Celui qu’on appelait « prince de la Mélo » en est devenu le roi. Dans le sillage de Tiakola, certains se sont reconnus dans cette mélo et portent le genre avec lui. Rsko, Genezio, Prototype ou plus récemment Oskoow et Ryflo… Ces enfants de la diaspora congolaise se sont réappropriés les codes de la trap d’Atlanta, du rap français et des musiques de leurs parents pour créer un genre à la fois moderne, représentatif de la spontanéité et de la mixité culturelle de nos quartiers populaires.
Les 26 et 27 mars derniers, l’Accor Arena s’embrasait comme rarement pour l’avènement de Tiakola, dans ce qui relevait presque autant de la célébration que du concert. Celui qu’on appelait « prince de la Mélo » est devenu le roi et le leader d’un genre musical hybride et riche, à l’image des 40 000 personnes présentes à Bercy ces deux soirs.
Outre ces dates marquantes de 2025, les chiffres et les certifications appuient la puissance de Tiakola et de sa mélo. Icône autant dans son image que dans sa musique, l’enfant de la Courneuve cumule des disques d’or, de platine et de diamant. Après M3lo, premier album solo qui s’inscrit comme un classique du rap francophone, Tiako a confirmé sa stature de chef de file avec BDLM vol.1 en invitant tout un panel d’artistes à rentrer, dans son univers, sa mélo.
Dans le sillage de Tiakola, nombre d’artistes se sont déjà reconnus dans ce style et portent le genre avec lui. Rsko, Genezio, Prototype, L2B ou plus récemment Oskoow et Ryflo… Ces enfants des diasporas congolaises se sont réappropriés les codes de la trap d’Atlanta, du rap français et des musiques de leurs parents pour créer un genre à la fois moderne, représentatif de la spontanéité et de la mixité culturelle des quartiers populaires de France. Un genre qui redéfinit les contours du rap chez nous autant qu’il crée du débat.
Aux origines de la mélo en France
“Il y avait déjà dans le rap des artistes qui ont mis de la mélodie, du chant dans leur rap. Des artistes comme La Fouine, 50 cent, Booba ou plein d’autres.” explique Prototype, pionnier de la mélo. Même son de cloche chez Tiakola qui cite notamment Zed ou Cheu-B comme des artistes qui ont commencé à chanter sur certains refrains de 13 Block ou XVBarbar.
Néanmoins pour trouver les premières traces du genre, c’est bien du côté de Prototype qu’il faut chercher. Avec son groupe Lutheck en 2015, il est le premier artiste à passer le pas, pour épouser ce qui deviendra la mélo avec des morceaux marquants comme Medusa ou William Thomas. “Proto est super important pour ce genre-là et il a marqué les gens. J’étais à sa Cigale, les gens étaient fous, j’ai rarement vu un tel engouement dans cette salle”, raconte Lyele, compositeur qui a travaillé avec Tiakola sur plusieurs titres, notamment Pona Nini et sur l’EP X. “C’est lui qui a mis Tiakola dedans. Au concert, ça chantait les morceaux par coeur !”
«Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est complexe de trouver les mélodies et les harmonies qu’il propos.»
Et c’est Tiakola qui installera le genre de manière définitive. D’abord par touche à travers son groupe des 4Keus puis surtout avec M3lo, premier projet marquant qui synthétise le genre. “Définitivement l’un des albums les plus influents de ces dernières années. Qu’on aime ou non, il a changé l’algorithme” affirme Lyele. “Depuis ce premier album solo, de nouveaux artistes ont émergé, fortement influencés par Tiakola comme Oskoow ou Yorssy.”
Leader fédérateur, Tiako porte le genre et impressionne par son talent presque naturel. Quand Junior Alaprod, compositeur qui a beaucoup travaillé avec Tiakola (#TT, Pousse-toi, Code 187), le décrit comme un grand connaisseur de musique, Lyele voit en lui un toplineur hors-pair : “Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est complexe de trouver les mélodies et les harmonies qu’il propose”. Même son de cloche chez Oskoow, artiste émergent associé à la mélo qui partage le morceau MANON B avec Tiakola et Ryflo : “Il va en studio et il trouve les harmonies tout de suite ! Moi ça me prend une demi-heure à chaque fois (rires). Il est un peu comme Désiré Doué ou Neymar : trop fort. Quand tu le regardes ça à l’air facile, tu ne te doutes pas du travail qu’il y a derrière.
