J’ai passé l’été avec Bad Bunny dans les oreilles et vous avez dû faire pareil si vous êtes un adulte mélomane, respectable et raffiné. Et en l’écoutant, je n’ai pas arrêté de me demander pourquoi et comment Bad Bunny arrivait à si bien faire vibrer les cellules de mon corps d’enfant d’immigrés maghrébins.
Parce que ça, je l’ai bien identifié, l’album « DeBÍ TiRAR MáS FOToS » parle à la marocaine nostalgique des figues de barbarie à 10 centimes épluchées et consommées en live dans la rue. Il ignore la française en Birkenstock agrippée à son latte à six balles.
La couverture d’abord. Ces deux chaises en plastique blanc qui à elles seules nous renvoient aux soirées d’été où la chaleur immobilisait tout sauf nos langues. Existence des Jinns, du mauvais œil, prix des dernières paires de basket, 50/50 dans le couple, diabète, hypertension tout y passait. Ça parlait de tout et de rien comme l’a déjà très bien rappé le tonton du bled.

Mais ce que j’ai entendu dans ces chaises vides, ce sont les petits moments de silence. Ceux durant lesquels on se dit qu’on a de la chance d’être là, avec les membres de sa famille, sur la terre qui a vu naître celles et ceux qui nous ont précédés. On se souvient aussi des proches qui ne sont plus là et dont on rêve la présence en se disant que si on rêve assez fort, ils apparaîtront. Même pour une nano-seconde.
Les paroles ensuite. Sa terre et les gens qui sont dessus, Bad Bunny clame qu’il ne les quittera jamais dans ce que je considère comme la chanson la plus forte de l’album « LA MuDANZA ». « D’ici personne ne me sort, d’ici je ne bouge pas. Dis-leur que c’est ma maison, où est né mon grand-père » chante-t-il dans l’outro.
Un écho à l’histoire coloniale nord-africaine
Une chanson qui fait vibrer aussi une histoire coloniale dans laquelle les Algériens se reconnaitront particulièrement. On y entend « ici, ils ont tué des gens pour avoir brandi le drapeau » en référence à la « ley Mordaza », votée par le gouvernement colonial sous tutelle américaine, qui interdit le drapeau portoricain entre 1948 et 1957.
Le colonialisme étant un cancer agissant selon des règles très similaires partout, dans de nombreux pays colonisés, brandir un drapeau indépendantiste, c’était se mettre en danger de mort.

Un acte que le portoricain a parfaitement mis en scène dans le clip de « LA MuDANZA » où on le voit courir avec le drapeau indépendantiste portoricain (il est bleu ciel – et non bleu foncé comme l’actuel et un gros plan est fait dessus si vous êtes bien observateur) avec ce qui ressemble à des forces de l’ordre à ses trousses.
« Ils veulent me prendre la rivière et la plage aussi. Ils veulent mon quartier et que grand-mère s’en aille »
L’album dénonce aussi un accaparement des terres et des ressources à travers le tourisme, néocolonialisme par excellence. Le titre « LO QUE LE PASÓ A HAWAii » est une prière pour que l’île ne devienne pas Hawaii, paradis imaginé pour les plus riches au détriment des autochtones et de leur culture.

Une crainte compréhensible quand on sait qu’à Porto Rico les investisseurs américains ont gentrifié des quartiers entiers ou que des lois fiscales ont été votées pour attirer les millionnaires étrangers. « Ils veulent me prendre la rivière et la plage aussi. Ils veulent mon quartier et que grand-mère s’en aille ». En entendant ça, j’ai pensé à cette amie qui m’a raconté que sa grand-mère en avait marre qu’on vienne frapper à la porte de sa maison dans la médina de Marrakech plusieurs fois par jour pour lui demander si elle voulait vendre.
Des clips sur l’histoire de Porto Rico qui ont accompagné la sortie de l’album, jusqu’à sa résidence de cet été, Bad Bunny a fait de son œuvre une résistance de manière concrète. D’abord en réservant les neuf premiers concerts uniquement aux habitants de l’île, ensuite en les organisant en pleine saison des ouragans où le tourisme chute et fait souffrir les petits commerçants. Oui, parce que Bad Bunny n’a pas cessé de répéter « achetez local » aux spectateurs venus du monde entier. Résultat des courses : la résidence qui s’est terminée le 14 septembre dernier aurait rapporté 713 millions de dollars à l’île.

Fier de ses racines
Des chiffres impressionnants comme ceux de ses écoutes, en 2023 et 2024, il a été l’artiste le plus écouté au monde sur Spotify. Il enchaîne les succès avec une constance jamais atteinte par aucun artiste hispanophone avant lui. C’est aussi ça, sa force, faire résonner l’espagnol, langue du colonisateur d’hier devenu une langue en perte de vitesse face à l’anglais que le portoricain n’hésite pas à troquer contre sa langue natale lors d’interviews.
C’est ça aussi qui parle à l’enfant d’immigrés que je suis : le fait de jongler entre deux langues, deux cultures et aussi de ne pas se sentir considéré comme une citoyenne française à part entière dans une France où les idées d’extrême-droite gagnent du terrain. Parce que si les portoricains disposent de la citoyenneté américaine, celle-ci reste incomplète : pas de droit de vote aux élections présidentielles s’ils habitent sur l’île, leur délégué au Congrès ne vote pas et ils n’ont pas les mêmes protections ni droits que les citoyens des Etats.
Tout cela crée forcément des tensions, comparables, toutes proportions gardées car l’égalité est en principe inscrite dans les textes, avec les multiples discriminations vécues par les enfants de l’immigration postcoloniale en France. Reste que les migrations sud-américaines, comme les migrations maghrébines vers l’Europe sont justifiées par des dynamiques économiques vers des pays au passé colonial lourd. Et les mêmes difficultés sont rencontrées de ce côté et de l’autre de l’Atlantique (marginalisation, racisme…)

« applaudissez mon père et ma mère parce qu’en vrai, ils ont déchiré »
Malgré tout ça, ce que je retiens de cet album, c’est le sentiment de fierté. Celui d’être l’enfant de ses parents d’abord, et leur trajectoire l’émeut lorsqu’il en parle dans un des premiers concerts de sa résidence. Comment ne pas penser à la notion arabe de « rdat lwalidine », le fait de devoir honorer ses parents quand il dit « applaudissez mon père et ma mère parce qu’en vrai, ils ont déchiré ».
Celui d’appartenir à Porto Rico évidemment, à travers l’utilisation de sonorités traditionnelles. Forcément ça fait penser à ce qu’a pu faire Kore dans les différents opus de Raï n’B Fever quand il mêle Chaabi, Rap et qui a parlé à toute une génération d’enfants d’immigrés.

C’est ça, par-dessus tout, que mon oreille de marocaine née en France a entendu. Cette volonté de s’imposer en partant de la marge. Tous et toutes, où que nous soyons, nous avons un héritage que les autorités coloniales quelles qu’elles soient ont essayé de malmener, de salir, d’inférioriser. Tous et toutes, nous avons des souvenirs de vacances, des membres de la famille avec qui on se jure de passer plus de temps un jour.
Tous nous avons ces photos d’une époque où nos parents étaient jeunes et fringants. Tous et toutes qui avaient une maison au bled, vous avez le même carrelage qu’on aperçoit au début du clip de « LA MuDANZA » ne mentez pas. Et c’est en revendiquant tout ça, comme Bad Bunny, que l’on peut se hisser sur les toits de tous les mondes, et notamment sur celui des colonisateurs d’hier.