Actualités Musique

Comment la « zumba » a révolutionné le rap français [DOSSIER]

Comment la « zumba » a révolutionné le rap français [DOSSIER]

Et si la « zumba » était la grande révolution du rap français des années 2010 ?

Quel est le rapport entre un programme de remise en forme mis au point par un danseur colombien à la fin des années 1990 et certains des plus gros succès commerciaux enregistrés par le rap français dans la deuxième moitié des années 2010 ? La réponse tient en cinq lettres : « zumba ». C’est en novembre 2013 précisément que ce nom bien connu des adeptes de cours collectifs des salles de sport finira par être adopté par le genre le plus populaire de l’hexagone.

Le 20 mai 2013, Maître Gims dévoile son premier album solo Subliminal, qui s’écoule à plus de 60.000 exemplaires en première semaine. Un succès qui n’est pas du goût de Rohff, qui revendique sur Twitter le record enregistré par Le Code de l’horreur cinq ans plus tôt et reproche au leader de la Sexion d’Assault son virage pop. Un peu à l’image de la victoire commerciale de Kanye West contre 50 Cent en 2007, cet échange s’inscrit dans l’histoire du rap, au-delà de son aspect anecdotique, comme un indicateur du tournant qu’il s’apprêtait alors à prendre. En qualifiant les singles dansants de son rival de « zumba », Rohff crée un véritable meme, un exercice qui lui est d’ailleurs très familier, qui finira par passer du stade de la plaisanterie au langage courant.

À LIRE AUSSI 
Retraite de Nicki Minaj : coup de blues ou coup de bluff ?

Offrir de nouveaux terrains de jeu aux artistes

Petit retour en arrière. Aux Etats-Unis, un certain T-Pain va donner une impulsion inédite à l’histoire de la musique à partir de 2005 en s’inspirant du talkbox employé par les groupes funk des années 1980. En 2007, son album Epiphany sorti sur le label d’Akon Konvict Muzic est un véritable carton planétaire et se projette à la première position du Billboard 200 dès sa sortie. La particularité de T-Pain, c’est son utilisation apparente de l’autotune, logiciel correcteur de tonalités développé par Antares Audio Technologies. L’effet vocal robotique mais mélodieux qui en résulte va séduire les foules, entraînées par l’énergie de titres comme Kiss Kiss de Chris Brown et Low de Flo Rida.

Dans le rap français de la fin des années 2000, cette vague signera la perte de vitesse des incontournables singles au refrain confié à une chanteuse R&B. Zaho, Kayna Samet et Kenza Farah tombent peu à peu en désuétude, alors que Mes repères de La Fouine, L’école des points vitaux de la Sexion d’assaut ou encore les mixtapes MP3 de Green Money cartonnent auprès du public. T-Pain qualifie son style de « Hard&B » en estimant insuffler une énergie inédite à un genre qui avait tendance à stagner musicalement depuis des années. Importé dans l’hexagone, il sera utilisé dans des albums expérimentaux comme 0.9 de Booba en 2008 et Himalaya de Mala en 2009.

Tandis que Maître Gims et Soprano, considérés comme les leaders de deux des groupes les plus influents de la fin des années 2000, se tournent progressivement vers la variété, Lartiste sort chez Hostile Records son premier opus Lalbum, entièrement enregistré en utilisant l’autotune. Une décennie après l’implantation massive du logiciel dans le rap français, son utilisation est désormais plurielle, omniprésente et synonyme de possibilités infinies pour les artistes. Au-delà des voix, c’est les mentalités des artistes et des auditeurs que l’autotune a fait sortir de leur carcan en leur proposant une diversité de sonorités jusqu’alors inédite. C’est ainsi que Booba peut désormais se permettre de sortir Arc-en-Ciel, un titre écrit dix ans auparavant pour la chanteuse Alizée… La boucle est bouclée, et les artistes se suffisent à eux-mêmes pour le meilleur et pour le pire. Si certains artistes sont d’office catalogués comme des zumbistes, la plupart des têtes d’affiches ne sont pas en reste et adoptent ce registre le temps de quelques titres pour porter leurs albums commercialement… Quant à l’autotune, sa popularisation a fini par ouvrir la voie à de nouveaux registres, également destinés à sortir des canons du rap classique, dont le cloud rap qui a fait le succès du duo PNL !