Le Congo comme base
La première chose qui frappe quand on se penche sur la mélo, c’est qu’elle est dominée par les Congolais. C’est même le cas de tout le rap français. Ninho, Youssoupha, Leto, Niska ou encore Gims… Avant la génération mélo, les rappeurs originaires du Congo-Brazzaville ou de la République Démocratique du Congo étaient déjà en place, mettant en exergue le talent presque naturel de leur pays pour la musique. Un constat d’autant plus fort lorsqu’il est étayé par des chiffres : selon Le Monde, en 2022, les Congolais ne représentaient que 0,2 % (on parle ici des deux territoires) de la population française. Loin d’être majoritaires, ce sont pourtant eux qui dominent le marché du hip-hop en France.
“Nous, on écoutait Koffi ou Fally toute la journée, même au moment d’aller se coucher. Je ne saurais pas t’expliquer, mais la musique c’est en nous, c’est comme les brésiliens avec le foot.” réagit Oskoow, lui-même d’origine congolaise. “La mélodie, les harmonies, nous, on a vraiment ça dans le sang. Ça vient de chez nous. Et dans la mélo il y en a beaucoup ! Personnellement, la musique du bled c’est l’une de mes plus grandes inspirations.”. explique Prototype. Plus qu’un art, la musique au Congo représente un mode de vie et une fierté nationale, à commencer par son genre phare : la Rumba congolaise. Pour en comprendre les fondements, il faut remonter jusqu’à la traite négrière. À l’époque, les esclaves noirs du Congo, sont embarqués vers Cuba, où naîtra la rumba cubaine, elle-même basée sur l’influence des rythmiques de Nkoumba, une danse d’Afrique centrale.
Plus que la musique, c’est aussi une image que les plus grandes stars du genre comme Koffi Olomidé, Fally Ipupa et le regretté Papa Wemba avant eux, ont su mettre en avant. Ces artistes accompagnaient ainsi leurs morceaux de nombreux clips où la danse et les chorégraphies ont donné une esthétique à la rumba congolaise. Devenues iconiques au point d’être reprises dans les grandes fêtes et les mariages de familles congolaises, on retrouve encore aujourd’hui ces danses et ces chorégraphies dans les grandes célébrations des Congolais, et vous en avez sûrement déjà vu en scrollant sur TikTok ou sur Instagram.
« La jeunesse congolaise a un temps d’avance »
Côté esthétique vestimentaire aussi la rumba s’est construite une identité puissante, en particulier grâce à Papa Wemba qui a porté la culture de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) et de la sapologie dans sa musique, en arborant des tenues extravagantes, colorées et coûteuses dans ses clips et apparitions publiques.
Aujourd’hui, dans une ère où l’image prend parfois le pas sur la musique “la jeunesse congolaise a un temps d’avance, dans le sens où il y a une culture de la musique en image à travers la danse, la chorégraphie, mais aussi l’habillement”, expliquait l’anthropologue Laura Steil (auteure de Boucan !, ouvrage qui analyse la façon dont les jeunes Français noirs transforment leur africanité via les danses, les musiques urbaines et les réseaux numériques en « capital de prestige ») dans une vidéo pour Le Monde en 2022. Difficile de contredire l’anthropologue en écoutant “Sapé comme jamais”, référence directe à la sapologie chez Gims (2015), ou en voyant l’enchaînement de clips et l’identité visuelle développée par Tiakola pour son dernier album BDLM vol.1 notamment sur Plaisir Nocif ou la sapologie est mise en avant.
Comme l’image, la culture musicale se transmet aussi de générations en générations, dans les foyers, avec une musique omniprésente et même des artistes dans les familles pour certains. Tabuley Rochereau, le père de Youssoupha et grand-père de Shay, auquel ils rendent régulièrement hommage, est ainsi un grand nom de la musique congolaise tandis que les tantes de Tiakola formaient Les Kunda Sisters, groupe de chanteuses de louanges congolais : “Elles m’ont tout appris. En fait elles étaient trois, l’une faisait une voix, l’autre des harmo… (…). C’est là que j’ai commencé à capter des trucs de mélo.” racontait Tiakola dans une interview pour le Code il y a 3 ans.
