que j’ai appelé, c’était Katia ma cheffe de projet. Ma famille ou mon mec n’étaient pas au courant. C’est elle qui m’a rassurée ».
Ces derniers mois, elles ont été quelques-unes – artistes, journalistes, cheffes de projet en label de rap français- a communiqué publiquement leur grossesses. Ce baby-boom médiatique arrive après une pandémie qui a remis en question les modes de consommation, de vie et de bien-être au travail. Et notamment dans le monde de la musique, où pour beaucoup les rythmes riment souvent avec surmenage et burn-out.
Annonce de l’heureux événement… et insultes sur les réseaux
Sur un post twitter presque banal à l’été 2023, Liza Monet a affiché sa grossesse sur une plage en maillot de bain, avec l’inscription « Bonnes Vacances ». Le post pourtant inoffensif s’attire les foudres de méchanceté gratuite : « qui a pu lui faire un gosse à elle ? », « une p*te n’a pas le droit d’enfanter »… Liza Monet se souvient de ces insultes avec amertume avant de tempérer avec un rire nerveux « qu’est-ce que tu veux, c’est la vie ».
Pourtant, pour elle, la fierté et l’envie de montrer sa grossesse étaient motivées par autre chose qu’une envie de buzz : « j’ai eu un avortement à cause de mon diabète quand j’avais 16 ans. J’ai eu aussi une fausse couche il y a deux ans. Par miracle, j’ai eu cette grossesse aujourd’hui, plus encadrée médicalement. C’est surtout une revanche sur la vie.»
L’exemple américain de Nicki Minaj, Cardi B et Rihanna
En France, les rappeuses sont rares et leurs grosses encore plus, donc forcément les yeux se tournent automatiquement vers les États-Unis, qui ont une longueur d’avance en la matière. Nicki Minaj, Cardi B, ou encore Rihanna (qui n’est pas rappeuse, mais a collaboré avec beaucoup de têtes d’affiches du genre) ont pavé la voie d’une grossesse publiquement assumée. « Nicky m’a inspirée dans le fait de montrer et d’assumer mon enfant ».
Malgré le torrent numérique nauséabond reçu, Liza Monet qui souhaite aujourd’hui « dissocier la vie personnelle du professionnel comme pour Cardi B », se sent pourtant un peu moins seule avec ces quelques grossesses publiques. Mais l’image de la femme dans le rap ne semble pas avoir évolué d’un iota. Benjamine Weill, philosophe et auteur du livre A qui profite le sale, en explique une des raisons : « Le patriarcat n’aime pas qu’une femme s’assume trop. Selon la domination masculine, vivre dans un corps féminin interdit toute activité rationnelle et intellectuelle, le féminin étant cantonné à l’émotionnel, l’irrationnel et la sensiblerie. »
Davinhor, qui se décrit elle-même « comme une épine dans le caleçon » était déjà pleine d’appréhensions au moment de se « rendre compte qu’on n’était déjà peu de femmes sur la scène rap français ». Être absente trop longtemps dans ce monde où les trends Tiktok font exploser les streams d’une semaine à l’autre, aurait pu selon elle lui faire « risquer d’être mise de côté ».
Grossophobie et misogynie dans la grossesse des femmes du rap
Dans la grossesse, la prise de poids est évidente, inhérente à la majorité des femmes. Un phénomène pas toujours bien vu par le public. Encore moins bien vécu mentalement par les principales concernées, sous le feu des critiques assassines.
On peut penser à Imen Es, qui avait été au cœur d’une vague de harcèlement grossophobe lors de son concert au Zénith de Paris en Octobre 2022, quelques mois après son accouchement. Aya Nakamura expliquait au média Vanity Fair en novembre 2022, qu’après avoir appris sa première grossesse à ses 20 ans, elle avait volontairement caché l’information à sa maison de disques (Warner, NDLR) de peur de ne pas pouvoir signer un contrat. « C’était l’hiver, j’ai attendu sept mois et là : ‘Bim !’, balance-t-elle en mimant l’ouverture de son manteau en grand. ‘Voilà, je suis enceinte !’».
Une angoisse physique confirmée par Davinhor, qui explique quant à elle être très attentive sur son poids à la rentrée 2023 : « Mon poids, mon image, c’est mon combat tous les jours. Je fais une fixette en ce moment sur mon poids. J’ai pris 9 kilos, je suis skinny de base. Après mon accouchement, il est hors de question que je me laisse aller ».
A l’intérieur de l’industrie, les mêmes mécanismes s’opèrent. Pauline Raignault, ‘Project Manager’ chez RedBull, maman pour la première fois depuis quelques mois, explique « avoir annoncé publiquement au bout de 5 mois (sa) grossesse sur les réseaux sociaux, quand ça commençait à se voir physiquement ». Pas envie « qu’on parle sur moi derrière moi, autour de mon poids ou autre ».
