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Les albums surprises : bonne ou mauvaise idée ? [DOSSIER]

Les albums surprises : bonne ou mauvaise idée ? [DOSSIER]

Ninho, The Weeknd… Les albums surprises pleuvent ces derniers jours.

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Qui a inventé ce concept ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, cette pratique ne concerne pas que des rappeurs ou des chanteurs R’n’B, même si ce sont clairement eux qui ont le plus popularisé la démarche. Pour autant, c’est dans le rock que certains ont joué les éclaireurs. D’abord, l’idée était juste de réduire au maximum le délai entre l’annonce et la sortie de l’album.

C’est ce qu’a fait le groupe Radiohead en 2007 avec l’album In Rainbows : annoncé le 1er octobre et disponible en téléchargement une dizaine de jours plus tard. On peut citer en autre précurseur, David Bowie avec l’album The Next Day, enregistré en secret dans le dos de sa propre maison de disque, pour une sortie d’abord numérique. Cependant, c’est bel et bien Beyonce qui a marqué le coup avec son album éponyme à la toute fin de l’année 2013. La chanteuse a simplement posté le mot « surprise » accompagné d’un montage et bim, l’album était disponible sur iTunes. Depuis, bien d’autres se sont engouffrés dans la brèche, de Drake (If You’re Reading This It’s Too Late) à Kendrick Lamar (untitled unmastered).

Qui peut l’assumer ?

Concrètement, le principe de sortir un album, ou plus généralement un projet discographique, sans prévenir est un privilège de star. L’idée de base est simplissime : certes l’artiste ne passe plus par les circuits de promo classiques, à savoir les médias traditionnels et même l’exploitation balisée d’un disque (singles diffusés en amont, stratégie commerciale calée sur un rétro-planning bien précis jusqu’à la sortie de l’album, etc), mais cela ne veut pas dire que personne n’est au courant.

Pour que cela fonctionne il faut que la personne puisse compter sur une communauté de fans suffisamment importante et réactive pour que ce soit eux qui se substituent à la bulle médiatique. C’est là que les réseaux sociaux jouent le jeu à fond. Les fans, les détracteurs et les curieux en parlent, et la star est au centre de toute l’attention, plus encore que si la date de l’album avait été dévoilée en avance. Et si l’on est parfaitement honnêtes, même les médias s’empressent chacun de dégainer des articles, chroniques et analyses le plus vite possible pour ne pas paraître trop dépassés, forcément.

C’est-à-dire que si demain votre voisin de palier vous annonce tout content qu’il a pris exemple sur les brillantes stratégies commerciales des stars américaines en enregistrant un album en secret et en le sortant par surprise, il y a deux options. Soit vous êtes très riche et vous habitez en face de chez Soprano, soit vous avez affaire à un cinglé anonyme qui ne comprend pas la différence entre un album surprise et un album dont tout le monde se fout. Dans le second cas, il serait donc préférable de déménager, on ne sait jamais.

Réception

La sortie de l’album de Beyonce a été saluée unanimement par les spécialistes comme le coup marketing de l’année, des théories fumeuses comme « le marketing par le non-marketing » ont vu le jour, etc. Les fans de la chanteuse ont à peu près tous acclamé à la fois la démarche et l’album, niveau chiffres on est sur du 5 millions dans le monde entier, bref mission accomplie. Au point que la star a récidivé avec Lemonade, à la différence près qu’il est d’abord sorti sur Tidal avant d’être diffusé partout ailleurs.

Ainsi, si on compare l’album de Beyonce à un autre poids lourd sorti la même année, c’est le jour et la nuit. Souvenez-vous, en juin 2013, Kanye West sort Yeezus. Pour le coup ce n’est pas un album sorti sans prévenir, il était annoncé un mois à l’avance. Par contre, il s’est passé deux choses qui ont changé la donne. Le disque a fuité quatre jours avant sa sortie, et Kanye a fait un embargo sur la promo : absence totale de mise en avant ou d’interview, plutôt radical.