Les harmonies des louanges
Si le Congo domine le marché musical africain, il est aussi l’un des pays d’Afrique qui compte le plus de chrétiens. “Il y avait toujours de la musique à la maison et surtout le dimanche. Dans les églises évangéliques, tu avais toujours des jeunes qui jouaient de la musique et ça donnait envie. C’était le truc stylé quand tu allais à l’église. Et des louanges, on en a mangé.” se souvient Junior Alaprod.
Au Congo et en RDC, où les religions chrétiennes sont profondément implantées depuis la colonisation, les louanges se sont développées comme un gospel congolais à succès, représenté par ses propres artistes dont font partie Les Kunda Sisters, ou le groupe Makoma, très reconnu également. Le genre a ainsi une place qui lui est propre et participe grandement à l’éducation musicale des jeunes Congolais.
“Tu les sens dans les morceaux mélo. Dans un son comme Gasolina, tu as clairement cette influence-là, de louanges. D’ailleurs chez les gars de Shiruken (groupe de compositeurs qui a produit le morceau), c’est sûr qu’il y en a un qui est congolais !” détaille Junior Alaprod. “Tu trouves aussi ça dans le travail de Genezio”, ajoute Lyele.
«Quand ta culture musicale et ta spiritualité sont liées, que tu adores Dieu à travers la musique, ce n’est plus juste un hobby, c’est un mode de vie. »
Et Tiakola n’est pas le seul. Quand Rsko invite des chœurs de gospel sur Comment faire, la L2B le fait avec son morceau La zone tandis que Genezio s’y essaie sur Responsabilités. Plus récemment, c’est Prototype qui sortait un morceau de louanges avec Melo Elengui disponible dans son premier album Le Réveil du Roi depuis le 27 juin.
Pour Lyele, l’église et les louanges vont au-delà d’une influence ou d’une couleur musicale mais éduquent véritablement à la musique : “Tu vas dans une église évangéliste, tu tombes sur des musiciens et des chanteurs qui maîtrisent vraiment leur musicalité et leur art. Tu vas écouter des gens qui savent faire des harmonies.”, raconte le compositeur pour expliquer la facilité des artistes de la mélo à trouver des toplines efficaces. “Il faut se rendre compte : quand ta culture musicale et ta spiritualité sont liées, que tu adores Dieu à travers la musique, ce n’est plus juste un hobby, c’est un mode de vie.” insiste Lyele.
La révolution Young Thug
En 2015, lorsque Young Thug débarque comme un vent de fraîcheur sur la trap américaine, le monde entier prend une gifle monumentale. Exit l’image du trappeur à la Young Jeezy, Young Thug met des slims, porte même des robes et produit surtout une musique qui tranche avec l’esthétique première de la trap. Flows inattendus aussi extravagants que ses tenues, propos parfois inintelligibles et rap chantonné sous autotune… Young Thug devient un phénomène. Il incarne, avec Future, le renouveau de toute une scène trap. Elle devient mélodieuse et ses prods plus bouncy. Plus important, ces nouveaux rappeurs montrent au monde qu’on peut chanter sur des prods trap, qu’on peut rapper en chantant.
“Les artistes YSL (Young Stoner Life record, label de Young Thug), ont eu un impact marquant sur tout le rap francophone.” analyse Lyele. “Un mec comme Leto par exemple, tu entends cette influence-là, dans les morceaux qu’il propose aujourd’hui. Chez les artistes de la mélo aussi, mais eux ils font ça à la sauce kainf en ajoutant le Congo et les louanges par dessus.”. Un constat corroboré par Tiakola lui-même qui auto-analysait sa musique de la façon suivante au micro de CKO, en septembre dernier “Moi j’avais juste mon influence de Akon, de Young Thug et après j’ai juste mélangé en mode kainf !”
« La mélo, c’est un peu notre melodic rap à nous »
Tiakola ou Prototype citent ainsi Young Thug parmi leurs influences musicales principales quand Rsko va lui préférer l’un de ses fils spirituel, Gunna. Quant à Genezio il assure à l’Abcdr du Son être “un enfant de la bounce d’Atlanta”. Preuve de l’attachement de Tiakola à la trap music et à Atlanta, l’ancien membre des 4Keus a sorti un EP entier en choisissant les productions minimalistes de Lyele, Ikaz Boi et Tarik Azzouz, sur lesquels un Future, un Young Thug ou un Lil Baby auraient pu poser leur voix.