Davinhor se rappelle un concert réalisé en Suisse au cours de l’été 2023 où les gens sur les réseaux sociaux s’enflammaient : « Je voyais des commentaires du style ‘c’est dangereux pour l’enfant, avec le son, puis elle saute…’. Les gens s’inquiétaient, mais je voulais leur répondre ‘je fais mes rendez-vous gynécologiques chaque trimestre, l’enfant se porte très bien, merci’» avant de conclure cyniquement « pour les gens, on est juste des poules pondeuses en fait ».
Montrer sa grossesse pour ne plus avoir peur
Cet été, c’est Davinhor qui défriche à son tour ce nouveau terrain en France. L’artiste congolaise totalement décomplexée à l’idée d’assumer son corps a réalisé de nombreux concerts en arborant des tenues qui mettaient en valeur son ventre rondelet. Le 11 mai dernier, la rappeuse affichait son ventre dans une robe échancrée noire qui n’est pas passée inaperçue. Elle est la première rappeuse française à se montrer officiellement enceinte et toujours ‘dans le game’.
Si la récente grossesse de Rihanna a été vécue comme une avancée pour de nombreuses artistes à travers le monde, Davinhor affirme pourtant ne pas vouloir être comparée à elle. « Je ne dirais pas Rihanna comme modèle. Je suis une femme, j’assume juste le fait d’être enceinte. Mon combat ce n’est pas de défendre les gens. Mais quand j’expose mon ventre sur scène, c’est surtout de dire aux femmes ‘n’ayez pas peur. Je le fais, vous pouvez aussi’ ».
L’artiste qui vient d’accoucher, a accepté de répondre à nos questions, non sans quelques remarques : « d’être là devant toi, à répondre à ces questions, ça me peine. C’est tout à fait normal de donner la vie ». Elle ne souhaite pas non plus porter le poids de la représentativité « je ne peux pas être ambassadrice d’une cause alors que chaque grossesse est différente ». Mais forcément lors de ses sorties « le bide à l’air », selon ses termes, à la première édition des Flammes, Davinhor incarne à elle seule l’intersectionnalité des discriminations qui peuvent la toucher : misogynie, racisme (misogynoire).
Mais la grossesse des artistes peut aussi cacher des bonnes surprises, parfois lucratives. L’artiste révèle recevoir notamment des sollicitations de Pampers ou autres marques liées à la maternité pour défendre ses valeurs. Et la rappeuse vient casser un tabou : « Les femmes enceintes génèrent énormément d’argent, il ne faut pas croire», glisse-t-elle en souriant .
« Dans les années 2000-2010, quand une rappeuse tombait enceinte, elle se retirait de la musique .»
Si elle peut se sentir esseulée face à la grossesse qui concerne 950 000 femmes enceintes chaque année en France, Davinhor est en effet une des rares artistes à avoir passé le pas de la médiatisation de son corps ainsi que de sa grossesse, et ce depuis de nombreuses années. Ouafae Mameche, journaliste et insider du milieu nous explique-elle que dans les années 2000 et 2010, « quand une rappeuse tombait enceinte, elle se retirait de la musique et s’occupait de sa famille, voire changeait de pays ».
Maman d’un enfant né en juin dernier, la responsable éditoriale de Faces Cachées Éditions évoque clairement l’absence de figures enceintes pour que les rappeuses de 2023 puissent accoucher sans la pression d’une industrie et d’un public peu complaisants. Si la pop française a eu Jane Birkin et Serge Gainsbourg parents de la petite Charlotte Gainsbourg, peu d’exemples existent pour décomplexer les femmes aujourd’hui, surtout dans le rap.
Et à l’ère des réseaux les fans de rap français veulent encore plus savoir les détails de l’heureux événement de leurs artistes préférées. Tout cela masque aussi le besoin « très fort besoin de représentation, que des égéries prennent position », nous répond une femme de l’industrie. Mais dans un milieu où la productivité et la jeunesse sont le mètre-étalon, le congé maternité fait encore peur.
Congé maternité : « s’arrêter, c’est compliqué »
Les femmes qui attendent un enfant ont le droit à un congé maternité, mais pour de nombreuses personnalités du milieu qui vivent dans un métier de surmenage, le congé maternité n’est bien souvent pas ‘respecté’ ou bien vécu.
« Dans notre monde, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice et rapporter de l’argent à la société pour laquelle il travaille » expose Pauline Raignault avant de poser un constat aussi simple que difficile pour de nombreuses femmes dans l’industrie : « s’arrêter, c’est compliqué ». Et Ouafae Mameche abonde dans ce sens « On ne pense pas que des femmes qui soient dans le rap puissent faire passer leur famille ou leur envie d’enfant avant leur carrière ».
« 3 jours avant d’accoucher, je faisais encore un talk »
Une observation partagée par Oriana Convelbo. La fondatrice de l’entreprise Volta +, qui accompagne les carrières de Maureen, Tif, Yamè ou encore Freeze Corleone. Pour elle, l’indépendance n’est bien souvent « pas une question de congé. Ce sont des statuts plus précaires que d’autres » où « le congé maternel est fictif » et raconte être restée « très disponible pour (ses) artistes » lors de ce congé qu’elle aurait dû prendre pleinement au cours du mois de juin et juillet dernier.