Donner un nouveau souffle à la scène rap marseillaise

Après une décennie qui aura vu IAM et la Fonky Family atteindre l’apogée de leur popularité, la scène marseillaise entame un déclin relatif à partir de la deuxième moitié des années 2000 malgré le succès retentissant des Psy 4 de la rime, puis des carrières solo d’Alonzo et Soprano. Loin de l’écosystème bouillant de créativité qui s’était formé autour des deux groupes légendaires de la cité phocéenne, des nouveaux venus comme El Matador, Keny Arkana et L’Algérino n’entretiennent pas de proximité particulière les uns avec les autres et, pour certains, n’arrivent pas à concrétiser à l’échelle nationale.

Cet éclatement finit par donner lieu à un constat inévitable : porté par des succès plus ou moins isolés les uns des autres, le rap marseillais n’a plus d’identité à proposer aux auditeurs français. La réponse à ce constat ne tardera pas à se faire connaître sous le nom de Jul. Le rappeur originaire du quartier de Saint-Jean-du-Désert fait parler de lui à partir de 2013 au travers de mélodies simples mais obsédantes, d’une utilisation inhabituelle de l’autotune et d’un univers kitsch au possible. Un cocktail improbable qui semble convaincre les auditeurs, au point que le street album Lacrizeomic atteint la quatrième position du Top Albums français la semaine de sa sortie.

Cinq ans plus tard, Marseille s’impose dans le rap français comme un haut lieu de la « zumba », terme fourre-tout qui a fini par désigner un véritable courant né de l’hybridation du rap français avec des sonorités issues du raï maghrébin, des musiques à danser d’Afrique de l’Ouest comme le zouglou et le coupé-décalé, et de la pop latine. Jul fait désormais partie des rappeurs français ayant écoulé le plus d’albums depuis les débuts du genre, aux côtés d’IAM et d’MC Solaar, avec des millions de ventes à son actif. Il est rejoint par Naps et le collectif 13ème Art qui sont révélés au public avec le single Pochon Bleu en 2017. Deux ans plus tard, Naps collectionne les certifications à son tour : double disque de platine pour Pochon Bleu, disque de platine pour À l’instinct et, plus récemment, disque d’or pour On est fait pour ça. Dans leur sillage, des artistes comme Mehdi YZ et Elams collectionnent les millions de vues sur YouTube. Chacun de ces artistes déjoue les prévisions pessimistes à sa manière et parvient à inscrire sa carrière sur la durée pour une très bonne raison : la « zumba » marseillaise est un choix délibéré et non par défaut. Naps, Jul, mais aussi L’Algérino ont tous commencé avec du rap pur et dur et des artistes à l’ADN plus classique comme SCH, YL et Soso Maness n’hésitent pas à pousser la chansonnette le temps de quelques titres.

Créer une économie et des circuits de distribution alternatifs

L’un des principaux défauts du terme « zumba » est qu’il efface la distinction entre plusieurs courants : un premier plus proche de la variété ou de la chanson française à destination des radios, un deuxième plus rythmé particulièrement apprécié des gérants de clubs et un troisième qui emprunte ses rythmes au raï, parfois qualifié de « rap de chicha ». Évidemment, il est difficile de tracer des frontières précises entre chacun de ces courants, beaucoup de titres rentrent dans plusieurs cases à la fois.

Cependant, la tendance se confirme quand on observe de près les indices de diffusion et de consommation. À la télévision et à la radio, ce sont des artistes comme Maître Gims, Bigflo & Oli, Roméo Elvis et Soprano qui mènent la danse en collaborant avec Petit Biscuit, Angèle ou encore Vianney. À l’inverse, les clubs se tournent de plus en plus vers la pop latine, le reggaeton et leurs déclinaisons françaises. Véritable spécialiste du genre, Lartiste a signé le titre le plus diffusé sur les pistes de danse de l’hexagone en 2018 avec Mafiosa. Il y côtoie Ozuna, Daddy Yankee et J. Balvin, mais aussi Marwa Loud, Vegedream et MHD. Le critère principal des playlists : des tempos rapides, idéals pour rythmer une soirée, et dans la mesure du possible des titres déjà connus du public afin que ce dernier puisse les reprendre en coeur !

