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Interview Bekar : « On retourne toujours vers la mélancolie »

Interview Bekar : « On retourne toujours vers la mélancolie »


Paradoxalement, le Roubaisien n’est pas du genre à aimer être le centre de l’attention : durant les périodes de sortie de ses albums, il se dit anxieux et ne reste jamais plus de trente minutes sur les réseaux sociaux. Pour autant, il parvient à s’ouvrir dans ses morceaux, porté par une plume singulière et une équipe à l’avis très tranché. La mélancolie, pierre angulaire de sa musique, est poussée à un niveau supérieur sur son nouveau projet, Alba. Entretien avec Bekar, celui qui affirme autant aimer les chansons douces que les morceaux qui puent la street. 


Pourquoi avoir choisi « Alba » comme titre d’album ?


Bekar : Je trouvais le mot super joli. Il veut dire beaucoup de choses pour moi : c’est un mot espagnol, mon pays de naissance. Ça veut dire « l’Aube ». Je trouvais que dans le projet, il y avait vraiment cette notion de lumière, d’éveil avec plus de clarté, là où mon format précédent incarnait beaucoup plus la nuit, le côté pesant. En poésie espagnole, c’est aussi très féminin dans ce que ça raconte, dans ce que ça incarne. Je trouve que cette notion d’amour elle est très présente aussi dans l’album.


La mélancolie et l’introspection, ça a toujours été un fil rouge dans ta musique. Sur cet album, on a l’impression que tu es allé encore un peu plus loin. 


B : C’est la chose que je considère comme étant la plus importante. Si j’avais pas ce besoin de vouloir dire des choses de mon quotidien, de ce qui m’entoure, je ne pense pas que je ferais de la musique. L’introspection, la mélancolie, ça s’y prête bien. Les morceaux nostalgiques, même un peu triste, ça a toujours été mes préférés, j’aime cette manière de décrire les choses. Ça me fait plaisir que tu le ressentes, je pense que c’est dû à mon âge, le passage des 25 aux 30 ans qui arrivent bientôt, tu sais, ça joue. Je suis pas vieux non plus mais j’ai un peu de recul sur ma vie, sur ma vingtaine.

C’est quelque chose que tu appréhendes le passage à la trentaine ?

B : Non, j’appréhende pas particulièrement, mais forcément ça fait un petit truc. Je pense que tu sens quand même que tu te détaches d’une partie qui était un peu unique dans une vie. J’ai l’impression que t’as 20 ans une fois, mais 30 ans tu peux l’avoir deux fois.


Même quand le propos n’est pas mélancolique ou que la prod ne l’est pas, il y a toujours un passage où on y retourne. Je pense que ça fait partie de ma musique et je ne sais pas la faire autrement, c’est inévitable.

Pour revenir sur le côté introspectif, tu ouvres l’album en disant « J’ai une mère qui m’aime et un père qui essaye. » Ça annonce la couleur d’emblée…


B :
Mes potes me disent exactement pareil que toi, « mais gros c’est fou d’ouvrir l’album avec cette phrase » (sourire). Quand je l’ai écrit, c’était tellement instinctif, je savais que ça serait l’intro, c’est un morceau qui est assez vieux, je l’ai fait l’été dernier. C’est cohérent avec la suite de l’album. C’est très rare les morceaux où je me détache complètement de l’introspection, de la mélancolie. À part peut-être en featuring. Même quand le propos n’est pas mélancolique ou que la prod ne l’est pas, il y a toujours un passage où on y retourne. Je pense que ça fait partie de ma musique et je ne sais pas la faire autrement, c’est inévitable. On y retourne forcément. 


Effectivement, dans le projet tu mentionnes aussi la perte de la mère de ton meilleur ami. Tu fais partie de ces artistes qui considèrent la musique comme étant thérapeutique ?


B : Moi, en tout cas, quand j’écris, ce n’est pas forcément ça qui va me soigner, mais je me libère du truc. Le mettre sur papier, ça me libère d’un poids, mais est-ce que ça m’aide a le soigner ? Je ne sais pas. Je pense que ce qui va m’aider à le soigner, c’est tout ce qu’il y a autour de la musique, tout ce qui vient après : la scène, le concert, ces moments-là qui sont très intenses.


C’est qui tes inspirations pour retranscrire cette mélancolie ?


B : Franchement, tous les albums qui sont sortis autour de 2015. Même la discographie de PNL. Je trouve que dans leur premier album, tu ressentais grave ce truc-là. Damso aussi, avec Batterie Faible et Ipséité. Même chose avec A7 de SCH, tu ressens ça de fou. Il avait d’ailleurs dit à cette époque que ses sons, il les écrivait dans le noir complet. Ça veut tout dire pour moi.


