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Peut-on rapper sans prendre position ?

Peut-on rapper sans prendre position ?

Ce n’est un secret pour personne, Emmanuel a été réélu. Mais au cours de la campagne, un nombre assez important d’observateurs a déploré le fait que le rap, musique dont la tradition est supposée engagée, tout du moins en France, ne prenait plus position. Ou le faisait mal. Ou pas assez.

En bref, les procès intentés au rap sur le fait de ne plus représenter une force culturelle de subversion n’ont pas manqué. Plusieurs exemples illustrent ces phénomènes, notamment la polémique qui a entouré le dernier clip de BigFlo et Oli, Sacré Bordel. Ce dernier a fait l’objet sur Twitter d’attaques pour le moins surprenantes, de la part du public comme de journalistes spécialisés. Il a été reproché aux deux frères toulousains d’être des artistes consensuels et maladroits dans leur approche des problèmes de société.

Néanmoins, reprocher à BigFlo et Oli d’être des artistes frileux sur leurs engagements en chanson a autant de sens que de pointer du doigt le manque de prise de positions des Enfoirés. Si cela a été moins médiatisé, la présence critiquée d’Ärsenik à l’un des derniers meetings de Yannick Jadot n’a pas elle non plus manquée de faire parler. Ces élections ont plus que jamais remis ces questions sur le devant de la scène. Sommes-nous donc – toujours – en droit d’attendre des actions politiques de la part des rappeurs ?

Les origines de telles attentes

Mais d’où peut venir cette attente que l’on a des rappeurs français de se positionner politiquement ? D’une part, il est évident qu’il existe chez le public un réflexe consistant à attendre de n’importe quelle personnalité marquée racialement ou ayant grandi dans des milieux populaires un devoir d’engagement. Pour le coup, les rappeurs ne faisant pas exceptions, les sportifs comme les influenceurs ou humoristes sont aussi touchés de plein fouet par ces attentes du public : Omar Sy en sait quelque chose, son manque de soutien à la Palestine en 2014 ayant été vivement critiqué. Pour ce qui est du rap, ces attentes trouvent aussi leurs causes dans l’histoire-même de cette musique en France. Effectivement, elle se développe chez nous sur la seconde moitié des années 1980, bien après son apparition Outre-Atlantique.

Avant de se trouver une identité propre, les rappeurs français ont été pendant des années, tant sur la musique que les textes, très grandement inspirés par ce qui se faisait de mieux aux Etats-Unis à ce moment-là. Par conséquent, il est évident que les influences de l’époque jouaient : N.W.A., Ice-T, Public Enemy, Boogie Down Production et autres Eric B & Rakim étaient les saints patrons de cette musique, dans le pays de l’Oncle Sam comme dans l’Hexagone. Le dénominateur commun entre tous ces artistes précités est la volonté de dénoncer les violences auxquelles faisaient face la communauté afro-américaine dans ses ghettos, de porter un message lourd de sens. Cette musique était un signe de ralliement pour les leurs et un signe d’avertissement pour une Amérique blanche ignorante de ces réalités. Cela s’est fait d’une façon plus poétique chez Public Enemy (Fight The Power ou Night Of The Living Baseheads) et d’une manière beaucoup plus explicite chez Ice-T (Cop Killer) ou encore N.W.A. (Fuck tha Police).

Les rappeurs français de première génération, allant aussi bien de NTM au Secteur Ä, en passant par Assassin ou IAM ont donc adopté cette philosophie dans leur musique et l’ont adaptée aux réalités françaises. En ayant de facto des postures de pionniers, ces artistes ont, certainement contre leur gré, créé dans l’inconscient collectif ce que doit être ou non le rap français, sur le plan thématique tout du moins.

Des attentes vraisemblablement démesurées

Les raisons de ces attentes mises en lumière, on peut se demander s’il est toujours pertinent d’attendre d’artistes, souvent très jeunes, et tout aussi souvent vitrines d’un capitalisme exacerbé, de se faire pour un oui ou un non la voix des opprimés de ce pays. La typologie du rap a tellement évolué en l’espace de plus de trente ans d’existence dans nos frontières que la question en est presque rhétorique.

Évidemment, on est en droit d’exiger cela de certains rappeurs chez qui le registre de l’engagement et une certaine vision politique est indissociable de leur carrière et leurs choix artistiques, les noms de Nekfeu, Médine, Kery James et autres Youssoupha venant immédiatement en tête. En revanche, c’est un non-sens manifeste de demander cela à ceux dont le créneau est celui du pur divertissement. Effectivement, certains rappeurs sont parfois à la limite entre les deux : Booba ou Kalash Criminel ont eu des fulgurances d’écriture sur des thèmes tels que le racisme, l’esclavage ou la violence les entourant au quotidien.

« Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ? » , rappait Lino dans Boxe Avec Les Mots. Néanmoins, la quasi-totalité des rappeurs au sommet des charts, tout comme ceux émergents, n’ont que faire de ces prises de positions. Pourtant, chez une partie importante du public francophone, cette idée a la vie dure. Là où aux Etats-Unis, l’âge d’or de ce type de rap est ancré dans une époque révolue, il demeure ici un véritable carcan pour toutes les générations d’artistes qui ont suivi, pourtant marquées par des influences autres, mais condamnées à être critiquées de ne pas se porter en thermomètres de la température sociale à chaque secousse traversée par le pays.

Le mariage entre rap et politiciens : une idée aussi dangereuse que ringarde

Certains artistes se sont essayés par le passé à la prise de position politique affirmée avec plus ou moins de succès. Le Ministère Ämer, pourtant dissous après leur morceau choc Sacrifice de Poulets (présent sur l’album des musiques inspirées par le film La Haine), avait réalisé un ultime morceau pour pousser la jeunesse à voter contre Jean-Marie Le Pen lors de l’entre-deux tours des présidentielles de 2002. Jusqu’ici, tout allait bien. Puis vinrent les élections de 2007. Quelques têtes d’affiche du rap français, certainement pleines de bonne volonté, ont tour à tour poussé la jeunesse à s’inscrire sur les listes électorales.

D’autres ont cru bon d’afficher publiquement leur soutien à des candidats à la magistrature suprême. Si la majorité de ces soutiens (à gauche) sont passés totalement sous les radars, un en particulier (à droite) fera couler beaucoup d’encre et jaillir bon nombre d’insultes de la part d’un auditoire médusé. C’est évidemment celui de Doc Gynéco à Nicolas Sarkozy dont il est fait allusion. Suite au rôle de l’ex-ministre de l’Intérieur lors des émeutes des banlieues de 2005, un soutien aussi affirmé a été le dernier clou du cercueil de la carrière déjà en souffrance du rappeur du 18ème. Le Doc, qui n’a pas manqué a posteriori de dire combien il regrettait ce soutien, n’avait décidément pas porté son choix sur le couteau le plus aiguisé du tiroir. Plus tard, c’est Disiz la peste qui, dans une certaine indifférence, affirmera avoir été instrumentalisé par Ségolène Royal lors de cette même campagne électorale.

Il y a clairement un avant et après 2007. L’ensemble de l’industrie, sauf Gims visiblement qui s’est fait soutien de Valérie Pécresse, a très bien compris que l’engagement politique des rappeurs était au mieux inutile, au pire une catastrophe pour la carrière de l’artiste. Inconsciemment ou pas, ces derniers ont été suite à cela et ce, certainement à juste titre, frileux sur ces questions (à un Rohff et un Drismer près). Cependant, au cours de la dernière campagne présidentielle de 2022, l’équipe de Jean-Luc Mélenchon n’a cessé de faire des montages du candidat de La France Insoumise avec des musiques rap du moment, notamment de Yeat ou de Niska. Ce dernier, hilare, a repartagé ledit montage le concernant sur Twitter, sans non plus afficher un réel soutien.

La complexité de fédérer un public trop hétérogène

Cela fait des années que le rap culmine au sommet des charts. Cela s’est, comme beaucoup de gens ont pu l’observer, grandement accéléré avec le streaming. Est-il donc vraiment possible de fédérer un public aussi large – donc fatalement hétérogène – autour d’engagements sociaux et politiques communs ? L’idée selon laquelle le rap serait la « nouvelle pop » s’est installée dans la tête de tous les auditeurs de musique du pays. Pourtant, cette frange critique du public ne semble visiblement pas vouloir traiter cette musique en tant que telle.

Si le rap est la nouvelle pop, pourquoi en attendre plus de Koba LaD que de Clara Luciani sur les crises de société ? Il y a eu de surcroit récemment un fait symptomatique de ce phénomène de massification du public rap. Guillaume Pley, dans son émission QG de Campagne, a présenté devant la candidate d’extrême droite Marine Le Pen des photos de rappeurs en attendant vraisemblablement des réactions de sa part. Cette dernière a assez aisément reconnu Jul et son fameux signe sur lequel elle a ironisé, le tout avec une sympathie globale de la part des spectateurs de la vidéo. Il y a vingt ans, une telle complaisance avec Le Pen, antéchrist du rap, aurait été inimaginable. L’ensemble de la profession se serait certainement insurgée devant une telle récupération. En 2022, il n’en est rien : bon nombre de rappeurs sont passés sur le plateau de Guillaume Pley et aucun n’a émis le souhait public de ne pas recommencer.

Peut-être que ces rappeurs ont conscience que leur public n’est plus aussi restreint et marqué socialement que celui de leurs contemporains. Ce dernier touche désormais toutes les sphères de la population et par conséquent tous les bords politiques. Pour le meilleur quand il permet d’enchaîner les succès et de se hisser en star de la chanson française, pour le reste… On serait tenté de dire que tous les goûts « pop-litiques » sont dans la nature.

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