Résultat, l’album a réalisé le pire démarrage de toute sa carrière avec 327 000 ventes (ce qui reste à peu près cent fois supérieur à un rappeur français lambda, m’enfin ce n’est pas le sujet). C’est toute la différence entre un album dont la sortie reste confidentielle volontairement et un ratage mélangé à du je-m’en-foutisme. De son côté Beyonce, comme d’autres après elle, a blindé son album façon blockbuster. Le même jour, on pouvait découvrir son côté musical mais aussi pas moins de 17 vidéos dédiées. Niveau occupation de l’espace, c’est un bulldozer virtuel, dont l’impact s’étend longtemps après la sortie.

Autre gros avantage qui commence à faire son chemin dans les réflexes des fans : ce côté mystérieux, s’il est bien entretenu par les artistes, conduit son public à échafauder des théories incroyables mais qui s’avèrent quelques fois exactes. Notamment dans le cas de plusieurs sorties rapprochées. Ainsi, récemment, The Weeknd a sorti My Dear Melancholy. Concrètement, certains auditeurs ont été déçus, mais le principal c’est que pendant 48 heures minimum, certains ont imaginé qu’en réalité il s’agit du premier volet d’une trilogie.

En gros, le côté complotiste fonctionne à plein tube avec ce nouveau mode de sortie puisque l’on part du principe assez vrai que les artistes ne dévoilent plus rien directement. Niveau buzz compter sur l’imagination d’un public parano reste imparable, on ne le dira jamais assez.

Pourquoi faire ?

Si l’on remonte aux origines de tout ça, on trouve toujours un même facteur : la volonté du côté des artistes d’avoir un contact beaucoup plus direct avec leur public, en réduisant au maximum les intermédiaires mais aussi les délais de diffusion de leur œuvre. En étant un brin cynique, on peut aussi comprendre que si cette technique s’est vraiment multipliée à partir du milieu des années 2000, cela correspond au moment où l’industrie du disque a compris entre deux pleurniches que non, il n’y aurait aucun super-flic qui les sauvera du téléchargement illégal.

Du coup, pour réduire les risques de fuite, il est vraiment préférable de prendre tout le monde par surprise autant que possible. En effet, un album qui sort sans crier gare et qui a été enregistré pratiquement en cercle fermé a beaucoup moins de chances d’atterrir dans des sites de download non désirés, pour la simple raison que dix fois moins de gens auront eu accès aux morceaux.

Enfin, et là c’est très clairement spécifique au rap, on parle d’une musique qui évolue très, très rapidement. Combien de fois avons-nous entendu des artistes avouer tristement en interview qu’ils avaient dû jeter des morceaux voire des albums entiers uniquement parce qu’ils n’avaient pas pu les sortir à temps ? Sortir un album de cette manière c’est aussi lutter contre son côté obsolète. Pas eu le temps de fignoler une stratégie promo béton ? Pas de single imparable à diffuser un mois avant ? Aucun souci, l’album sort quand même, et on avisera après. D’autant que cette « non-stratégie » est souvent un gros leurre : l’excitation créée par l’effet de surprise est parfois encore plus forte que la réaction du public devant une sortie normale.

Vient ensuite un cas particulier encore plus inhérent au rap : le format mixtape. Aux USA, l’écrasante majorité des tapes sont en réalité des enchaînements de morceaux mixés très correctement, à la différence près qu’il y a encore des DJs qui compensent l’absence de scratch par des hurlements folkloriques. Mais sinon, la différence entre une mixtape et un album est quasi inexistante pour la jeune génération, du côté artiste comme du public. Fatalement, les annonces de mixtape étaient devenues plus symboliques qu’autre chose, et on a de plus en plus de sorties inopinées de mixtapes événement, comme notamment des projets en commun déclarés la veille voire le jour même de leur diffusion (What a time to be alive, Drake et Future), etc.

Et en France ?

Même si le phénomène n’est pas du tout aussi répandu qu’outre-Atlantique, on commence lentement mais sûrement à s’y mettre. Le plus notable a sans doute été Nekfeu, qui a profité de son concert à Bercy pour faire une surprise de taille à ses fans : l’annonce de la sortie de son album Cyborg, sans aucune autre forme de promo. Du coup, hystérie dans la salle mais aussi relais immédiat via les réseaux sociaux. A l’arrivée, il n’a pas à rougir de l’impact : le projet a battu des records de streaming en 24 heures et a fini triple platine.

