Actualités Musique

Les rappeurs Soundcloud : un phénomène qui ne touche pas la France

Les rappeurs Soundcloud : un phénomène qui ne touche pas la France

Très prégnant aux Etats-Unis, le phénomène des rappeurs issus de la plateforme Soundcloud peine à exister en France. Pourquoi une telle différence ?

Un phénomène majeur aux US, mais inexistant en France

Alors que l’avenir de la plateforme ne semble toujours pas sereinement assuré, l’explosion récente à grande échelle d’une nouvelle génération de rappeurs US nés sur Soundcloud prouve que malgré la conjecture économique délicate, ce service de streaming musical créé en Suède en 2007 continue de servir de rampe de lancement aux nouveaux talents, et même aux nouvelles tendances. Après avoir permis l’émergence de divers mouvances depuis dix ans, et malgré les lourdes mutations structurelles opérées par l’industrie de la musique pendant cette période, rien ne semble pouvoir perturber la longue et belle histoire d’amour entre Soundcloud et le rap… Du moins, aux Etats-Unis.

Sur place, certaines têtes d’affiche comme Chance the Rapper, Lil Uzi Vert, ou encore Desiigner continuent en effet à s’appuyer sur Soundcloud et à y réaliser des millions d’écoutes. Mieux, toute une nouvelle scène très décomplexée a émergé de cette obscure plateforme, et des personnages comme XXXtentacion, Lil Xan, Lil Pump ou encore 6ix9ine symbolisent l’excellente santé créative des fameux « rappeurs soundcloud » qui pullulent aux Etats-Unis.

En France, la situation est donc très différente. Les têtes d’affiche actives sur Soundcloud n’existent tout simplement pas, et malgré la présence sur le réseau de quelques rappeurs suffisamment visibles, comme Kekra, Hamza ou Sneazzy, rien n’indique une quelconque volonté de miser sur cette plateforme de la part du rap français, d’autant qu’en-dehors de quelques rares exceptions, les artistes en question ont tendance à l’utiliser comme un service de streaming annexe, sans pour autant apporter de plus-value (projets exclusifs, titres inédits).

Par ailleurs, l’absence totale de culture de la mixtape gratuite – voire de la musique gratuite au sens large – en France n’a jamais permis l’émergence d’un service de stream non-monétisable (ou très peu) comme Soundcloud. Alors que Datpiff ou Livemixtapes ont très longtemps tenu le pavé de l’autre côté de l’Atlantique, où de grosses têtes d’affiches pouvaient régulièrement publier des mixtapes gratuites, la France est restée à la traîne, la percée éphémère d’une plateforme comme Haute-Culture cristallisant tout ce dont notre scène nationale manquait : arrivé trop tard chez nous, le concept n’a pu fonctionner que pendant trois belles années, avant de disparaître complètement face à l’ombre du streaming classique porté par Apple Music, Spotify, Deezer et autres.

Derrière le 667, le néant

Dans ce contexte, l’existence d’un crew comme le 667, dont ont émergé entre autre Freeze Corleone, Norsacce Berlusconi, Lala &ce ou Osirus Jack (aucun doute, on tient les meilleurs pseudonymes du game) ferait presque figure d’anomalie. A l’heure actuelle, ce collectif large apparaît comme le leader de la scène soundcloud française, une position prise quasiment par défaut, en l’absence totale de concurrence concrète. Les rappeurs suffisamment médiatisés préfèrent en effet s’appuyer d’une part sur Youtube, pour s’assurer une diffusion réellement large et satisfaire la nécessité du public à associer son et image, et d’autre part sur les plateformes de streaming plus classiques, comme Spotify, Deezer ou Apple Music, qui assurent un minimum de rémunération à l’artiste, là où Soundcloud reste difficilement monétisable.