Inspiré par ces noms, nos mélomanes se sont réapproprié leur rap français pour le rendre plus mélodieux et dansant. “La mélo, c’est un peu notre melodic rap à nous” résume Lyele. Pour lui, ce qu’ont ressenti les jeunes congolais chez les trappeurs d’ATL dépasse la musique avec des similitudes dans le mode de vie et l’attachement à la religion avec le gospel, puissant dans les communautés afro.
Melodic rap oui, mais français
Si le Congo et Atlanta ont joué des rôles essentiels dans la construction de la mélo, le rap francophone reste un élément clé avec lequel ces jeunes mélomanes ont grandi. Et ils n’hésitent pas à leur rendre hommage. Tiakola a ainsi multiplié les clins d’œil, avec Arsenïk sur M3lo, en samplant Niska et Stavo sur son EP X ou encore collaborant avec Genezio sur Code 187 référence directe au morceau de Rohff. Aux Flammes, on a aussi pu voir L2B monter sur scène avec Rim’K, pour interpréter Tonton du Bled.
“La mélo, ça rentre dans les codes du rap français mais c’est chantonné. Si tu regardes bien les paroles, c’est le quartier !”, rappelle Oskoow. Comme le melodic rap qu’incarne Young Thug à Atlanta, la mélo redéfinit presque ce que doit être le rap tant elle s’éloigne des codes strictes de cette musique. “À une certaine époque, chanter dans la rue c’était compliqué. Ce n’était pas super bien vu, il fallait rapper. Le fait que les Américains le fassent, ça a ouvert des portes” se souvient Lyele. En interview, les adeptes de la mélo racontent que c’est en essayant de rapper qu’ils ont commencé la musique, avant de s’orienter vers la mélo.
Rap ou pas rap ?
En chantonnant, les mélomanes ont bousculé les codes d’un rap francophone encore frileux, peu ouvert au chant. Aujourd’hui, à chacune de leurs interviews, la question “est-ce que tu te considères comme un rappeur ?” revient. Et les réponses varient. Quand Rsko prétend ne pas rapper, Prototype martèle l’inverse : “La mélo, c’est clairement du rap. Moi je suis un rappeur, j’ai juste rajouté le chant en même temps. Ce que je raconte c’est du rap, ma technique de flow, ça reste du rap, les prods que je choisis aussi…”.
En entendant la question, Junior Alaprod souffle : “En vrai, aux US, ils se sont posés la question, et finalement aujourd’hui tout le monde a établi que le melodic rap c’est bien du rap non ? Tu prends un Nessbeal sur “À chaque jour suffit sa peine” il chantonnait déjà et personne ne remet en question le fait que ce soit du rap ou non”. Pour Oskoow, “La mélo c’est large si tu te poses la question, tu vas juste te gratter la tête et on peut difficilement nous mettre dans une catégorie. C’est comme si tu disais que Mbappé est juste rapide au foot. C’est oublier toutes les autres qualités qui sautent moins aux yeux.”
«Ces mecs ont aussi grandi avec internet, ils connaissent tout.»
Mix des influences congolaises, de trap américaine et de rap francophone, limiter la mélo à cela serait pourtant réducteur. “Ces mecs ont aussi grandi avec internet, ils connaissent tout. Tiakola est comme ça. Il te sort des trucs, des morceaux de sombres albums. Et tu te dis “Mais t’as 40 piges pour écouter ça ?”. Pour Genezio, c’est la même chose.”. Ce dernier se considère d’ailleurs comme un scientifique de la musique (cf. son interview pour l’Abcdr du Son). De Wizkid à 3010 en passant par Vybz Kartel, les influences de mélomanes sont partout, dans tous les styles et sont novatrices à l’image de leur génération.
Derrière Tiakola, la mélo commence doucement à s’établir comme un genre musical à part entière, comme une branche du rap reconnue à l’image des type beats Jul ou de l’afro trap. On en trouve des traces chez des rappeurs identifiés sous d’autres courants de rap comme Guy2bezbar ou SDM, congolais eux aussi, la preuve que le rap francophone tend à s’élargir avec un métissage qui le rend toujours plus accessible.