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Quand les politiques s’en prennent au rap

Quand les politiques s’en prennent au rap

Alors que le cas Freeze Corleone fait débat, retour sur les affaires opposant la classe politique et le rap français.

A moins d’avoir passé la semaine au fond d’une grotte, vous n’avez pas pu éviter les polémiques autour de Freeze Corleone, relayées par la majorité des médias généralistes. Comme souvent lorsqu’un rappeur est attaqué pour des propos, le monde de la politique s’en est mêlé, et l’auteur de La Menace Fantôme est aujourd’hui en première ligne d’une série d’accusations d’antisémitisme et d’apologie du terrorisme islamiste -pour résumer, il est vu par ses détracteurs comme le digne successeur de Dieudonné.

La justice a donc été saisie, la suite de l’histoire est entre les mains des avocats de Freeze Corleone. Le passif des relations entre rappeurs et politiciens n’incite cependant pas à l’optimisme du côté du 667, la majorité des artistes ayant été attaqués par un ministre, un député, ou autre, ayant soit perdu leur procès, soit perdu des années, de l’énergie et de l’argent dans des procédures interminables.

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2002-2010 : Nicolas Sarkozy VS La Rumeur

Avec huit années de combat et cinq procès au total, le conflit opposant La Rumeur au Ministère de l’Intérieur restera dans les mémoires comme l’un des plus longs et difficiles qu’ait eu à affronter un groupe de rap français. La genèse de l’affaire remonte à 2002, quand le groupe publie un fanzine en marge de la sortie de L’Ombre sur la mesure. L’un des articles, écrit par Ekoué, dénonce la main-mise de Skyrock sur le rap français et les accointances de la radio avec le Parti Socialiste. La radio dépose plainte pour « appel au meutre », évidemment elle est déboutée, mais, lien de cause à effet ou simple hasard, c’est le Ministère de l’Intérieur qui va s’intéresser au contenu de ce fanzine.

La Rumeur aura perdu énormément de temps, d’énergie et d’argent à se défaire de cet acharnement judiciaire

Dans un autre texte, intitulé « Insécurité sous la plume d’un barbare », Hamé évoque entre autres les violences policières (« les centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété »). Les lignes écrites par le rappeur vont visiblement toucher leur cible, puisque le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par Nicolas Sarkozy, va assigner le groupe à comparaître pour « diffamation publique envers la Police Nationale ». Relaxé en 2004, Hamé n’est cependant pas au bout de ses peines : le ministère de l’Intérieur fait appel en 2005, mais le rappeur est à nouveau relaxé. En 2007, la cour de cassation vient cependant annuler cette décision, avant que la cour d’appel ne confirme une fois de plus cette relaxe. Un véritable marathon judiciaire qui se termine en 2010 : après un nouveau pourvoi en cassation du Ministère de l’Intérieur, la relaxe est définitivement prononcée. Au bout du compte, La Rumeur aura surtout perdu énormément de temps, d’énergie et d’argent à se défaire de cet acharnement judiciaire.

2003 : Nicolas Sarkozy vs Sniper

Premier fan de rap français pendant les années 2000, Nicolas Sarkozy vise également Sniper en 2003 après avoir été interpellé par divers mouvements d’extrême droite au sujet de certains titres comme La France ou Jeteur de Pierres. Celui qui est alors ministre de l’Intérieur qualifie Aketo, Tunisiano et Blacko de « voyous qui déshonorent la France » et dépose plainte. Le problème est toujours le même : du côté des rappeurs, les paroles sont forcément provocatrices et expriment une colère légitime ; du côté des politiques, on sort les lyrics de leur contexte et on ne cherche pas à comprendre le fond du problème. Pour ne rien arranger, Jeteur de Pierres a pour sujet le conflit israélo-palestinien, et les accusations d’antisémitisme prennent donc rapidement place dans le débat.

le groupe est contraint d’annuler une tournée pour se concentrer sur ses déboires judiciaires

Le Ministère de l’Intérieur est finalement débouté par la justice. Sniper remporte la bataille, mais n’y gagne en fait pas grand chose, le groupe étant notamment contraint d’annuler une tournée pour se concentrer sur ses déboires judiciaires. Tunisiano reviendra d’ailleurs en long et en large sur le procès dans un morceau intitulé La France, itinéraire d’une polémique.