Ces services en question ont par ailleurs tendance à cannibaliser totalement la diffusion de musique : si Soundcloud n’a jamais tenu de position de force sur le marché français, l’un de ses concurrents, Bandcamp, était en effet un temps privilégié par les artistes plus confidentiels. Une préférence expliquée par Moïse the Dude, rappeur en autoprod depuis bon nombre d’années, qui a déjà publié bon nombre de projets sur ce support : « J’utilise plutôt Bandcamp pour diffuser ma musique car l’interface est plus pratique et surtout ils fournissent des stats précises sur le nombre de visiteurs, de lectures, si les morceaux sont écoutés en entier ou pas, etc. C’est vraiment complet. La qualité du son y est meilleure également, t’es obligé d’uploader le son dans un format lourd et ils respectent le format à la sortie, offrant à l’auditeur le choix entre .mp3 et .wav par exemple, je trouve que c’est une excellente chose. »

La qualité du son et de l’interface utilisateur, donc, mais pas seulement : l’autre grand avantage de Bandcamp vis à vis de Soundcloud concerne l’aspect monétaire : « L’auditeur a la possibilité de payer ou non la musique qu’il écoute, et même de choisir la somme qu’il veut donner – tout cela est paramétrable par l’artiste. En fait, Bandcamp peut quasiment remplacer un site internet : tu peux collecter les adresses mail de tes fans, proposer du merchandising, créer une page label, en somme, ça offre vraiment beaucoup de possibilités, l’étendue des options est donc super appréciable ». Autant de services que n’a jamais offert Soundcloud, limitant son intérêt pour les petits artistes français : « Soundcloud, j’y mets mes sons uniquement parce que c’est gratos – dans une certaine limite – et que ça draine un peu de monde. C’est toujours quelques lectures de plus, tout moyen de diffusion est bon à prendre. Mais ce n’est pas mon support favori, loin de là, c’est super archaïque. »

Bandcamp, c’est grand luxe, mais le public ne l’utilise pas massivement

Absence de réelles options offertes aux utilisateurs, interface dépassée, difficultés à monétiser les titres mis en ligne, méconnaissance du grand public : des handicaps qui ont pu être dépassés aux Etats-Unis grâce à une scène plus importante en nombre et à des têtes d’affiche encore connectées au réseau qui les a fait connaître, mais qui restent trop lourds pour un marché moins étendu comme la France. Résultat, la plateforme suédoise a pâti de la concurrence de MySpace et Skyblog Music pendant un temps, puis de Bandcamp, Mixcloud, ou d’autres produits plus fonctionnels ou plus diffusés.

Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, cette concurrence tend également à s’effacer, au profit des immanquables Spotify, Deezer et consorts. Même Moïse the Dude a fini par s’y résoudre, en migrant progressivement vers ces outils grand public : « Bandcamp, c’est grand luxe, mais le public ne l’utilise pas massivement, parce que ça demande un effort, une démarche. A l’heure actuelle, les plateformes de streaming connues sont définitivement incontournables. Soundcloud est resté un truc de geek très limité. En revanche j’y ai trouvé des prods, pas mal de beatmakers ont pris l’habitude de mettre leurs prods sur soundcloud ».

Un outil marginal mais potentiellement fructueux

La connexion entre rappeurs et beatmakers, c’est justement l’un des principaux intérêts de la plateforme. Si elle n’héberge que peu d’artistes rap français, elle est le principal lieu de vie de beatmakers venus des cinq continents, et ne demandant qu’à être connectés avec le reste du monde, comme l’explique BARABARA, un rappeur français à l’audience inversement proportionnelle au talent : « Pour chacun de mes projets, j’ai diggué, toutes les prods sur Soundcloud, en téléchargement gratuit. Ma musique est gratuite aussi et en Creative Commons : il y a pas d’argent dans le circuit. Quand un son me plaisait, j’envoyais un message au producteur qui me disait généralement ‘Vas-y mec fait ton truc ! Et tiens-moi au courant !’. Aucune transaction, juste l’amour de la musique. Les producteurs de mes sons viennent des Etats-Unis, de France, du Pérou, du Venezuela, d’Angleterre. Ils sont crédités à chaque fois dans le titre. »

Zéro retour sur investissement, mais je l’ai pas fait pour ca, ce qui m’a plu, c’est l’esprit Creative Commons.

