« La taxe streaming arrive au pire moment », regrette Alexandre Lasch, directeur général du SNEP. Adoptée par le Sénat le 15 décembre lors de l’examen du budget de 2024, la taxe streaming est entrée en vigueur depuis le 1er janvier. Plusieurs mois après son instauration, elle n’est pas encore digérée par un monde du rap qui se sent piégé depuis sa récente expansion digitale et financière. Dernière conséquence en date ce jeudi : Spotify France vient d’annoncer une hausse de ses tarifs en pointant du doigt directement la taxe streaming. Le Centre national de la musique (CNM) atteste quant à lui qu’il aide relativement plus des projets rap.
La taxe streaming représenterait 15 millions d’euros par an
Bien qu’évoqué depuis des mois, le ciel est finalement tombé sur la tête des plateformes de streaming juste avant les fêtes de fin d’année. La taxe streaming s’était alors transformée en un cadeau de Noël empoisonné pour beaucoup d’acteurs du rap et du streaming. Avant d’être mise en place, le sénateur Julien Bargeton avait été missionné en avril afin d’étudier la faisabilité et l’utilité de cette potentielle redevance sur un secteur en pleine expansion. Les inspecteurs de Bercy et du ministère de la Culture avaient exploré toutes les pistes existantes. Initialement, l’homme politique affilié au groupe La République en marche proposait une taxe à 1,75 % pour garantir un financement de 50 millions d’euros annuel au Centre national de la musique (CNM). Un dispositif imaginé suite aux conséquences dévastatrices de la pandémie de Covid-19 pour le monde de la musique.
Suite à ce rapport, Emmanuel Macron avait réclamé, lors de la fête de la musique, le 21 juin 2023, son adoption rapide en cas de désaccord entre les différents acteurs de la filière pour trouver une solution commune afin de financer la création musicale. Le 30 septembre 2023 faisait office de date butoir. Faute d’entente entre les acteurs de la culture, la taxe streaming a été inscrite dans le projet de loi de finances 2024.
« Dans le passé, le rap n’a pas été très aidé, notamment quand sa cote était au plus bas. Le genre est monté tout seul grâce à la débrouillardise de ses acteurs.»
Quel est le but annoncé de cette mesure ? Son objectif est établi : financer le Centre national de la musique (CNM). L’établissement public a été créé en 2020 pour soutenir l’export et l’innovation de filière musicale française, favoriser la transition écologique du secteur et maintenir une diversité musicale riche et variée. Grâce à des dispositifs d’aides financières et de formation, il soutient les auteurs et les autrices, les compositeurs et les compositrices, les artistes et les professionnelles et professionnels qui les accompagnent, pour leur permettre d’aller à la rencontre de tous les publics, en France et à l’international. Sans le soutien du CNM, certains enregistrements et clips ne pourraient voir le jour.
Selon le ministère de la Culture, la taxe streaming va garantir un financement « pérenne, équilibré et adapté à la filière musicale » après trois années de crise liée au Covid-19 : « Le système était déséquilibré, puisque seul le spectacle vivant était appelé à contribuer alors que la musique enregistrée bénéficiait d’un soutien important de l’établissement. Pas un euro de la taxe streaming ne finance le fonctionnement du CNM. Toutes les recettes sont réinjectées dans ses projets. »
Une ponction de 1,2 % du chiffre d’affaires réalisé en France sur chaque plateforme de streaming
Grâce à une ponction de 1,2 % du chiffre d’affaires réalisé en France sur chaque plateforme de streaming, près de 15 millions d’euros seront récoltés par an. « La taxe concerne l’ensemble des plateformes, qu’elles soient gratuites (Youtube, Tiktok, Facebook, Instagram) ou payantes (Spotify, Deezer, Apple, Amazon). Elle est déterminée par le chiffre d’affaires de ces services », détaille le Ministère de la Culture. Le CNM assure que cette nouvelle ressource sera entièrement investie dans les programmes d’aides financières qu’il déploie à destination des projets d’artistes et entreprises de la musique. « La taxe streaming a une vocation redistributive et repose sur un principe de solidarité. Sans soutien public, il y a toute une partie de l’offre musicale qui n’existerait pas ou du moins qui existerait dans des conditions dégradées. Sans les 15 millions d’euros de la taxe streaming, nous ne serions pas en capacité de maintenir notre niveau de soutien au monde de la musique enregistrée. Tout l’écosystème serait impacté », développe Romain Laleix, directeur général du CNM.
