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Ce jour où… Ice T a menacé la police et changé le rap

Ce jour où… Ice T a menacé la police et changé le rap

Avec la série « Ce jour où… » Booska-P revient sur ces anecdotes de plus ou moins grande importance qui ont marqué l’histoire du rap. Aujourd’hui place à l’un des morceaux les plus polémiques jamais sorti…

En août 1988, N.W.A. choque le monde avec leur single Fuck tha Police qui s’en prend nommément au Los Angeles Police Department.

L’onde de choc est telle qu’elle finit par attirer l’attention du FBI qui le 1er août de l’année suivante se fend d’une lettre tout ce qu’il y a de plus officiel, à l’attention du label du groupe Priority Records. Sans nommer directement le titre en question, le bureau fédéral y exprime son regret de voir les rappeurs se faire les avocats de la violence, et ce notamment contre les forces de l’ordre.

L’incident est alors abondamment relayé par Eazy-E et sa bande qui en profitent alors pour habilement s’introniser « groupe le plus dangereux du monde ».

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Quatre ans plus tard, un autre rappeur de la côte ouest remet le couvert avec un nouveau brûlot anti-flics qui va déchaîner les foudres de la censure : Ice-T et son Cop Killer.

Tandis que ses prédécesseurs n’ont au final été l’objet que d’une remontrance, l’ancien maquereau désormais chef de file du groupe punk hardcore/rap metal Body Count va lui sentir passer le vent du boulet de très près.

Et pour cause : là où Fuck tha Police s’écoutait comme un cri de protestation, Cop Killer met en scène la folie meurtrière d’un psychopathe tueur de flics.

Des lyrics sans ambiguïté

Au début des années 90, Ice-T est l’une des figures de proue de la scène californienne. Loin des ambiances hiphopiennes des Run DMC ou des délires teenage des Beasties Boys, il se fait l’étendard d’un rap que l’on n’appelle pas encore gangsta en parlant ouvertement de rue, de bitchs et de gangs.

En 1990 et après trois albums solos au compteur, il fonde avec le guitariste Ernie-C le groupe de heavy metal Body Count. Un choix de carrière surprenant, mais somme toute assez cohérent, le T-Glacé ayant toujours été un grand fan de rock, d’Edgar Winter à Led Zeppelin en passant par Black Sabbath.

En 1991, à l’occasion de son album O.G.: Original Gangster, le groupe est présenté pour la première fois au public.

Body Count sort son ensuite son premier album éponyme le 31 mars de l’année suivante sur Sire/Warner Bros. Records. Parmi la flopée de pistes aux titres évocateurs (KKK Bitch, Momma’s Gotta Die Tonight, Evil Dick…), se trouve en fin de tracklist Cop Killer.

Précédé par l’intro Out in the Parking Lot qui annonce clairement la couleur (« I’d like to take a pig out here in this parkin’ lot and shoot ’em in their mothafuckin’ face »), ledit morceau promet ensuite de « rééquilibrer les comptes » (« tonight we get even ») sans la moindre once de compassion pour les familles (« I know your family’s grievin’ … FUCK ‘EM! »), le tout étant ponctué de « FUCK THE POLICE! » et « DIE, DIE, DIE, PIG, DIE! ».

Pour couronner le tout, l’album Body Count est livré par correspondance aux États-Unis dans des sacs mortuaires…

Un scandale d’une ampleur inédite

Hasard du calendrier, deux jours avant la sortie de Body Count, le 29 avril, les quatre policiers blancs ayant été filmés en train de tabasser de cinquante coups de matraque l’automobiliste noir Rodney King suite à une course-poursuite sont acquittés par la justice américaine.

Débutent alors les émeutes de Los Angeles qui cinq jours durant vont mettre la ville à feu et à sang – plus d’une cinquantaine de morts, près d’un milliard de dégâts matériels, plus de 1 000 bâtiments détruits, environ 3 600 départs de feu…

C’est dans ce contexte particulièrement tendu que Cop Killer arrive aux oreilles des syndicats de police, et plus particulièrement à celles des membres de l’Austin Fraternal Order of Police.

Bien que le titre ait été écrit deux ans auparavant et ait été joué live à plusieurs reprises (y compris au prestigieux festival Lollapalooza), les réactions se font extrêmement virulentes.

[Notez que dans la version finale présente sur l’album, une rapide référence aux émeutes a été rajoutée via le subtil « FUCK THE POLICE, for Rodney King ».]

Si les forces de l’ordre mènent en première ligne le mouvement de contestation arguant un travestissement de la liberté d’expression et pointant le fait que pour la seule année 1992, 144 officiers ont été tués en service, très vite l’affaire prend une tournure plus politique.