Tu as la même routine ?


B : Non (rire). Par contre, il faut que je sois dans un état particulier quand c’est une prod qui me tient vraiment à coeur. Je suis pas en train de te dire qu’il faut que je sois en transe, mais par exemple, j’aime bien écrire en marchant, me promener dehors dans le froid avec mon casque. Je m’inspire vraiment de l’environnement dans lequel je suis. Quand je dis écrire, j’écris beaucoup dans ma tête. 


J’écoute la prod en boucle, parfois j’ai quasiment tout le couplet en tête et j’ai pas écrit une seule ligne mais mon cerveau finit par s’imprégner du truc, phrase par phrase. Et au bout d’une heure ou deux, là je sors mon téléphone et j’écris tout ce que j’ai dans la tête.


Dans le morceau Hatem, tu dis « Les p’tites salopes qui votent RN, j’les vois comme ceux qui croient qu’la terre est plate ». Quel regard tu portes sur le fait de prendre position en tant que rappeur ?

B : Je pense que tu le sais comme moi, le rap c’est une musique qui se veut contestataire. C’est la base de cet art-là. Les anciens l’ont tous fait. Quand t’as écouté Lunatic, IAM, la Scred Connexion… On nous passe un peu le flambeau. Donc pour moi, c’est important de continuer à défendre ces valeurs-là du rap. 

C’est pas la partie majeure de ma musique, je reste lucide là-dessus. C’est pas dans tous mes morceaux. Par exemple, Ben PLG, carrément lui, dans la plupart de ses sons il prend position sur pleins de sujets différents en le faisant bien, je respecte ça de fou. Moi c’est pas la partie majeure, mais ça ne m’empêche pas d’avoir mes idées sur le monde actuel et de me servir de ma musique pour les retranscrire. 


Tu as beaucoup pu tourner avec PLK. Quelle relation tu as avec lui et qu’est-ce que ça t’a apporté ?

B : En rejoignant Panenka en 2020, il m’a immédiatement envoyé un message de bienvenu. Ça a toujours été quelqu’un de bienveillant et de bons conseils. Notre feat sur mon premier album, c’est lui qui m’envoie son couplet à minuit en mode « Surprise ! Joyeux anniversaire ». J’espère vraiment qu’on pourra encore faire d’autres morceaux à l’avenir.

«Ils n’auront pas d’autre choix que de kiffer les 30 minutes qu’on va passer ensemble »

Concernant la tournée, j’ai fait beaucoup de première partie avant de tourner avec lui. La scène de manière générale, ça m’a forgé à vaincre une certaine timidité : je suis quelqu’un d’assez réservé à la base. Encore plus quand t’es en première partie, parce que le public n’est pas là pour toi. T’es là, tu fais des scènes où il y a 150 personnes quand t’es seul sur tes propres concerts, et là soudainement, t’es en première partie devant 5000 personnes. Donc c’était cool d’expérimenter à nouveau ça pendant la tournée de PLK. 

Avant la sienne, il y a eu des dates qui étaient beaucoup plus compliquées que d’autres. C’est le jeu de la tournée. Je me rappelle qu’à Liège en Belgique, le public s’en battait les c******* de moi. Il ne m’a pas calculé, entre tous mes morceaux, ça criait « Zola ! Zola ! Zola ! », vu que je tournais avec lui à l’époque. J’avais l’impression de m’être planté, de m’être presque affiché. La date d’après, je suis rentré dans un autre état d’esprit, je me suis dit « je leur laisse pas le choix de kiffer les 30 minutes qu’on va passer ensemble ». Même un public d’endormis, de gens qui ne te calculent pas, tu peux toujours les avoir, d’une manière ou d’une autre et à des degrés différents. 


Il y a eu une connexion 59 sur le titre Laponie avec Gradur. Qu’est-ce que cette collaboration représente pour toi ?


B : À l’époque, on s’était croisés plusieurs fois sur Lille. Pour te dire, j’avais même pris une photo avec lui quand je devais avoir 14 ans. Cette collaboration, c’est fort parce que c’est le premier nom qui a résonné chez nous. Tout le monde connaît Gradur. Je suis très proche de Roshi, et lui étant très proche de Gradur, il me disait souvent « les gars, faut que vous fassiez un son ensemble ». Et puis un moment, j’avais écrit ce couplet sur la prod. Et je me suis dit qu’il y avait un délire. Je lui ai envoyé, il devait rentrer à Dubai. Il a kiffé le truc, il est parti au studio le soir-même et puis on a fait ça à distance.