« Il est essentiel de financer le CNM pour qu’il puisse, par la suite, venir en aide à celles et ceux dans le besoin. »
Jusqu’à l’implantation de la redevance sur le streaming, le CNM fonctionnait grâce à trois ressources distinctes : une taxe sur la billetterie des spectacles (entre 24 et 35 millions d’euros du budget du CNM), un financement budgétaire du ministère de la Culture (à hauteur de 27 millions d’euros) et une aide des organismes de gestion collective des droits. Le spectacle vivant faisait office de financeur majoritaire.

Spotify France est devenu le fer de lance principal de la contestation de la taxe streaming. Crédit photo : Nikos PEKIARIDIS / NURPHOTO
Une taxe anti-rap ?
Avec l’émergence de l’usage du streaming dans les années 2010, c’est le rap français qui a su tirer son épingle du jeu et devenir le genre le plus écouté sur le territoire. Des albums devenus classiques aux singles adaptés à un public jeune et rodé au digital, en passant par des projets de compilation innovants : le rap profite de l’essor du streaming et du rapport direct avec le public, qui le sort totalement d’une marginalisation politique et médiatique.
« Elle représente une injustice. C’est peut-être exagéré, mais ça recouvre une indignation légitime. »
Alors l’instauration de la mesure sur le streaming est perçue comme une redevance « anti-rap » chez beaucoup d’acteurs du rap français. « Elle est perçue comme une injustice. C’est peut-être exagéré, mais ça recouvre une indignation légitime. Le streaming est le moteur principal de l’activité du rap. Le gouvernement n’est pas allé taxer les ventes physiques, là où d’autres genres musicaux vendent davantage sous ce format. En dehors des maisons de disques, le rap est le genre qui a le moins intégré dans son économie les financements publics comme le CNM. Dans le passé, le rap n’a pas été très aidé, notamment quand sa cote était au plus bas. Le genre est monté tout seul grâce à la débrouillardise de ses acteurs. Les acteurs du rap manquent encore de poids politique lorsqu’il y a des prises de décisions globales », constate Vincent Le Nen, business manager dans le rap (BB Jacques et Raplume entre autres).
Tout ça pour financer le @le_CNM la où nous sommes même pas présent ???? Aucun producteur issu de notre musique y siège mais parcontre notre music doit le financer ?????? Nan c’est IMPOSSIBLE !!!!!! pic.twitter.com/sL8AUXoput
— Oumar (Dinho) Samake (@Oumardinho) October 4, 2022
En 2022, lorsque l’hypothèse d’une taxe streaming apparaît pour la première fois, le rappeur Niska et Oumar Samaké, fondateur du label SPKTAQLR fustigent l’idée. La raison est simple : le rap serait le principal contributeur de cette redevance alors qu’il n’est pas représenté dans les instances dirigeantes du CNM.
❌❌❌ @RimaAbdulMalak pic.twitter.com/A42Emrlfy0
— NISKA 🦅 (@Niska_Officiel) October 4, 2022
Mais cette argumentation n’est pas jugée recevable par tous. « On en parle seulement, car le rap est numéro un sur le marché actuellement. Si la redevance avait été appliquée en 2010, on aurait parlé d’une taxe anti-pop », avance Aurélie Hannedouche (SMA).
Pour le CNM la taxe streaming n’est pas « contre », mais « pour » le rap et il alerte sur le manque de demande
De son côté, le CNM affirme que la taxe streaming n’est pas contre, mais pour le rap. « Le rap recouvre une réalité extrêmement diverse. Certains artistes cartonnent et représentent une locomotive pour la musique française dans le pays et à l’international. Il y a aussi ceux qui ont besoin d’aide avec une économie précaire. Nous avons récemment fait une étude. Il en est ressorti que le CNM soutenait relativement plus les projets rap. En moyenne, les artistes issus de ce genre reçoivent des aides supérieures aux autres. En revanche, on constate que l’on reçoit moins de demandes d’aide de la part de cette esthétique. Nous sommes convaincus de pouvoir apporter une plus-value aux artistes rap au sujet de la formation. Cette esthétique comprend une grande majorité d’indépendants. Autrement dit, ils doivent avoir des questions financières, administratives et sur les gestions de droits. On comprend le point de vue des acteurs du milieu et on travaille sur le sujet », expose Romain Laleix.
