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Les enjeux des beatmakers à l’ère du streaming

Les enjeux des beatmakers à l’ère du streaming

L’installation définitive du rap comme musique populaire au cours des années 2010 a provoqué un nombre conséquent de bouleversements dans la typologie de l’industrie. Ainsi, le rap est devenu la pop de ces dernières années et a exploré des sonorités jamais explorées auparavant. Ce gain de popularité du rap est allé de pair avec l’explosion du streaming durant la même décennie. En principe, jamais il n’a été aussi simple de mettre en ligne de la musique et la rendre accessible au monde entier. Cet allègement des moyens de partage de la musique s’est accompagnée de la démocratisation des logiciels de composition, devenus de plus en plus complets et de plus en plus simples d’utilisation. A partir de centaines de tutoriels disponibles partout sur le net, de purs autodidactes ont pu atteindre des sommets et se retrouver à voir leur composition servir de piste instrumentale pour leurs artistes préférés. D’une certaine façon, le talent a l’air de primer avant toute chose à cette époque.

Cependant, la profession de beatmaker est loin d’être de tout repos et la conjoncture laisse songeur sur pas mal de points problématiques et de friction traversés par les compositeurs de la musique rap. Pour aborder ces points, Shaz, producteur de l’émission à venir 808 Club et beatmaker multi-platine au CV chargé et on ne peut plus solide (SCH, Migos, Damso et dernièrement Kalash pour ne citer qu’eux) a accepté de répondre à ces questions. Voluptyk a également répondu présent, il faut dire que le beatmaker a lui aussi récemment multiplié les placements prestigieux (Naps, Ninho, Jul, Soolking).

La nécessité de se démarquer

De façon logique, le nombre de beatmakers a augmenté de façon exponentielle au cours des dernières années. La baisse considérable des coûts de production et la démocratisation des moyens de production ont donc permis dans l’absolu, à quiconque voulait bien, de devenir un acteur de la filière de la production. Après une période en France où le beatmaking était marqué par les mêmes grands noms, le courant des années 2010 a vu apparaître l’émergence des type beats et de compositeurs anonymes, souvent très jeunes, plaçant pour des gros noms de cette musique.

Malgré une telle démocratisation, on a vu se former une caste de beatmakers récurrents dans le haut du panier en France. Comment un rookie peut-il faire une place dans cette cour-là ? Selon Shaz, « La talent ne fait pas tout. Aujourd’hui, c’est facile de faire des prod, mais ce qui fait la différence, c’est le réseau que t’as.  Aujourd’hui, sur un gros album, c’est rare de ne pas trouver un beatmaker venant d’une équipe comme Bluesky. Et c’est tout à leur honneur d’avoir su former une belle équipe comme la leur. Après, c’est pas une fatalité, j’ai déjà prod pour SCH ou Kalash en étant dans mon coin ».

Voluptyk ajoute qu’il « faut se démarquer musicalement. Aussi, l’image compte énormément. Finalement, le positif attire le positif et si les artistes savent que tu es une référence dans un domaine, c’est eux-mêmes qui viendront te chercher. Beaucoup de gens sont allés contacter Flem parce qu’ils savaient ce qu’il était capable de proposer en termes de drill. Pour se démarquer, c’est les petits artistes qu’il faut chercher. Ça sert à rien de viser direct des Ninho et des SCH. »

Former un collectif de beatmakers : une solution viable ?

Pour se faire sa place dans cette filière, certains beatmakers ont opté pour une stratégie de groupe et d’entraide. Ainsi, les tâches sont divisées et permettent à chacun de briller : « Ça aide. Chacun va se servir de ses points forts et va apprendre de l’autre. Niveau contact, ça aide quand même vraiment à placer. C’est très important d’échanger avec d’autres gars de la profession » indique Voluptyk.

Néanmoins, tout n’est pas toujours si simple et la réalité économique peut s’imposer très vite. Shaz estime que « le collectif est une force. Mais en France, si vous êtes quatre sur un beat, c’est impossible de vivre de ce métier-là. Ça m’arrive de privilégier des productions où je sais que je serai seul plutôt que celle où je serai en co-prod parce que financièrement, je vais beaucoup plus m’y retrouver ». Une telle déclaration peut questionner quant à la valorisation de la filière aux yeux du reste de l’industrie.