Sur le refrain, tu reprends l’air très connu de Dragostea Din Tei d’Ozone. Comment l’idée t’est venue ?

B : Ça vient d’un mec de mon entourage. La prod’ se fait, j’écris très vite. En 30 minutes j’avais le couplet, je le pose. Et là je dis au beatmaker avec qui je bosse que j’aime bien, mais que si il n’y a pas de refrain, c’est un truc qu’on va mettre de côté et qui ne va jamais sortir. Parce que c’était une prod qui se prêtait à un refrain, j’avais essayé deux, trois trucs mais j’avais pas encore trouvé le bon. Aussi, ça faisait très longtemps que mon manager voulait que je fasse une reprise de morceau.

Donc il envoie la prod, il chante le son et là, on pète une barre. Je me dis « pourquoi pas », j’essaye, j’écris en 5 minutes le refrain. On écoute et on se dit « en vrai, pourquoi pas ». Au début, je le voyais un peu en golerie. J’avais du mal à me dire que c’était sérieux, parce que j’avais jamais fait ça. Mais autour de moi, même Gradur, ça valide. C’est certainement dû au fait que c’est un morceau qui n’a jamais vraiment été pris au sérieux ici en France.


Sur le morceau « vont-il s’entendre », deux facettes de ta personnalité échangent. Tu peux nous expliquer le concept du morceau ?


B : L’idée générale, c’est mon moi intérieur qui s’impatiente, qui veut péter rapidement, qui est calmé par ma raison, qui lui dit de patienter. Pour être totalement honnête, on était assez éméchés en studio quand on a fait ce titre (rire). La prod’, je trouvais qu’elle avait un truc, j’avais la sensation que je pouvais tout faire dessus, que je pouvais m’amuser. Un moment, j’ai eu cette idée de « folie » qui est revenue et je me suis dit ce serait ça le concept du son : représenter ton ange et ton démon. 

La patience, c’est vraiment ce qui permet de ne pas griller les étapes, de créer une base solide, que ce soit dans ta discographie ou avec ton public : les gens grandissent avec toi et tu grandis avec les gens. C’est aussi une relation forte qui se crée.


Tu te souviens avoir été impatient ?

B : Dans les premières années, j’étais clairement comme ça. T’as envie que tout aille vite. Tu réfléchis à 200 à l’heure, tout le temps. Tu fais tout de manière impulsive, t’as aucun recul. J’étais en mode « j’espère que ça va prendre », « faut qu’on sorte ça et ça ». Avec le temps, tu t’assagis et tu comprends que c’est important d’être patient, de ne pas sauter des étapes. Il faut aussi être satisfait de ce qui t’arrives chaque jour, tu avances marche par marche. 

C’est le temps qui m’a permis de l’accepter, de m’en satisfaire et de comprendre que ça allait prendre du temps d’atteindre mes rêves. La patience, c’est vraiment ce qui permet de ne pas griller les étapes, de créer une base solide, que ce soit dans ta discographie ou avec ton public : les gens grandissent avec toi et tu grandis avec les gens. C’est aussi une relation forte qui se crée.


T’as une certaine palette artistique. Sur ce projet, il y a Bateau Ivre qui est Boombap, Hiver aux sonorités plus Trap ou encore 2k17 qui sonne Pop. Tu as voulu encore plus expérimenter sur ce projet ?

B : Peut-être. En général, quand je fais un album, j’ai pas de vision exacte de ce que je veux faire musicalement. Je dis juste aux gens avec qui j’ai l’habitude de bosser « venez on tente des trucs ». Je fais beaucoup, beaucoup de morceaux : pour 16 titres, je dois en faire 70. C’est marrant, la fois dernière, un mec m’a envoyé trois audios sur Instagram d’au moins une minute trente chacun pour me dire de plus rapper, comme je le faisais à l’ancienne. Moi je me ferme à rien, si une prod pop me parle, j’y vais.

Parfois j’essaye des trucs, c’est nul à chier. La volonté générale, c’était de pousser la musique et d’essayer d’autres choses. Chaque nouveau projet, je veux pas qu’il ressemble au précédent, sans pour autant dénaturer ma musique. C’est une forme d’entre deux : d’un côté, il y a la sécurité en faisant ce que je sais faire et de l’autre, prendre des risques en testant des choses. Je fais un mix de tout ça en trouvant le bon équilibre. 

Depuis 2022, tu es très actif, en étant quasiment à un projet par an, sans compter la tournée. Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?

B : De continuer de garder ce goût et cette passion pour la musique, tout simplement.

Propos recueillis par Madjid Bennaceur

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