Dossiers

Du 77 à Arsenal : l’incroyable parcours de la coach Suzana Garcia

Suzana Garcia : du 77 à Arsenal

Dans le 77 (Seine-et-Marne), département qui a fait éclore deux champions du monde 2018 (Paul Pogba et Kinglsey Coman), il faudra désormais compter sur celle qui trace son chemin dans le meilleur championnat européen : Suzana Garcia, recruteuse des jeunes chez Arsenal, l’actuel deuxième du championnat d’Angleterre. La jeune coach de 28 ans détonne en bord terrain depuis des années et n’hésite pas à porter la voix pour défendre plus d’inclusivité féminine et ethnique dans des institutions encore trop fermées.

Le foot, une affaire de famille chez Suzana

Le football, c’est avant tout une affaire de famille. Suzana grandit à Lognes (Seine-et-Marne-77) au rythme des chants de supporters et des coups de sifflet. Ses parents, d’origine portugaise et guinéenne, greffent naturellement leur passion commune au cœur du noyau familial. La télévision diffuse constamment les matchs de foot et les débats épineux animent les discussions à table.

Bercée par le football depuis sa petite enfance, ce mode de vie est ancré dans son ADN. « On a toujours regardé les matchs à la maison. À l’époque, mes parents étaient de grands supporters de Monaco. La Ligue 1, on ne pouvait pas y échapper, rigole la jeune femme. Dans leur jeunesse, ils jouaient même au foot en Guinée-Bissau. Cette passion m’a été transmise par mon père, notamment par le biais de mon grand frère. Il m’emmenait voir les matchs de mon frère au Portugal. Il a joué pendant des années au sein de l’équipe nationale aux côtés de CR7 et Simão, il a également passé une partie de sa carrière à Benfica puis à Valence en Espagne », se souvient la jeune femme.

Face au manque de considération elle créé la section féminine de son quartier

Même si Suzana entretient un lien avec le football depuis le berceau, c’est pourtant tardivement qu’elle passe le cap de la pratique. Elle qui avait toujours observé du coin de l’œil les rencontres et les matchs improvisés dans le city stade de son quartier, a fini par braver sa peur à l’âge de 16 ans. « J’avais toujours fait du sport. Toute mon adolescence, je me suis rabattue sur le handball. Mis à part la sélection très serrée du Val d’Europe, il n’y avait aucun club avec une section féminine jeunesse aux alentours proches de Lognes. Têtue comme je suis, je suis tout de même parvenue à rejoindre la section féminine de ce club. Un jour, je me suis posée face à la ligne Est du RER A. Je me suis rendue compte qu’hormis Val d’Europe et Nesles, il n’y avait aucun club pour accueillir des jeunes filles. Mon département est immense pourtant. J’ai réalisé que ce n’était pas normal. »

« Je voyais les petites se mêler aux garçons pour taper dans le ballon, elles n’avaient pas les craintes et les aprioris que j’ai pu ressentir, et elles avaient du potentiel. »

Une blessure au genou et les embûches du quotidien bousculent sa pratique, avant de l’empêcher de continuer une fois sa majorité passée. « J’ai fait le choix de m’occuper de mon père malade jusqu’à sa mort. Au foot, j’avais conscience que je n’étais pas la plus forte, je n’avais pas le niveau suffisant pour pousser en professionnel. » Loin de se laisser abattre, la passion sommeille toujours en Suzana. Le football ne peut pas disparaître de sa routine, autour d’elle le monde respire football. « J’ai toujours été proche des grands de chez moi. J’allais souvent au stade de notre quartier. Je regardais et j’analysais pendant des heures. Je voyais les petites se mêler aux garçons pour taper dans le ballon, elles n’avaient pas les craintes et les aprioris que j’ai pu ressentir, et elles avaient du potentiel. Un jour, des grands m’expliquent que ça fait une dizaine d’années qu’ils essayent de monter une section féminine jeunesse à l’US Lognes pour tenter de répondre à un besoin devenu essentiel pour les jeunes filles de notre zone. Il fallait leur offrir une section, personne n’y arrivait à cette époque. Finalement, on me propose d’être cette personne. On me donne tout à disposition et tout le monde est là pour m’aider. Emmanuelle Palmot m’a prise sous son aile, et on l’a construite ensemble durant la saison 2014/2015. Tout ce que j’ai demandé, je l’ai eu. On m’a poussé à passer mes diplômes et à suivre les formations nécessaires. À moi aussi, on m’a offert ma chance. »