Là où Soundcloud a pu constituer un support de diffusion efficace aux Etats-Unis pour des rappeurs émergents, certaines carrières se construisant sur la vague de titres cumulant des millions d’écoutes, la France a toujours vu ce service comme un outil marginal, réservé soit aux beatmakers amateurs, soit aux rappeurs expérimentaux. En véritable laboratoire, Soundcloud a en effet vu bon nombre d’artistes autoproduits se lancer dans des initiatives musicales qui auraient difficilement pu voir le jour ailleurs, tant elles n’entrent dans aucune case.

BARABARA fait partie de ces rappeurs inclassables dont la présence sur une plateforme marginale semble finalement très logique. Que viendrait faire chez Apple un artiste qui, depuis le fin-fond du Kenya, raconte ses road trip dans des paysages apocalyptiques après avoir survécu à la fin du monde, entre introspection et combat contre ses démons intérieurs ? Soundcloud reste avant tout une terre d’accueil pour ovnis musicaux à la différence trop marquée pour apprivoiser le monde extérieur.

Chez nous, l’utilisation de Soundcloud obéit donc à une logique plus large que la simple diffusion de musique auprès d’un maximum de public : elle représente plutôt un idéal de liberté artistique, au sein duquel seule existe la musique, sans le moindre parasitage. « Je paye 35 euros par an à Soundcloud pour avoir accès a plus de fonctionnalités et mettre plus de deux heures de musique sur ma page, raconte BARABARA. Je paye pour pouvoir mettre de la musique accessible gratuitement, ce qui n’est pas logique financièrement, surtout quand je pense à ce que j’ai dû investir pour le matériel d’enregistrement. Zéro retour sur investissement, mais je l’ai pas fait pour ca, ce qui m’a plu, c’est l’esprit Creative Commons. Les prods que j’ai trouvé sur Soundcloud, je regrette pas, l’aventure était incroyable. Nique les type beats, sérieux ».

Digguer pendant des heures …

Si on peut s’étonner de considérer une recherche de prods comme une « aventure incroyable », il faut bien se rendre compte de ce qui découle de toute utilisation un tant soit peu concernée de l’outil Soundcloud : sur ce réseau, on passe 90% de son temps à digguer, en d’autres termes, à cliquer, cliquer et encore cliquer sur les suggestions et les hashtags jusqu’à tomber enfin sur la perle rare. C’est le cas lorsqu’un rappeur cherche une prod, et peut, s’il est suffisamment patient, écouter un bon millier de beats en une nuit, c’est aussi le cas quand un auditeur cherche un bon rappeurle choix est réellement énorme, mais le taux de déchet l’est aussi, il faut donc s’armer de courage et savoir faire le tri pour que la recherche devienne productive.

Absence de culture de la musique gratuite, absence de têtes d’affiche sur le réseau, interface datée, concurrence mieux armée, marché français trop petit : en France, le rap issu de Soundcloud constitue une niche bien trop petite et marginalisée pour avoir une quelconque importance aux yeux du public. Ce manque d’exposition crée un cercle vicieux : le rappeur ne voit pas l’intérêt d’aller s’enterrer sur une plateforme délaissée par les auditeurs ; en face, les auditeurs ne voient aucun rappeur susceptible de les intéresser s’installer sur Soundcloud. Une grosse perte pour tout le monde, puisqu’un tel service nourrit l’innovation et surtout la diversité artistique, là où d’autres plateformes, plus grand public, encouragent une certaine forme d’uniformisation des codes et de la musique.

https://www.youtube.com/watch?v=DFTT–o_wDk

Dossiers

VOIR TOUT

À lire aussi

VOIR TOUT