Dossiers

Le documentaire, l’arme fatale du rappeur ?

Le documentaire, l’arme fatale du rappeur ?

Qui n’a jamais rêvé de suivre l’évolution d’un artiste au fur de son évolution ou la conception de son album préféré dans les moindres détails ? Si le grand public n’est pas une petite souris capable d’observer ces instants privés, des documentaires existent pour révéler les coulisses de l’industrie musicale. Présent dans le rap/hip-hop depuis le début du genre, ils ont pu se multiplier avec l’avènement d’Internet et du streaming. Derrière ces succès retentissants se cache une stratégie commerciale finement rodée par les artistes et maisons de disques. Éléments de réponse avec Ismaël Mereghetti, journaliste, et d’Alexandre, propriétaire du compte Punchline Orelsan & Gringe sur Twitter.

L’ère du streaming

Angèle, Lomepal, Vald, Kid Cudi, Kanye West… Qu’ils soient francophones ou anglophones, ils et elles partagent le point commun d’avoir un documentaire sur leur carrière. Non pas que ces artistes soient mégalomanes, mais ce type de programme est le nouvel outil marketing à la mode des musiciens pour communiquer. Ils permettent de toucher le public d’une manière différente et ont plus de portée qu’une énième interview.

Les documentaires étaient distribués sous forme de DVD au début des années 2000 et la puissance de frappe d’internet a permis la démocratisation du format en dématérialisé. L’essor du streaming vidéo avec Netflix, Amazon Prime et Apple TV ont participé au développement de ce phénomène ses cinq dernières années.Le rap fait vendre depuis l’ère du streaming musical. Hormis les médias spécialisés, les boîtes de production et les plateformes vidéo veulent réaliser du contenu sur ce genre pour attirer de nouveaux abonnés. Ils ont des moyens conséquents et peuvent apporter une plus-value intéressante pour la culture quand ils sont réalisés correctement”, constate Ismaël Mereghetti.

Cette audience à capter est donc une source de clients non négligeable et ces nouvelles plateformes vidéo ont flairé le filon. Quand Netflix débourse près de 30 millions de dollars pour narrer la carrière de Ye ou qu’Apple s’octroie les droits de raconter la vie de Billie Eilish pour 25 millions de dollars, ces sommes paraissent démesurées. Cependant, ça serait oublier les énormes communautés que ses artistes fédèrent, surtout chez la jeune chanteuse. Il est certain qu’une partie de ses fans a usé des sept jours d’essai pour regarder le programme d’Apple TV…

Circulez, il y a tout à voir

Le Ne montre jamais ça à personne, lancé par Orelsan à la caméra de son frère Clément Cotentin, résonne comme une belle ironie. Au contraire, les moments privilégiés sont l’une des raisons du succès de ce format chez le grand public. Anecdotes, coulisses, séances studio, les aficionados de l’artiste raffolent de ces scènes de vie privilégiées. A l’heure de la surutilisation des réseaux sociaux, le public a accès de plus en plus à l’envers du décor chez les artistes jouant le jeu des story ou post. Pour les autres, plus discrets hors promo, le documentaire est le moment de “tout” dévoiler des débuts jusqu’à maintenant. Pour Orelsan, on a vu son parcours d’un mec de province comme nous, ce qui le rend encore plus proche de sa communauté. Cela nous permet de s’identifier à lui et son parcours. Je pense que l’on ne pouvait pas faire un docu plus sincère, authentique et complet sur lui”, confie Alexandre, le fan du rappeur caennais.