1995-1996 : Ministère de l’Intérieur VS Ministère Amer

Les plus jeunes ne le savent pas forcément, mais pendant la première décennie d’existence du rap en France, le Ministère Amer était l’un des groupes les plus virulents du plateau. De Sacrifice de Poulets à Brigitte femme de flic, l’une des principales cibles des lyrics de Stomy et Passi était évidemment la police. D’abord assez confidentiel, le Ministère Amer est médiatisé suite à sa participation à la bande originale de La Haine avec Sacrifice de Poulets, et surtout des polémiques qui en suivent. Loin de faire marche arrière, le groupe lâche quelques dingueries en interview (« pas de discours, l’élimination systématique, une balle et basta ») et se retrouve assez logiquement dans le collimateur d’un autre Ministère, celui de l’Intérieur.

Le groupe est assigné en justice pour « provocation directe au meurtre »

Charles Pasqua, puis Jean-Louis Debré, qui se succèdent en 1995 au poste de ministre de l’Intérieur, vont rapidement s’intéresser au cas de ces jeunes rappeurs de Sarcelles, en les assignant en justice pour « provocation directe au meurtre ». Le groupe, par l’intermédiaire de Kenzy, fait de son mieux pour se défendre publiquement sans renier son discours, mais se heurte à un mur et les deux rappeurs et leur manager écopent de 250.000 francs (50.000 euros) d’amendes cumulées. Plus étonnant, un journaliste à l’origine de l’une des interviews du groupe, est lui aussi condamné à 20.000 francs (4000 euros) d’amende pour « son adhésion au discours du groupe ».

1996-1997 : NTM vs Eric Raoult

Premier groupe de rap français à véritablement jouer la carte de la provocation (ne serait-ce que pour son nom) et de la subversion, le Suprême NTM est régulièrement la cible des médias pendant les années 90. Symbole d’une frange du rap jugée comme « hardcore » par des médias français qui ne comprennent pas encore grand chose à cette musique, le groupe fait moins parler de lui pour sa musique que pour son image dure. En 1995, au cours d’un concert à Toulon, une municipalité FN, Joeystarr et Kool Shen profitent du morceau Police pour cibler directement des agents de police présents dans la salle pour assurer la sécurité. Selon Libération, les deux rappeurs auraient tranquillement lâché « les fascistes ne sont pas qu’à Toulon, ils sont en général par trois, ils sont habillés en bleu, ils ne sont pas loin derrière vous, à l’entrée ».

L’affaire divise la classe politique, certains se réjouissant de cette condamnation et d’autres appelant au respect de la liberté d’expression

Après la plainte des policiers présents ce soir-là, le groupe est condamné à six mois de prison dont trois fermes et six mois d’interdiction d’exercer leur profession. L’affaire divise la classe politique, certains se réjouissant de cette condamnation (le maire FN de Toulon évidemment, mais aussi du côté de la droite plus « classique » comme François Léotard ou Charles Pasqua), et d’autres appelant au respect de la liberté d’expression (Jack Lang, Jacques Toubon). Le groupe s’expliquera en télévision face à Eric Raoult, au cours d’un débat resté dans les mémoires. Le politicien se plaint alors de la violence des propos du groupe, chose assez cocasse puisque quelques années plus tard, il n’hésitera pas à défendre son droit à insulter sa propre femme, sur le plateau de Maïtena Biraben. Après avoir fait appel, NTM n’écopera finalement « que » de 50.000 euros d’amende et deux mois avec sursis.

2005 : Grosdidier vs le rap français

Là où Nicolas Sarkozy ne s’était attaqué qu’à deux groupes (Sniper et La Rumeur), le député de Moselle François Grosdidier vise gros en 2005 avec une plainte contre sept groupes ou artistes pour un tas de raisons assez farfelues, du racisme anti-blanc à l’incitation au terrorisme. Malgré l’absence de pertinence de ses accusations et le fait qu’il attaque des groupes qui n’existent plus (Lunatic, le Ministère Amer) ou des rappeurs retraités depuis des années (Fabe), le député parvient à convaincre un total de 200 députés ou sénateurs, qui déposent une plainte collective. Plainte évidemment rejetée.

Grosdidier a poursuivi son combat contre le rap français en déposant un projet de loi… Une loi qui ne sera jamais votée

Pas découragé, Grosdidier poursuit son combat contre le rap français en déposant un projet de loi visant à créer un « délit d’atteinte à la dignité de l’Etat et de la France ». Personne n’ayant jamais vraiment compris le but de sa manoeuvre, la loi ne sera jamais votée -reste à savoir pourquoi ce cher François vouait une telle haine au rap français à l’époque. On peut tout de même se demander qui est le véritable délinquant dans cette histoire, puisque le député vante un joli CV, avec une condamnation en 2015 pour détournement de biens publics et complicité de prise illégale d’intérêt.

