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DOSSIER : Le rap a-t-il une mauvaise influence sur la jeunesse ?

DOSSIER : Le rap a-t-il une mauvaise influence sur la jeunesse ?

« On m’a dit d’changer des mots pour pas qu’les petits me suivent. Pas grâce à moi qu’ils pensent à Tony devant leurs petits suisse », rappait Booba en 2002 dans le titre « On m’a dit », extrait de l’album « Temps Mort »…

Voici un débat régulièrement soulevé par les médias généralistes. Booska-P a cherché à répondre à cette question, qui en soulève bien d’autres, en faisant intervenir trois profils différents mais complémentaires. Rost (rappeur, producteur, écrivain, chroniqueur et président de Banlieues Actives), L’indis (rappeur et instituteur dans une classe de CM1 à Bobigny) ainsi qu’Anthony Pecqueux (chercheur au CNRS, auteur d’une thèse sur la portée morale et politique du rap français, soutenue en 2003 et publiée en 2007) exposent leur point de vue.

Pouvez-vous répondre à cette question de but en blanc ?

Rost – Le rap a une influence certaine sur la jeunesse, qui peut être positive comme négative. Elle sera négative à partir du moment où certains artistes font l’apologie du gangstérisme ou traitent les femmes de salopes toutes les deux secondes dans leurs textes. Malheureusement, certains gamins se valorisent à travers ces artistes-là, alors que nous, les rappeurs, sommes des exemples pour ces gamins.

L’indis – Ce sont les rappeurs qui sont exposés médiatiquement qui ont une influence sur les jeunes. Quand tu regardes un film, tu sais tout de suite que tu vois des acteurs. Dans un clip, le rappeur ne va pas te le dire. Certains jouent sur une ambiguïté qui trompe les plus jeunes. Ils montrent des choses aux petits qui ont envie de s’encanailler. Au début du clip Zoo, qui a dépassé les 15 millions de vues sur YouTube, Kaaris s’affiche avec un AK-47. 80% de gens qui ont regardé la vidéo ne se disent pas que c’est une arme factice. Si son arme était réelle, il s’auto-balancerait. Dans l’émission Clique, Kaaris a dit qu’il était là pour faire de l’entertainment. Même des rappeurs dits « engagés » cultivent parfois l’ambigüité pour ne pas perdre une partie de leur public.

Anthony Pecqueux – Le rap est un genre musical écouté par les jeunes. Globalement, il n’a pas d’effets négatifs sur eux. C’est évident. Les jeunes ne sont pas des idiots culturels. L’erreur, c’est de prendre un cas particulier pour en faire une généralité. Cela me fait penser à la polémique autour du film Tueurs nés dans les années 90. Deux jeunes, Florence Rey et Audry Maupin, s’étaient inspirés de ce long-métrage pour tuer des flics. Le film en lui-même avait-il une mauvaise influence sur ses téléspectateurs ? Non. Ce couple pathologique était une exception. On sait tout de suite qu’on est dans une fiction. Même un jeune est capable de le comprendre.

En parlant des années 90, quelle était l’influence du rap sur les jeunes à cette époque ?

Rost – Au tout début des années 90, on était fascinés par des gars comme Big Brother Hakim ou Lionel D. Les bandes s’intéressaient au Hip-Hop et les rappeurs écrivaient des textes conscients. Ils avaient des trucs à revendiquer et il y avait toujours du contenu. On a grandi avec cet état d’esprit. On a été nourris au Hip-Hop qui avait des choses à dire et qui permettait d’élever notre esprit et notre conscience.

Anthony Pecqueux – Au niveau du rap français, je ne fais pas partie de ceux qui disent que c’était mieux avant. Sur le net, tu trouves tous les styles de rap aujourd’hui. Je ne suis pas pour prôner la voie du déclin. Effectivement, à l’époque, il y avait un mouvement global, dans lequel tout le monde était pris. Maintenant, on est plus sur un produit de l’industrie culturelle de masse. Le Hip-Hop ça ne parle pas aux jeunes, ils ne savent pas que le rap en est l’une des disciplines pour la plupart.