Moins exposée, mais non moins lucrative, l’économie des chichas est devenue le fer de lance de la « zumba » en France. Depuis quelques années en effet, ces établissements se sont multipliés dans l’hexagone en misant sur une expérience entre l’ambiance festive d’un club et celle, plus posée, d’un lounge bar. Leur cible, principalement masculine et jeune, étant particulièrement friande de rap français, les gérants n’ont pas tardé à l’intégrer à leur modèle économique de plusieurs manières : des écrans de télévision diffusant en boucle les derniers clips à succès aux playlists bourrées de titre rap aux influences raï prononcées en passant par des showcases de têtes d’affiches, tout est bon pour attirer et retenir le consommateur. Cette véritable économie alternative de la musique, longtemps négligée par les professionnels, s’est structurée au point d’offrir aux artistes des cachets de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour des showcases de moins d’une heure. Mieux, certains établissements regroupent plusieurs salles et peuvent accueillir des centaines de consommateurs, plus qu’une petite salle de concert ! Les champions du genre comme Naza et L’Algérino passent une bonne partie de leur temps en tournée dans toute la France, une manière d’être au contact de son public quotidiennement tout en générant des revenus intéressants…

Participer à l’essor international du rap français

L’exemple de L’Algérino pousse d’ailleurs à aborder un autre aspect de la « zumba », sa capacité à s’exporter au-delà des frontières de la France. Le rappeur marseillais, qu’on pouvait retrouver l’année dernière en featuring avec le néerlandais Boef sur son album International, multiplie les dates en Europe, au Maghreb et au Moyen-Orient. Signe de ce succès, son single Les menottes a dépassé les 500 millions de vues sur YouTube, un mode d’écoute particulièrement populaire dans des marchés où le streaming musical par abonnement n’est pas aussi développé qu’en France. Paradoxalement, la « zumba » est à la fois un courant propre au marché français du rap et l’un de ses principaux arguments à l’export.

Par sa situation géographique et démographique unique, la France a été un véritable terreau créatif pour une génération d’artistes capables de synthétiser une multiplicité d’influences tout en conservant un ADN unique au monde. Cette diversité intrinsèque est certainement le principal point fort de ce courant, capable de faire bouger le public d’une boîte de nuit de province autant que celui d’une chicha de Marrakech ou de Rotterdam. Une tendance à l’internationalisation qui coïncide avec la montée en puissance de nouveaux modèles de consommation, plus propices à l’ouverture musicale…

Interrogé sur le succès d’MHD, le producteur DSK prédisait : « Je pense que c’est un pont qui est en train de se construire entre la France et l’Amérique, un pont qui n’est pas encore très solide. Dans deux ou trois ans, ça sera vraiment un truc de fou: on aura des feats entre MHD et Justin Bieber, ou MHD et Beyonce ou Rihanna… Il y aura un mashup entre Afrique et Amérique latine, et c’est ça qui fera que le truc va durer. » Deux ans plus tard, ces mélanges d’influences sont devenus si courants qu’il devient difficile de distinguer les influences propres à chacun d’eux. De sortie en sortie, les artistes français façonnent des sonorités uniques au monde à une audience de plus en plus large. Le rap, premier genre à s’être ouvert à cette tendance, a largement bénéficié de certaines de ses retombées, notamment sur le plan financier, mais aussi en matière de visibilité à l’international. Mieux, elle lui a ouvert les portes d’une économie alternative qui lui a permis de se structurer indépendamment des réseaux de distribution traditionnels et d’acquérir une position de force sur le marché hexagonal. La boucle semble se refermer quand des artistes comme Maître Gims se tournent vers l’Amérique Latine après avoir embrassé la variété française, et rend tout son sens au terme générique « zumba ».

Dossiers

VOIR TOUT

À lire aussi

VOIR TOUT