Les documentaires ne se limitent pas qu’à la musique. Ils vont plus loin dans l’intimité de l’artiste et montre une facette différente. Le grand public a été touché de voir une Lady Gaga plus authentique, éloignée de ses nombreuses polémiques et de robe faite de viande, dans Gaga : Five Foot Two, paru sur Netflix en 2016. Le programme a donné une autre image de la chanteuse américaine, sans doute plus naturelle, et a donné un nouvel élan à sa carrière. Hatik a connu une situation similaire dans un autre registre. L’artiste, pourtant bien présent dans le rap a vu le personnage de la série Validé lui coller à la peau -en tout cas pour certains internautes. L’Yvelinois et son équipe ont profité d’un documentaire Booska-P accompagnant la sortie de son album Vague à l’âme pour dévoiler le “vrai” visage du rappeur l’an dernier. Et la mission a été réussie si on en croit la section commentaires où les spectateurs ont loué la sincérité que dégage Hatik dans la vidéo. “Notre enjeu était de montrer le réel. En restant avec lui, on comprend qu’il est un passionné de musique ne cherchant pas le succès à tout prix comme certains le pensaient. C’était l’ambition de la vidéo, mais à aucun moment nous avons eu des consignes de son équipe, affirme Ismaël, le coréalisateur du documentaire. Au contraire, ils nous ont donné carte blanche et nous avons pu fournir un travail journalistique.”

Mais est-ce que ces documentaires sont-ils aussi authentiques que ce que le public peut s’imaginer ? La frontière entre produit promotionnel et œuvre hagiographique peut-être fine. Et la question se pose lorsque l’artiste est crédité en tant que coréalisateur (Presque trop de Bigflo et Oli , Les Étoiles vagabondes de Nekfeu). Ismaël Mereghetti a son avis sur cette problématique. “Il faut avoir du recul sur soi pour se détacher de cet aspect communication. Quand tu construis ta carrière, le documentaire tombera forcément dedans, car tu ne peux te permettre de faire n’importe quoi. Il faut distinguer les œuvres visuelles dont on se souviendra dans quelques années au documentaire fast-food déjà oublié”, affirme le co-auteur du livre « J’étais là » avec Driver. Il poursuit avec l’exemple de “Ne montre jamais ça à personne”. “Même s’il est réalisé par son équipe, son frère est un journaliste de base qui a déjà réalisé ce genre de format. Le plus important est qu’il n’est pas Orelsan, mais une personne tierce qui a une vision différente de l’artiste en question.

Une nette augmentation des streams

L’industrie musicale a compris qu’une sortie de documentaire s’accompagnait systématiquement d’une hausse des streaming pour l’artiste en question. Kanye West, le dernier exemple en date, a vu ses premiers projets connaître un renouveau grâce à Jeen-Yuhs, son docu Netflix. Ainsi, College Dropout est passé de la 109e à la 36e place dans le classement Billboard et Late Registration a réintégré le top 200 après cinq années d’absences. Pour rappel, le documentaire sur le Chicagoan retrace ses débuts dans la musique jusqu’à maintenant. La caméra du réalisateur Coodie Simmons a permis à une nouvelle génération d’auditeurs de découvrir Ye à ses débuts, eux qui ne le connaissent que par le prisme Yeezy ou ses derniers scandales.

Chez nous, Orelsan a vu ses morceaux La terre est ronde, San, Notes pour trop tard, Basique, ou bien La pluie retrouver le top Spotify les semaines suivant la mise en Ne montre jamais ça à personne. Le rappeur de Caen a vu ses streams quotidiens augmenter de 130 %. Tout ça sans avoir sorti de musique en solo depuis plus de trois ans… Clairement, le programme l’a fait découvrir à de nouvelles personnes, poursuit Alexandre. Je l’ai vu autant sur Twitter, mais surtout sur Facebook où de nombreux quadragénaires et quinquagénaires ont découvert l’artiste, et maintenant l’écoutent en famille. Même ma mère, qui n’est pas fan, a regardé le documentaire et a aimé !

Avec son compte centré autour de l’actualité d’Orel, Alexandre a été plus qu’un témoin de l’engouement du docu de Prime Vidéo. Il l’avoue, ses abonnements sont montés en flèche à la sortie de Ne montre jamais ça à personne. Il a pris 4 700 followers en octobre, date de la sortie de la mini-série, contre 300 le mois d’avant. Lui aussi a été impacté indirectement par le documentaire sur le grand frère d’une génération perdue d’avance. “J’ai eu dix millions d’impressions de tweet en octobre contre 1,73 million en septembre. La progression est juste folle, et ça appuie sur la puissance qu’a pu avoir le programme”, explique-t-il. Qu’on se le dise, le documentaire a bien des allures d’arme fatale…

Dossiers

VOIR TOUT

À lire aussi

VOIR TOUT