2018-2019 : Nick Conrad vs l’ensemble de la classe politique

Nick Conrad est l’exemple le plus probant de la contre-productivité d’une polémique lorsque l’on cherche à faire taire un individu ou une idée : si la classe politique ne s’était pas insurgée contre le texte de Pendez les Blancs, personne n’aurait entendu parler de Nick Conrad en dehors de son cercle très restreint d’auditeurs. Rappeur très confidentiel avant septembre 2018, le rappeur avait d’ailleurs publié ce morceau depuis le mois de mars de la même année, sans que personne ne le remarque.

le rappeur aura tout perdu dans cette affaire : son procès, son emploi…

Avec la plainte du Ministère de l’Intérieur et les innombrables condamnations publiques de politiciens de droite comme de gauche, Nick Conrad se fait finalement un nom -qui restera a priori associé à cette polémique, quoi qu’il arrive dans sa carrière. Hormis une médiatisation (franchement négative), le rappeur aura tout perdu dans cette affaire : son procès, son emploi, et même sa tranquillité d’esprit, puisqu’il est la cible de menaces de mort et de divulgation d’identité sur internet.

2016 : Black M vs l’extrême droite

Comme quoi, même un rappeur très family-friendly, qui chante avec les Kids United ou avec Kev Adams, n’est pas à l’abri. En 2016, Black M est programmé, sur proposition de l’Etat français, à Verdun pour les commémorations du centenaire de la bataille. Marion Maréchal Le Pen, qui a déjà avoué écouter Maitre Gims et la Sexion d’Assaut, se retrouve en première ligne dans la vague d’attaques à l’encontre de Black M. C’est principalement l’extrême droite (Robert Ménard, Florian Philippot) qui fait alors pression sur la mairie de Verdun pour annuler la venue du rappeur, accusé de « paroles anti-France » et d’homophobie. La droite plus classique met aussi son grain de sel (Eric Ciotti, Nadine Morano), et face aux diverses pressions et aux risques de troubles à l’ordre public, le concert est annulé.

même un rappeur très family-friendly n’est pas à l’abri

Dégouté, Black M finira par rappeler que son propre grand-père s’est battu pour la France au cours de la seconde guerre mondiale, en tant que tirailleur sénégalais. Il reviendra sur cette affaire dans le single Je suis chez moi, qui provoquera une nouvelle polémique suite au floutage par W9 des t-shirts « Justice pour Adama » qui apparaissent dans le clip.

2018 : Médine vs l’ensemble de la droite

Depuis ses premières années de carrière, Médine a toujours aimé jouer avec les double-sens et la déconstruction des préjugés. Son album Jihad, le plus grand combat est contre soi-même, par exemple, était en réalité un plaidoyer pour la paix, à l’image du morceau éponyme. Seulement, pour s’en rendre compte, il fallait écouter sa musique et faire l’effort de comprendre ses intentions. Médine prenait le risque calculé d’être mal interprété, chose qui posait moins problème à une époque où il était un rappeur indépendant à la fan-base restreinte.

Le morceau Jihad est un plaidoyer pour la paix. Seulement, pour s’en rendre compte, il fallait écouter sa musique

Sa plus forte médiatisation à partir de 2015 le rend forcément visible auprès d’un public qui ne connaît ni son univers, ni ses intentions, et aboutit logiquement à des polémiques. L’apogée débarque en 2018 avec les deux concerts prévus au Bataclan, un lieu symbolique, victime d’un attentat djihadiste trois ans plus tôt. Une fois diffusées les photos de Médine en t-shirt « Jihad » pour la promo de l’album du même nom sorti en 2005, et les quelques lyrics impossibles à justifier hors-contexte, plus aucune tentative d’explication n’était possible. Entre le Rassemblement National (Marion Maréchal Le Pen en tête), les Républicains (Isabelle Balkany, Eric Ciotti), la République en Marche (Aurore Bergé, Blandine Brocard), Médine se retrouve rapidement face à une armée de politiciens et abandonne le combat, non pas à cause des pressions, mais bien par respect pour la douleur des familles de victimes.

Ces mêmes associations de victimes ont d’ailleurs unanimement dénoncé la récupération politique nauséabonde autour de cette affaire, tandis que les opinions à propos de Médine sont partagées entre défenseurs de la liberté d’expression et opposants au discours ou à l’image du rappeur.

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