L’indis – Dans les années 90, on était plus dans la performance, moins dans la vantardise. Tu avais envie de montrer que tu étais intelligent par le biais de tes textes. Même les rappeurs bêtes écrivaient des mots compliqués ! Aujourd’hui, c’est l’inverse. Le nivellement par le haut des années 90 est devenu un nivellement par le bas.

L’indis rappeur et instituteur dans une classe de CM1 à Bobigny

Le premier album du 113 a ouvert le rap à tout le public de cité

Y a-t-il eu un tournant en particulier ?

L’indis – Le premier album du 113, Les princes de la ville, a ouvert le rap à tout le public de cité. J’ai du respect pour Mokobé et AP, mais ce ne sont pas de grands kickeurs. Après cet album sorti en 1999, dire que sa cité est la plus chaude est devenu à la mode. Ca a donné naissance à un nouveau public. A la limite, si tu ne faisais pas ce style de rap, ce qu’on a appelé « rap de rue », tu étais catalogué dans un rap « spé ». Du coup, c’est comme si tout ce qui avait été fait avant avait été occulté.

Rost – Pour moi, le tournant intervient un peu avant. Je le situerai en 1997, au moment où l’industrie musicale a pris possession du rap. Ce qui a entraîné bon nombre de dérives. Les gens qui nous prenaient pour des merdes voulaient tout d’un coup nous signer. Le rap, qui était un effet de mode, est alors devenu un mode de vie. L’industrie, quand elle signe quelque chose, se pose les questions suivantes : « Combien j’investis ? Combien ça rapporte ? ». Mais, à l’époque, ils avaient tout de même un peu de culture musicale. Certains médias ont contribué à démocratiser le mouvement. MC Solaar a rentré le rap dans les foyers français. Mais il ne faisait pas l’apologie du gangstérisme. C’était un poète. En 1994, une major était intéressée par l’un de mes morceaux : VNR comme Lucifer. On m’a proposé de faire un clip avec des filles à poil, dans une piscine, etc. J’ai refusé, je ne voulais pas pervertir ma musique. J’ai alors décidé de monter ma boite.

Anthony Pecqueux – Il y a eu un tournant global, qui a commencé en 1995 et s’est achevé en 1998 avec la prédominance du rap de rue. Dans la première moitié des années 90, il y avait une clarté concernant la prononciation des mots au niveau du flow des rappeurs. Petit à petit, les syllabes ont commencé à être mangées. Il y a également eu un tournant commercial avec Skyrock, qui a commencé à jouer majoritairement du rap en 1996.

Comment se traduit l’influence du rap sur les jeunes ?

Rost – Quelqu’un comme Booba joue beaucoup sur l’ambigüité. Si tu écoutes vraiment, tu te dis qu’il a conscience de ses origines. En même temps, il joue avec le système. Il s’adapte à des clichés qui lui permettent de vendre, au détriment de la fragilité de certains gamins. Avec ses conneries de clashs, le mec en est quand même arrivé à se taper avec La Fouine. L’esprit de compétition saine a quelque peu disparu. On a déplacé le terrain de l’artistique vers celui des « cojones ». Plusieurs rappeurs ont voulu copier des modèles à l’américaine. Le problème, c’est qu’en France, nous n’avons pas du tout la même histoire. Il faut arrêter d’importer des modèles qui ne correspondent pas à notre réalité.

Anthony Pecqueux – Le rap est une pratique culturelle. A la base, si les jeunes font du rap, ils ne se tapent pas entre eux puisqu’ils sont censés être dans une démarche culturelle. Dans ma thèse, j’ai cherché à démontrer que l’un des effets du rap français était de mettre le langage du quotidien au centre des débats. Si on part de ce postulat, l’influence ne sera que positive. Le rap permet de remettre le langage au centre des rapports sociaux. En gros, le message est le suivant : « Les politiciens vous mentent. En tant que rappeur, je m’engage à travers ma parole à parler au nom du peuple ».