Le vice-président Dan Quayle qualifie Cop Killer « d’obscène », tandis que le président George H.W. Bush dénonce publiquement « ce genre de chansons ». Une soixantaine de membres du Congrès écrivent également à Time Warner une lettre pour faire part de leur émoi.

Des personnalités de premier plan montent au créneau comme l’acteur Charlton Heston, Tipper Gore (la créatrice de l’autocollant Parental advisory) ou le très haut gradé Oliver North (des barres).

Les appels au boycott se multiplient. Des menaces de mort sont même envoyées aux exécutifs de Time-Warner. Plus grave encore : les actionnaires font entendre leur mécontentement.

Deux poids, deux mesures ?

De son côté, Ice-T qui en 1991 a interprété l’officier Scotty Appleton dans le classique New Jack City déclare « ne rien avoir contre la police », ajoutant que « si la police était une structure parfaitement légale et hermétique à toute forme de corruption, il se serait probablement engagé ».

Pour se défendre, il invoque également son droit à la fiction. « Je chante à la première personne le ressenti d’un type qui n’en peut plus des brutalités policières. Je n’ai moi-même jamais tué de flic. J’en ai eu envie un paquet de fois, mais jamais je ne l’ai fait ». Le rappeur remarquant au passage qu’Arnold Schwarzenegger (déjà un fervent soutien républicain à l’époque) peut, lui, faire feu sur la police sans problème dans Terminator 2.

Pour Ice-T, Cop Killer se situe ni plus ni moins dans la lignée de chansons comme Psycho Killer du groupe Talking Heads qui selon ses dires l’a beaucoup inspiré.

Dans sa lutte, le rappeur peut également compter sur le soutien de certains confrères de poids comme Chuck D (« Que ceux qui ne sont pas au front s’abstiennent de commenter les batailles » lance alors le leader des Public Enemy) ou Ice Cube pour qui ce ne sont pas tant les paroles qui dérangent, mais le fait que cette musique soit reprise dans les quartiers blancs. (« Lorsque l’on m’a vu entouré de milliers de white kids hurlant ‘F- the police’, c’est là qu’ils ont décidé de s’occuper de nous »).

Alors qu’initialement, Cop Killer était par nature voué à rester un titre confidentiel (le thème et l’usage à répétition du F-word empêchaient tout passage radio, tout clip et même toute sortie single), l’album Body Count va s’écouler à plus de 330 000 exemplaires en moins de trois mois.

Malgré ou à cause de ce succès commercial, la pression monte encore d’un cran. Un rétropédalage va alors s’imposer.

L’un des rares morceaux interdits dans l’histoire de la musique

Le 2 juillet 1992, Ice-T demande au nom du groupe à Warner Bros. de retirer Cop Killer de l’album au motif qu’il craint pour la sécurité physique des employés de la maison de disques.

Les copies existantes sont rappelées. Une nouvelle version de l’album est ensuite commercialisée sans le duo de pistes polémiques. Ces dernières sont ironiquement remplacées par un ancien titre solo d’Ice-T sorti en 1989 intitulé Freedom of Speech – qui pour l’occasion est légèrement réédité afin de lui donner un son plus rock.

Le visuel est également retouché : l’inscription « Cop Killer » sur la poitrine du personnage en couverture est effacée.

Si Warner Bros. continue de distribuer Cop Killer comme single gratuit aux concerts, la version studio restera elle à jamais dans les tiroirs.

Épilogue

En 1993, Ice-T finit par demander la fin de son contrat avec Warner Bros. Records à la suite de divergences concernant son cinquième album solo Home Invasion. S’il n’accuse pas Warner d’avoir voulu le censurer, il admet néanmoins que la pression économique empêche une liberté artistique totale.

« Ce que j’ai appris avec cet épisode, c’est que vous n’êtes jamais en sécurité tant que vous êtes connecté à l’argent des grandes sociétés. »

Dans le monde du rap ce scandale marque un avant et un après, labels et artistes se montrant beaucoup vigilants quant aux limites à ne pas franchir. Ainsi la même année, craignant un sort similaire, Dr. Dre et Interscope font disparaître fissa de The Chronic la chanson Mr. Officer qui évoquait la mort d’un policier.

Si de son côté Ice-T admet n’avoir « aucun ami flic au sein du LAPD », il est désormais plus connu pour son rôle d’acteur dans la série policière Law & Order: Special Victims Unit où depuis 2000 et plus de 400 épisodes il interprète le détective Odafin Tutuola.

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