Cependant, il ne faudrait pas oublier les artistes moins mis en avant comme notamment Medine ou encore Niro. L’un comme l’autre ont également décidé de voir ce que donnerait une sortie sans prévenir à leur niveau. Dans le cas du rappeur du Havre, il s’agit du EP Démineur (2015) et bien que l’on ne parle pas d’un rappeur multi-platine, l’effet de surprise a fonctionné sur le moment puisqu’il s’est hissé au top iTunes.

Quant à Niro, tout prend un nouveau tournant avec la mixtape Or Game (2016), qui est peut-être la plus surprenante de toute la liste dans la mesure où le Français l’a sortie sans prévenir et en assumant une absence totale de promo (on ne connaissait que la pochette). Depuis, il a poursuivi son chemin en indépendance totale à bien des niveaux puisque les albums Les Autres suivi du diptyque OX7 et M8RE.

Si Les Autres est annoncé en amont, ce n’est pas vraiment le cas des deux suivants, qui sont avant tout teasés sur les réseaux sociaux du natif de Blois, mais c’est tout. Seuls quelques clips viennent ponctuer ces nouvelles sorties, et la formule s’avère payante : son public est plus que jamais au rendez-vous et le rappeur fait des scores supérieurs à ceux de l’époque où il avait des sorties « normales », signées en major.

Ninho, lui, l’a joué comme Nekfeu en profitant également d’un concert à l’Olympia pour annoncer la sortie de MILS 2.0, et s’il est trop tôt pour parler de ses chiffres de ventes futurs, la mixtape a eu l’air d’avoir les mêmes retours que ses précédents projets, ni plus ni moins : fans satisfaits, détracteurs indifférents, mais toujours dans les mêmes proportions.

A présent, qui pourrait le faire ?

Objectivement, n’importe quel rappeur/chanteur R’n’B américain disposant d’un large public peut se permettre de tenter l’expérience. En 2018, cela ressemble simplement à un coup marketing comme un autre, rien de plus. Certains analystes estiment même que la pratique s’est tellement répandue aux US qu’en réalité, le public moderne est presque déjà blasé : un album surprise est accueilli comme une bonne nouvelle, mais plus du tout comme un événement.

Du côté français, c’est peut-être un peu plus compliqué. Certains ont d’ores et déjà grandement rapproché les délais d’annonce par rapport à leur date de sortie (on peut penser que Booba voulait sortir Trône par surprise et qu’il a avancé par contrainte suite à la fuite, mais ce n’était pas le cas d’un Orelsan) mais comme on l’a vu, rares sont ceux qui ont vraiment expérimenté une diffusion totalement surprise ou sans promo classique derrière.

Et puis il y a les poids lourds qui ne correspondent pas au profil : un rappeur comme JUL a choisi un rythme de sorties tellement régulier, en incluant des albums gratuits, qu’un effet de surprise peut marcher mais ne va pas spécialement changer quoi que ce soit à ses habitudes ou son rapport à ses fans, déjà très direct.

Du coup on aurait plus tendance à parier sur des profils plus atypiques comme par exemple PNL : ils ont de toute façon opté depuis plusieurs années pour un silence médiatique et avaient déjà créé la surprise en prévenant leurs fans par texto au sujet de leurs dates de tournée. D’ailleurs il a suffi qu’Ademo poste quelques messages un poil mystérieux pour que pas mal d’auditeurs se lancent dans des théories farfelues (qui pour l’instant se sont toutes révélées fausses, mais lâchez rien les gars).

Autre piste : les projets communs d’artistes proches mais qui ne constituent pas un groupe habituellement. Souvenez-vous, dans une interview de la Booska’Semaine de SCH, lorsque l’homme au chapeau lui demandait où en étaient ses projets avec Lacrim, le rappeur d’Aubagne avait répondu qu’un album commun « n’est pas du tout impossible » tandis que le natif du 94 précisait « si ça doit se faire, je pense qu’il faudrait pas faire de bruit autour, juste le balancer, comme ça sans prévenir ».

Du coup, bonne ou mauvaise idée, les albums surprises ? Comme toutes les idées, ça marche mieux avec de l’argent.

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