Elle est restée très disponible pour ses artistes pendant sa grossesse mais a quand même perdu un deal du fait de cette période , un artiste ne l’ayant pas trouvé « assez réactive à son goût ».
« Je suis revenue début mai au travail après 6 mois d’arrêt. Je m’imposais d’en faire 4 fois plus.»
De son côté, Ouafae Mameche plaide coupable lorsqu’on lui parle également de surmenage lié à son travail : « 3 jours avant d’accoucher, je faisais encore un talk ». Mais son statut d’indépendante lui a permis de s’adapter.
Pauline Raignault développe sur cette même idée : « c’est la même chose que le congé ou l’arrêt maladie : s’arrêter pour s’occuper de sa santé quelle qu’elle soit. Le rap n’est pas préservé sur ce sujet-là ». D’autant que le retour au travail pour ces femmes fortes et ambitieuses est plus compliqué que ce qu’elles s’imaginent. Après avoir pris ses six mois de congé maternité, Pauline confie s’être mise la pression pour son retour aux affaires . « Je suis revenue début mai au travail après 6 mois d’arrêt. Je m’imposais d’en faire 4 fois plus. En réalité, la femme qui revient de grossesse n’a rien à prouver, à ‘rattraper’ ».
Carrière ou grossesse : faut-il faire un choix ?
Si certaines femmes se remettent si rapidement à travailler après un événement aussi heureux que traumatisant pour leur corps et leur mental, c’est que le milieu s’avère particulièrement compétitif.
Oriana Convelbo détaille l’incompatibilité de fait entre une grossesse et des projets professionnels à grosse envergure dans l’industrie musicale : « Je me rappelle très bien des bruits de couloirs de la grossesse d’Aya. Elle lançait son album et elle allait être en plein pouponnage en même temps que sa tournée. On attendait d’elle : la représentation, la promo malgré la fatigue », avant d’expliquer « on attend énormément des femmes artistes ».
Puis, elle passe en revue les qualités qu’il faut avoir pour être une ‘bonne femme de l’industrie’ : « rapide, discrète et ne pas prendre trop de place ». Des indices qui indiquent pourquoi si peu de femmes ont montré la ‘voie’ et permis une forme d’acceptation de la grossesse au sein de milieux majoritairement masculins.
Des propos confirmés par Ouafae Mameche : « dans la tête des gens, c’est la carrière avant tout. ‘Déjà elles ont de la chance d’être là, il faut travailler dur pour grimper les échelons’ », avant d’expliquer son contexte personnel : « jamais je ne me suis dit que je pourrais faire passer ma carrière avant. Mais peut-être qu’inconsciemment, j’ai voulu profiter des opportunités qui se présentaient, qui ne sont là souvent qu’une fois ».
« Ma carrière ou ma vie personnelle ? On ne devrait pas avoir à se poser cette question. »
Puis il y a eu des exemples, Pauline Duarte (enceinte lors de son passage chez Def Jam) désormais à la tête du label Epic Records, Narjes Bahhar chez Deezer, qui ont montré la voie d’une carrière féminine qui continue pendant et après la grossesse avec de hautes responsabilités dans le rap français. « Je pense que c’est arrivé à un moment dans la carrière de chacune où on avait déjà exploité énormément de choses », ajoute l’éditrice.
Pauline Raignault concède de son côté avoir « découvert la charge mentale » avec son nouveau statut de mère. « À la fois tu dois penser à la logistique de ton foyer et ton enfant en plus de la charge de ton travail. Tout devient double d’un seul coup ». Mais pourtant, elle ne veut pas « que les femmes s’interdisent d’être mère pour ne plus être dans le game. ‘Ma carrière ou ma vie personnelle ?’ ». Selon elle, « on ne devrait pas à avoir se poser cette question ».
La grossesse : le moment le plus heureux d’une vie malgré tout ?
Malgré les difficultés, les femmes interrogées n’ont pas manqué de parler du bonheur et du boost que ce moment de leur vie ont pu procurer sur leur travail et leur créativité. Ouafae Mameche expose fièrement que sa grossesse « a permis de ressortir le meilleur » d’elle-même, quand Davinhor remarque que lorsqu’elle est sur scène : « le regard porté sur moi par rapport à la moi d’avant, on me voit beaucoup plus forte dans mon engagement ».
Enfin, Oriana Convelbo, fondatrice de Volta +, explique que malgré le contexte de l’arrivée de son enfant : « J’ai perdu quelqu’un de proche en octobre et j’ai appris ma grossesse à 4 mois et demi dans la foulée du deuil », l’independant woman voit dans ce ‘déni’ « un acte de réparation » plus que positif. Aujourd’hui, le moteur ne fonctionne plus à l’essence mais à l’amour de «son petit boy ». « En étant cheffe d’entreprise, je suis certaine que je vais réussir mes projets grâce à ça, grâce à lui ». Elle conclut que même si avoir « un enfant, c’est difficile en début de carrière », l’exemple de Pauline Duarte « promue directrice adjointe d’Epic Records en étant enceinte », galvanise ces femmes qui promettent de soulever des montagnes, pour elles et les générations futures.
Tristan Alexandre