Durant les négociations avant la mise en place de la mesure, le ministère de la Culture affirmait qu’il allait prendre aux productions étrangères afin de financer celles françaises, en s’inspirant du fonctionnement du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). « La différence fondamentale, mal objectivé par les pouvoirs publics, c’est que l’essentiel des plateformes de streaming est porté par les productions locales et donc par le rap. Pour résumer, on prend à la production locale pour redonner à la production locale. Ce n’est pas cohérent », ajoute Alexandre Lasch.
« La taxe streaming n’apparaît pas comme LA solution à nos yeux, mais plutôt comme la moins mauvaise de toutes. »
La taxe streaming a suscité de vives réactions chez les acteurs concernés. Le SMA (Syndicat des musiques actuelles), le Prodiss (Syndicat national du spectacle musical et de variété) et l’UPFI (Union des producteurs phonographiques français indépendants) se sont réjouis de cette annonce.
Pour ces organismes, ce schéma de financement va permettre au CNM de mener une politique publique jugée « ambitieuse sur le long terme et rétablir une équité entre les secteurs de l’industrie ». « La taxe streaming n’apparaît pas comme LA solution à nos yeux, mais plutôt comme la moins mauvaise de toutes. Le streaming est le seul marché en croissance. Si l’on veut apporter de l’équité entre la phonographie et le spectacle, c’est la meilleure des solutions. Il est essentiel de financer le CNM pour qu’il puisse, par la suite, venir en aide à celles et ceux dans le besoin. Personne n’aime être taxé. Ce ne sont que des années plus tard que l’on se rend compte des bienfaits d’une taxe profitant à tous », explique Aurélie Hannedouche, directrice du Syndicat des musiques actuelles (SMA).
« La taxe va amoindrir la capacité d’investissement des plateformes. Elle arrive au pire moment »
Pour ses opposants comme le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique), les Majors de musique enregistrée ou les plateformes (Spotify, Deezer), la taxe streaming représente un prisme anti-innovation et une vision dépassée de l’industrie musicale. « La taxe va amoindrir la capacité d’investissement des plateformes. Elle arrive au pire moment. Elle va handicaper le développement du marché du streaming musical en France », regrette Alexandre Lasch, directeur général du SNEP.

Toutes les plateformes de streaming devront céder une partie de leur bénéfice pour les actions du CNM. En première ligne contre la mesure : Spotify France.
Quotidiennement, les plateformes de streaming œuvrent pour développer l’usage du streaming auprès des différents publics. Cela n’est pas suffisant car la France accuse un retard conséquent par rapport aux autres nations. Dans l’Hexagone, le taux de pénétration du streaming sur le territoire, soit le nombre d’abonnements rapportés à la population française, est de 16 %, contre 29 % aux États-Unis, 17,5 % en Allemagne et 26,5 % au Royaume-Uni.
Chez Spotify France, l’incompréhension et la colère règnent. « Le 21 juin, Emmanuel Macron a parlé de trouver une solution responsable, solidaire et équitable. Le principe de la taxe streaming n’est pas illogique, car il en existe une sur la billetterie. La musique enregistrée doit aussi contribuer au CNM. Cependant, la différence est que les producteurs de spectacle ont une TVA à 5 %. Celle des musiques enregistrées est à 20 %. Ce n’est pas logique », confie Antoine Monin, directeur général de Spotify France.
« Nous sommes les dindons de la farce dans cette histoire. Nous nous questionnons sur l’utilité de cette taxe streaming. »
Côté Spotify, on avance aussi qu’à la TVA s’ajoutent d’autres frais conséquents pour les plateformes de streaming. Il y a la taxe sur les services numériques à 3 % sur le chiffre d’affaires publicitaire et une autre sur les services vidéos à 5 %. Surtout, 70 % du chiffre d’affaires des plateformes est reversé aux ayants droits de la musique. Le reste du budget est consacré au marketing et au développement du streaming. « Notre métier, ce n’est pas d’aller faire du lobbying auprès du gouvernement pour taxer les petits copains. Nous sommes les dindons de la farce dans cette histoire. Nous nous questionnons sur l’utilité de cette taxe streaming. On nous a dit qu’elle allait aider la production musicale française. Je suis ravi d’aider sur ce point, mais je le fais déjà 365 jours par an. À chaque fois que Spotify recrute un nouvel abonné, 70 % va à la production musicale française », poursuit le directeur général de l’entreprise suédoise.