Suzana est à l’initiative d’un mouvement de fond dans son secteur. Petit à petit les sections féminines se multiplient dans les clubs en Seine-et-Marne. Naturellement, elle s’inscrit comme une figure de proue aux yeux de ceux qui la connaissent. « Les gens ne s’y attendaient pas. Je n’avais pas de légitimité en termes de pratique, je n’avais pas le niveau. Mais, je l’ai fait. Je suis fière de ne pas avoir abandonné. » Elle qui était frustrée de ne pas avoir continué à jouer, passe de l’autre côté du terrain. Un nouveau chemin s’éclaire pour Suzana : le coaching. « La transition s’est faite très naturellement. J’avais toujours été plus théorique que pratique. Observer, analyser, prendre le temps ; c’est tout moi. Dès ce moment, j’ai su que je voulais finir ma vie dans le football. »

« À l’OGC Nice, j’ai senti qu’ils ne prenaient pas en considération la femme, et encore moins la femme noire. »

Après le décès de son père, la coach en devenir décide de quitter l’Île-de-France pour le Sud de la France. Elle déménage à Nice dans le cadre de son BTS management des unités commerciales en alternance. Toujours animée pas ses objectifs footballistiques, elle postule en 2016 à l’OGC Nice où elle découvre une autre réalité qui a refait surface dans l’actualité avec l’affaire Galtier. « Là-bas, j’ai senti qu’ils ne prenaient pas en considération la femme, et encore moins la femme noire. J’ai tout de même eu le soutien de la responsable technique, Gaëlle Mauduit, qui a fait beaucoup pour l’OGC Nice et pour les femmes dans le football. Heureusement qu’elle était là. »

Dans l’encadrement du football, le plafond de verre pour les femmes, notamment racisées

De retour en région parisienne deux ans plus tard, Suzana rejoint le Noisy-le-Grand FC en 2018. À chaque nouvelle expérience, la jeune femme ne perd pas le nord et l’ambition guide sa boussole. Intégrer une structure professionnelle et élitiste, c’est ce qu’elle se promet. « Je me suis vite rendue compte qu’il n’y avait aucune femme racisée membre d’un staff technique en France (unique exception au PSG depuis 4-5 ans). Quand je passais mes formations, j’étais la seule. Je n’ai pas passé un seul de mes diplômes avec une femme. À Nice, ce n’était pas une impression, j’étais la seule noire. »

Toujours en quête de devenir coach, elle fait preuve de patience dans l’espoir de pouvoir s’inscrire au Brevet de Moniteur de Football à la ligue de Paris. Là encore, elle se heurte à l’inertie administrative de l’instance, qu’elle juge encore trop fermées aux femmes issues de l’immigration.

L’appel de l’Angleterre : pour mieux s’émanciper dans le foot en tant que femme

Malgré la déception, Suzana ne flanche pas. Un éclair traverse son esprit : aller voir ailleurs. L’idée de partir prend alors naissance. Un soir de match qui oppose le PSG et Manchester United en 2019, la jeune femme remarque sur le banc de touche une ribambelle de femmes. « J’avais 24 ans et je n’avais jamais vu ça de ma vie. Il y avait des femmes qui ne faisaient pas partie du staff médical mais bien du staff technique de l’équipe première d’United chez les hommes. J’ai pu échanger avec un éducateur du club anglais qui me confirme que la présence féminine au sein des clubs n’est pas habituelle en France, mais qu’en Angleterre ça n’est plus un problème. Ça m’a mis une claque ! En rentrant du parc, je savais où je devais partir. »

« En Angleterre, je comprends rapidement qu’on ne regarde que mes compétences et mes expériences. »

Septembre 2019, Suzana prend enfin son envol direction la capitale anglaise. Elle s’installe à Londres comme fille au pair, en profite pour travailler son anglais et tâte le terrain. Elle ne perd pas de temps avant d’apprendre qu’il y a un programme inédit lancé par le mythique club londonien d’Arsenal (un des meilleurs clubs de Premier League, réputé être le championnat le plus relevé du monde) pour former les coachs de demain, hommes et femmes confondus. « Ici, je comprends rapidement qu’on ne regarde que mes compétences et mes expériences. Je suis acceptée, parmi 25 sélectionnés sur 700 participants, dans un programme pour la mixité et la parité dans le monde du football. Je peux même compter sur la fédération anglaise de football qui met en place une bourse d’études exclusivement pour les femmes afin de les élever jusqu’au niveau professionnel. Je pleure de soulagement, mon aventure débute avec Arsenal. »