Un manque de valorisation du beatmaking  ?

Malgré la place croissante que les beatmakers occupent, tant en nombre qu’en importance dans la qualité finale du morceau, il semble encore et toujours y avoir des soucis liés à la valorisation du métier par le reste de l’industrie. Pour Shaz, « beatmaker est le métier le plus rentable de l’industrie. Par exemple, sur un single d’or ou de platine, il y a une potentielle économie de showcase qui est énorme et sur laquelle le beatmaker ne va rien prendre. Pour 500€ tu peux avoir la prod d’un titre qui représentera un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de milliers d’euros. » 

Voluptyk invite à la patience et pense qu’il vaut voir au-delà du cachet donné au moment où le beat est donné à l’artiste : « le cachet va peut-être être dérisoire. Mais si tu cries pour tes 500 € face à un gros rappeur et qu’à la dernière minute il change la prod du morceau, c’est dommage. Le cachet c’est bien mais c’est pas primordial. Cependant, à moins d’avoir fait le tube du siècle, il faut garder en tête que c’est pas parce que tu fais une certification que tu vas pouvoir en vivre. » 

La nécessité de se syndiquer

Pour pallier ce manque de valorisation et de considération de la part des autres acteurs du milieu, l’idée de former un syndicat de producteurs émerge souvent, sans jamais aboutir à quoi que ce soit. « Pour moi c’est réalisable » dit Volupytk. « Il faut que les plus gros beatmakers fassent le boulot là-dessus. En revanche, il faut pas non plus qu’on se trompe de combat. Parfois c’est juste des erreurs de communication. Il faut parfois être plus indulgent avec les artistes. En attendant, j’encourage tous les beatmakers à se trouver un éditeur qui saura les éduquer sur ces questions-là. »

Shaz est un peu plus sceptique : « Est-ce que les gros ont vraiment intérêt à faire ça ? » Se demande-t-il. « Ça reste du business, pas de l’associatif et les gros beatmakers ont pas intérêt à se plaindre pour plus petit qu’eux auprès des artistes et du reste de l’industrie. Mais effectivement, ça permettrait de défendre nos intérêts. Pas qu’envers les artistes mais aussi envers la SACEM. Pour moi, le coeur du problème est que les beatmakers n’ont pas de master. La SACEM ne génère rien du tout, à part si t’es diffusé. Le problème va se poser quand tu vas placer pour des artistes qui marchent très bien en streaming sans jamais être diffusés. J’encourage donc tous les beatmakers à ne pas s’acharner s’ils n’ont pas de cachet, surtout de la part de rappeurs signés chez des indépendants, mais plutôt à négocier le master avec l’artiste. Aujourd’hui, Distrokid permet de telles opérations. »

La longévité dans le beatmaking

Plus encore que les rappeurs, les beatmakers peinent à durer dans leur milieu. Rares sont les producteurs dont la capacité à produire des hits au-delà de trois ans de domination. Mais comment expliquer un tel manque de longévité en haut du panier pour les beatmakers ? Pour Shaz, cela peut s’expliquer par deux éléments : « Le fait de ne plus avoir la même dalle qu’avant mais encore et surtout le manque de motivation à s’adapter constamment aux évolutions de la musique. »

S’ils veulent durer, les beatmakers peuvent aussi le faire en diversifiant leurs affaires. Un producteur comme Guilty du collectif Katrina Squad a justement récemment ouvert une boite d’édition. D’autres privilégient le fait de passer au statut d’artiste. C’est un phénomène qui existe depuis bien longtemps aux Etats-Unis et qu’on voit de plus en plus en France. Ikaz Boi, Myth Syzer et plus récemment Amine Farsi ont renversé la table et ont chacun sorti leurs projets en tant qu’artistes. La démarche s’inverse et cette fois, ce sont les rappeurs qui se mettent au service de la production. Shaz comme Voluptyk encouragent chacun cette démarche et les faits sont avec eux : pour chacun de ces beatmakers qui ont sorti des projets en tant qu’artiste, un grand succès d’estime a été au rendez-vous et a donné en prestige aux carrières de ces beatmakers.

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