L’indis – A l’heure actuelle, c’est n’est plus toi qui va au rap, mais le rap qui vient à toi. Désormais, tout le monde a un avis sur le rap car cette musique arrive aux oreilles de tout le monde. Jul dit dans un morceau : « Te déshabille pas, je vais te violer ». Personnellement, ça me choque. Mais j’ai l’impression que ça ne dérange personne. De nombreux jeunes répètent ça bêtement, sans avoir conscience de la gravité des propos. Je croise souvent des mômes très jeunes qui connaissent les textes de Gradur par cœur.

Rost rappeur, producteur, écrivain, chroniqueur et président de Banlieues Actives

Ce n’est pas aux rappeurs de faire les cours d’éducation civique

Les rappeurs doivent-ils faire plus attention à ce qu’ils écrivent ?

Anthony Pecqueux – Faire plus attention, c’est dangereux. On est alors pas loin d’une forme d’autocensure dont je ne suis pas partisan. Des groupes comme NTM ou la FF disaient souvent qu’ils n’étaient pas responsables de l’éducation morale de la nation. Ce n’est pas aux rappeurs de faire les cours d’éducation civique.

L’indis – Quand tu signes en major, ça devient un métier. Le rap est alors un gagne-pain. Et personne n’est obligé d’aimer son métier, lequel doit permettre prioritairement de rapporter de l’argent. Pour cela, il faut vendre le plus possible. Le jour où faire la morale sera vendeur, certains rappeurs feront la morale.

Rost – Je n’ai aucune leçon à donner à qui que ce soit. Quand je croise Alpha 5.20, il me dit : « Respect pour ce que tu as fait pour le rap ». Mais je lui réplique qu’il a fait l’apologie du gangstérisme. Nous, on s’est toujours battus sur le terrain du rap conscient. Dans les quartiers, Scarface reste une référence absolue. Mais personne ne souligne comment Al Pacino termine dans le film. Les gens ne retiennent que le côté « roi du monde ».

Comment expliquez-vous que certains jeunes auditeurs de rap soient particulièrement influençables ?

Rost – Il y a tellement de gamins qui se trouvent dans des situations de fragilité sociale… Ceux-ci sont beaucoup plus influençables que ceux qui grandissent dans une famille équilibrée. Après les attentats de Charlie Hebdo, plein d’entre-eux ont dit que c’était bien fait pour les caricaturistes. Mais un gamin avec un cerveau normalement constitué ne peut pas dire ça ! Le cadre familial dans lequel l’enfant grandit est tellement important. Les petits issus de familles monoparentales, avec une mère qui fait le ménage dans des bureaux, sont beaucoup plus exposés à de mauvaises influences.

L’indis – En tant qu’instituteur à Bobigny (93), je suis bien placé pour savoir ce que les gamins écoutent. Je ne suis pas décalé. Je leur fais vite comprendre que je connais ce qu’ils écoutent. J’essaie de leur dire que le discours de leurs parents est plus important que celui des rappeurs. Dans son interview pour Clique, Kaaris a dit que l’école était importante. Mais ce passage sera malheureusement beaucoup moins vu que ses clips…

Anthony Pecqueux – La situation s’est extrêmement dégradée sur le plan social. Mais prenons l’exemple d’un des frères Kouachi qui a fait du rap. Quand il en pratiquait, il n’avait pas encore dérivé vers le terrorisme. On a littéralement abandonné la jeunesse des quartiers populaires. Celle-ci se trouve en situation de délabrement social et moral. C’est No future ! Moi, je ne pense pas que les jeunes soient plus influençables qu’avant, mais ils ont moins de choses pour pouvoir s’exprimer aujourd’hui. Dans les années 90, il y avait plein d’ateliers de rap dans les MJC. Aujourd’hui, il en reste combien ? Le rap n’est plus mis en avant par le ministère de la culture, comme il l’était par le passé avec Jack Lang. Médiatiquement c’est pareil : il ne passe plus dans les grands médias ou très rarement.