« Ce n’était pas parce que j’étais une femme que je devais forcément travailler qu’avec les femmes. »

Une fois la formation terminée, le destin de la banlieusarde se concrétise. L’un des patrons de l’Academy Lee.H et son staff insiste auprès de Suzana en lui glissant ‘je te veux à l’académie !’. À Arsenal, on l’écoute et on l’épaule. Ils ouvrent un poste à son honneur, et Suzana devient la première femme recruteuse (Youth Scout men’s) et coach des jeunes à Arsenal. « Ils ont cru en moi, m’ont soutenu, et ont toujours cru en mon talent en me disant que ce n’était pas parce que j’étais une femme que je devais forcément travailler qu’avec les femmes. C’était valorisant et inspirant, j’ai appris à avoir confiance en moi grâce à cette évolution professionnelle. Mon rêve est devenu réalité. Je sais que ce n’est que le début, mais c’est une fierté pour le bout de chemin que j’ai déjà parcouru », explique celle qui repère désormais les jeunes talents pour le dauphin de Premier League.

Un engagement citoyen sur et en dehors des terrains

Tout au long de son parcours, Suzana n’a pas cessé de se battre, de s’exprimer et de revendiquer pour les voix de celles que l’on n’écoute pas. Entre le manque cruel de représentation dans les campagnes publicitaires des marques de streetwear et la reconnaissance inexistante de la femme noire dans l’encadrement du football, la jeune coach ne manque pas de taper du doigt, notamment sur les réseaux.

Parallèlement, Suzana ne ralentit pas son rythme et encore moins ses actions de terrain. Elle fonde avec ses amis l’association “Jeunesse de 2main” durant l’été 2021. Pour rendre à la ville qui l’a vu grandir, pour rendre à ceux qui ont cru en elle et pour transmettre ce qu’elle a pu récolter ailleurs. “J’ai eu la chance de m’épanouir aussi grâce à mon entourage. Je suis reconnaissante auprès de ceux qui m’ont tendu la main. Naturellement, je veux rendre et transmettre ce qu’on m’a donné pour dynamiser la jeunesse de Lognes, lutter contre le décrochage scolaire et d’élever les jeunes de notre ville. Les faire sortir, les maintenir et les occuper un maximum par le football, les placer dans les clubs. Le 77 n’est jamais représenté, sauf dans les tournois de street football comme Impulstar dont je suis la référente pour mon département. La Seine-et-Marne reste délaissée, étant celle qui sort le moins de joueurs franciliens. On espère changer le coche.”

Sexualisation, rumeurs, critiques : rien n’empêchera Suzana d’y arriver

Sur les réseaux sociaux, souvent prise pour cible, Suzana doit faire face aux moqueries et aux rumeurs graveleuses qu’on colporte à son égard pour justifier son ascension. Un cyberharcèlement qui nourrit des doutes au milieu des épreuves avec lesquelles la coach tente déjà de jongler au quotidien. Elle, qui assume entièrement sa féminité, ne correspond pas aux stéréotypes persistants de la femme dans le monde du football.

Constamment sexualisée, les détracteurs du monde du foot se permettent de remettre en question ses compétences et de juger son actuel statut au sein d’Arsenal. Des propos insultants et discriminants que Suzana continue de recevoir régulièrement sur ses réseaux sociaux lorsqu’elle communique sur son actualité professionnelle.

Persévérante et bourrée d’ambitions, la jeune femme ne compte pas laisser les mots de ses détracteurs atteindre ses objectifs. “A l’avenir, j’espère toujours pouvoir devenir coach en France malgré la réalité à laquelle j’ai déjà été confronté. J’en reste consciente, encore plus avec le climat politique actuel. Je garde ce rêve dans un coin de ma tête.

Jalal Kahlioui et Chahinaz Berrandou

Dossiers

VOIR TOUT

À lire aussi

VOIR TOUT