Des plateformes de streaming en quête d’équilibre et qui contestent la taxe
Concrètement, Spotify pointe du doigt le traitement de faveur des ventes physiques et des radios privées par rapport aux plateformes de streaming. Au dernier trimestre de 2023, Spotify a enregistré 75 millions de dollars de perte, preuve de sa fragilité économique. En France, les plateformes de streaming luttent pour être à l’équilibre et s’évertuent à présenter le meilleur chiffre d’affaires. Pour maintenir le cap économiquement, Spotify a lancé un plan de licenciement avec la suppression de 800 postes dans le monde entre janvier et juin 2024. « Le ministère de la Culture et le gouvernement ont fait preuve d’une grande lâcheté politique en s’en prenant qu’aux plateformes de streaming. Pourquoi on ne taxe pas le vinyle de Pink Floyd, qui a été amorti depuis des années ? Pourquoi taxer Spotify et Deezer qui ne font pas encore de bénéfices, au lieu de NRJ ou Fun Radio qui payent moins d’ayants droits et qui ont des bénéfices ? C’est complètement injuste. Si toute la musique enregistrée participait au financement de cette taxe, on accepterait notre sort, mais ce n’est pas le cas. Le streaming musical est le parent pauvre de la politique culturelle française », déplore Antoine Monin.
Une augmentation des couts du streaming pour les auditeurs : conséquence directe de la taxe streaming ?
La taxe streaming pourrait ralentir considérablement la croissance du marché en France, au détriment des créateurs et des consommateurs. Ces répercussions seraient mortifères pour le développement de l’usage du streaming. « Nous n’avons pas d’argent magique. Si on dépense dans cette taxe, il va falloir aller chercher les manquements quelque part. Forcément, ce sont nos consommateurs, nos équipes et nos investissements qui vont en pâtir. Malheureusement, nous n’excluons pas d’augmenter nos tarifs », déplorait le patron de Spotify France il y a quelques jours.
Ce jeudi 7 mars, Spotify a officialisé la nouvelle. L’entreprise suédoise est contrainte d’augmenter ses tarifs mensuels à cause de la taxe streaming. Sans préciser les montants, les abonnements seront désormais les plus chers proposés dans l’Union européenne par une plateforme de streaming. « Nous avons tout fait pour éviter d’en arriver là, malheureusement le gouvernement français en a décidé autrement. » Pour rappel, Spotify avait déjà augmenté ses tarifs mensuels en juillet 2023, passant de 9,99 euros à 10,99 euros pour l’abonnement standard.
« Nous allons continuer à soutenir les artistes émergents, mais en dépensant moins d’argent et en étant moins présents »
Les conséquences sont également visibles pour les artistes et les événements culturels. En effet, Spotify a cessé de soutenir financièrement les Francofolies de La Rochelle et le Printemps de Bourges. Les dispositifs d’aide aux jeunes artistes émergents de ces deux festivals sont les plus touchés malgré leur nécessité pour la vitalité du secteur. « Ce n’était pas de gaieté de cœur. Nous allons continuer à soutenir les artistes émergents, mais en dépensant moins d’argent et en étant moins présents », reprend Antoine Monin.

Une baisse drastique de la présence Spotify en festival devrait se faire ressentir dans les prochains mois d’après la direction française de l’entreprise. Crédit photo : Francofolies La Rochelle.
Les désaccords entre les différentes parties de la filière pourraient laisser des traces. « Nous espérons que la taxe ne va pas trop laisser de traces car nous avons besoin de travailler ensemble. Si à un moment donné, nous pouvons revenir à une redevance plus juste, nous le ferons sans hésiter », conclut Aurélie Hannedouche (SMA). Seul l’avenir nous le dira.