C’est le message implicite qui est véhiculé qui pose problème

Anthony Pecqueux chercheur au CNRS, auteur d’une thèse sur la portée morale et politique du rap français.

Avez-vous des exemples de jeunes ayant fait des bêtises à cause de textes de rap ?

Rost – Je fais des interventions dans les écoles concernant la prévention de la délinquance. Plein de jeunes me disent qu’ils ont fait des bêtises à cause du rap. J’entends parfois : « Booba dit qu’il faut braquer. Bien sûr qu’on va braquer ! ». Moi je leur explique qu’il a été en prison pour avoir braqué un taxi et je leur demande : « C’est un héros pour vous ? ». Ceux qui te disent qu’ils écoutent Kery James ont plus de chances de s’en sortir. Ils ont une réflexion plus poussée. On voit d’ailleurs rapidement la différence entre ceux qui auront cette chance et ceux qui vont rester totalement « schlags ».

L’indis – C’est le message implicite qui est véhiculé qui pose problème. Pas forcément les textes en eux-mêmes. Parler de « Easy money » constamment, ça te transmet un message. C’est l’envie d’avoir, ça suscite un peu de mépris de ceux qui n’ont pas ça. On laisse aussi penser qu’on peut faire de l’argent sans talent. Les petits jeunes ne parlent que de Panamera. Avoir de belles choses est synonyme de réussite pour eux…

Pourquoi beaucoup de jeunes ne font pas assez la différence entre réalité et fiction ?

Anthony Pecqueux – Le rap, dans ses règles, entretient cette fiction. Ce n’est d’ailleurs pas un problème en soi. Le rappeur dit tout le temps : « Je ». Est-ce le personnage réel qui parle ? Ça, c’est moins sûr. Ca introduit une distance entre le « je » qui parle et l’artiste. Par rapport à la chanson française, c’est assez inédit.

Rost – Quand tu es jeune, tu n’as pas tous les éléments pour comprendre. Tu te forges, pendant l’adolescence, tu te cherches. Les gamins sont souvent en conflit avec leurs parents. S’ils sont dans des sphères de mauvaise influence, ils auront plus de chances de basculer du mauvais côté.

L’indis – Il faut déjà se poser la question de cette différence. La société aujourd’hui nous rend très passif. Booba a tout compris, quitte à passer parfois pour un « mongole ». A une époque, on maintenait une certaine élite. Le Dieu est désormais devenu le billet, donc l’estime de soi se perd. Avec la génération fast-food. La quantité prime sur la qualité. Le public est un suiveur.

Les parents doivent-ils expliquer à leurs enfants que beaucoup de rappeurs « mentent » ?

Rost – Oui, ça fait partie de l’éducation. Nos parents n’avaient pas ces données. Le rap n’était pas leur culture. C’est comme si tu laissais une arme dans les mains d’un gamin et que tu ne lui disais pas que c’est dangereux.

Anthony Pecqueux – Les parents de notre génération ont grandi avec le Club Dorothée, la variété française et d’autres codes. C’est vers l’adolescence qu’ils se sont tournés vers le Hip-Hop. On faisait plus facilement la différence entre les « vrais » et les « faux » rappeurs. Aujourd’hui, comment faire cette différence ? Pour accéder au « vrai » rap, il faut sûrement faire plus d’efforts. Je suis d’accord avec Rost, les parents doivent assumer, ça fait partie de leur devoir d’éducation.

L’indis – Pour les jeunes d’aujourd’hui, le rap des années 90, c’est quelque chose de vieillot. C’est comme si c’était n’importe quelle autre vieille musique. Moi j’explique à mon fils que certains rappeurs « mentent ». Je le saoule même avec ça. Il écoute sûrement les rappeurs à la mode, mais pas devant moi. J’ai l’âge de Booba mais mon fils à l’âge de ses auditeurs.

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