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La France engagée dans la chasse aux faux streams… Vraiment ?

La France engagée dans la chasse aux faux streams… Vraiment ?

Ce n’est un secret pour personne, le rap culmine sans partage au sommet des classements des plateformes de streaming. Comptabilisés en France comme des ventes depuis 2016, les streams n’ont alors cessé de faire l’objet de suspicions et fantasmes en tout genre. Eternel sujet de débats enflammés parmi les auditeurs comme les acteurs de l’industrie musicale, les achats de streams et les accusations de triches subséquentes sont encore et toujours au cœur de toutes les passions.

Tel un tremblement de terre, le Centre National de la Musique (CNM) a récemment annoncé la sortie imminente d’un rapport sur la triche dans le streaming sur lequel il travaillait depuis plus d’un an. Un rapport en cours de rédaction après la demande du ministère de la Culture avec à sa tête Roselyne Bachelot. Prévue pour les semaines à suivre, la parution de ce dossier au contenu toujours inconnu est un sujet d’interrogations tout aussi diverses que légitimes. Elle est aussi symptomatique d’un climat, pour le moins malsain, planant sur le milieu depuis plusieurs années déjà.

En compagnie de Sophian Fanen, auteur de Boulevard du stream: du MP3 à Deezer, la musique libérée (2017) et spécialiste de la question du streaming, c’est l’occasion de faire un retour sur les enjeux derrière le rapport du CNM et toutes les questions qu’il pose.

La triche dans le streaming, une problématique sans fin ?

Comment se fait-il que l’on en soit toujours au même point ? Depuis des années que le streaming prend une place toujours grandissante dans l’économie et la valorisation de la musique en France (avec forcément le rap en tête), les choses ne semblent pas bouger d’un iota. Les années passent, mais les discussions et les fantasmes semblent pourtant éternellement figés autour des mêmes problématiques. Dans son livre comme dans une série d’articles rédigés en 2017 pour le média Les Jours (dont il est co-fondateur), Sophian pointait déjà du doigt ces soucis liés aux fantasmes sur les faux streams en expliquant que les acteurs de l’industrie se prêtaient à énormément de petits théâtres d’accusation, où tout le monde s’incrimine en permanence sans jamais admettre de part de responsabilité.

Il ajoute aujourd’hui : « On en est quasiment au même point pour plusieurs raisons : il y a plus d’argent que jamais, la tentation de choper cet argent n’en est donc que plus grande. Toutes les grosses structures sont aujourd’hui touchées par la problématique des faux streams. Et c’est insidieux au point-même que bien souvent, les maisons de disques ne sont pas même pas au courant, tout comme les équipes des artistes, voire les artistes eux-mêmes. Certains artistes trichent pour se rendre plus beaux qu’ils ne le sont vraiment et entrer dans le top pendant que d’autres, bien plus installés, veulent juste asseoir la domination d’un de leur titre au sommet des charts. Pour couronner le tout, les plateformes sont condamnées à être muettes. Plus elles parlent, plus elles sont condamnées à donner des infos aux fraudeurs : de façon générale, les voleurs courent toujours plus vite que la police. »

Une obsession franco-française de la fraude sur les plateformes

Curieusement, la place prépondérante qu’occupe cette problématique dans les débats est une spécificité française. De toute évidence, les affaires de suspicion de triche quant aux albums de Kanye West et Beyoncé sur la plateforme de streaming Tidal n’ont pas eu aux yeux de la presse et du public américain les accents scandaleux qu’aurait eu un tel évènement chez nous. Ici, les têtes d’affiche, avec la complaisance d’un public amateur de ce genre d’accusation en place publique, prennent un malin plaisir à se tirer dans les pattes à coup d’incessantes accusations, arguant chacune d’être plus propre et légitime que ses confrères dans son succès.

Ce qu’on appelle de la triche, les Anglo-saxons appelleraient ça certainement du marketing

Sophian pense que la différence fondamentale est dans le rapport à l’argent et à la réussite : « Ce qu’on appelle de la triche, les Anglo-saxons appelleraient ça certainement du marketing. L’histoire de l’argent dans la musique n’a rien à voir d’un pays à l’autre, surtout quand on parle des Etats-Unis. C’est un gros sujet en France parce que le rap contrôle l’économie de la musique dans le pays, certainement plus que partout ailleurs. Même si le marché américain est très axé rap, il est beaucoup plus dilué et divers. Le marché recommence à se diversifier en France, mais le rap reste hyper présent. Il faut aussi admettre que le public comme les artistes sont très friands de tout ça, de ce goût du sang. C’est d’ailleurs amusant de voir les rappeurs français parler de ça comme ils parlaient de la SACEM quelques années auparavant. »

Derrière le rapport : le CNM, un organisme aux missions multiples

Le Centre National de la Musique est créé le 1er janvier 2020. Il est censé prendre la suite du CNV (Centre national de la chanson, des variétés et du jazz) tout en intégrant en son sein d’anciennes structures : le Bureau Export, l’IRMA, le FCM et le CALIF. L’observation de l’industrie et la rédaction de rapports sur cette dernière font donc partie intégrante de ses missions. En plus de cela, cet organisme sous tutelle du ministère de la Culture a pour objectif d’accompagner et soutenir les artistes musicaux dans leurs projets, via des aides de nature financières comme non-financières. Parmi elles, on retrouve pour les artistes des mesures d’aide au développement et la mise en valeur de leur musique à l’international ainsi que l’octroi de crédits d’impôts.

Le CNM a commencé la rédaction de ce rapport sur la triche dans le streaming il y a plus d’un an

Aussi, le CNM propose tout un éventail de formation aux métiers de la musique, du management d’artistes en passant par la production et l’édition. Néanmoins, cela n’échappera à personne, la date de la création de cet établissement du service public coïncide justement avec le début de la pandémie liée au Covid 19. Par conséquent, comme le reste de l’administration, ce dernier a vu ses travaux ralentis par la conjoncture. Tant bien que mal, le Centre a commencé la rédaction de ce rapport sur la triche dans le streaming censé paraître à la fin du printemps 2022 il y a plus d’un an : « Si le CNM existait auparavant, on aurait probablement eu le même rapport il y a 5 ans » ajoute Sophian.

Le CNM, seule institution capable de porter un tel projet ?

L’une des questions qui se pose logiquement est celle de savoir pourquoi cet organisme précisément a été missionné pour une telle entreprise. Pourquoi la responsabilité de ce rapport est entre les mains d’une structure publique fraîchement crée et non pas entre celles de syndicats, plus identifiés, comme le SNEP ?

Le CNM est aussi né parce que le SNEP et la SACEM font la pluie et le beau temps dans le pays

Sophian Fanen explique que « les syndicats ne vont pas enquêter sur eux même. C’est l’administration qui s’en charge et c’est très bien ainsi. Il fallait un tiers de confiance. Le CNM est aussi né parce que le SNEP et la SACEM font la pluie et le beau temps dans le pays. Faute de mieux, ils sont les plus grosses institutions de la musique en France… Finalement, le fonctionnement des certifications et des classements sont des outils marketings pour ces syndicats de producteurs de musique type SNEP ou IPFI. Ces logiques ont tendance à créer des mentalités et des pratiques qui finissent d’une certaine manière par pourrir les choses. Le CNM peut se permettre de poser ces questions tandis que ce marketing-là sert pleinement aux syndicats. »

Un avant/après rapport du CNM à attendre ?

Comme indiqué plus tôt, le contenu de ce rapport est encore inconnu à l’heure d’aujourd’hui. Peu importe la forme qu’il prendra, plusieurs interrogations peuvent naturellement se poser sur la suite des évènements. Est-ce que la résonance de ce rapport va permettre de modifier foncièrement toutes ces problématiques liées à la triche ? Fera-t-il l’effet d’un pavé dans la mare aux remises en question fondamentales ou de celui d’un PDF de plus ? Faute de plus amples informations, Sophian Fanen estime que si remise en question il doit y avoir, « les majors ont tout intérêt à se concerter et trouver un code de bonne conduite et un plan de lutte mutualisé. Assumer le combat seul sera bien trop cher pour la major qui voudrait s’y frotter en solitaire. »

 les majors ont tout intérêt à se concerter et trouver un code de bonne conduite 

La fraude dans l’industrie de la musique est très probablement aussi vieille que cette dernière, du bootleg à l’âge d’or du physique en passant par le téléchargement illégal à l’arrivée d’Internet. Si le rapport ne va probablement pas structurellement changer l’industrie, il faut au moins espérer qu’il puisse entériner les allégations et toutes les idées autour de l’envergure fantasmée de la fraude sur les plateformes.

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