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Vidéos de réactions sur le Rap : pourquoi ça cartonne? [DOSSIER]

Vidéos de réactions sur le Rap : pourquoi ça cartonne? [DOSSIER]

Simple phénomène virtuel ou nouvelle institution ? Décryptage des vidéos de réactions.

De Skyblog à Soundcloud, on n’apprendra plus à personne que la démocratisation d’internet a totalement changé la manière de consommer et de promouvoir le rap. Pourtant, le phénomène des vidéos de réactions à des morceaux, albums et clips de rap reste lui assez récent. Il doit d’ailleurs être analysé au-delà du rap, car ce phénomène a lui-même une histoire, et répond à des mécanismes psychologiques qui peuvent être rattachés à des comportements de consommation dans le domaine musical.

Historique du phénomène : des vlogs aux frères Fine

Les premiers vlogs apparaissent aux Etats-Unis au début des années 2000, mais restent l’apanage du cercle encore restreint des blogueurs pour quelques années. Pour devenir viral, ce format devra attendre le tournant de 2005. En janvier, quelques dizaines de vloggers se réunissent pour la Video Blogging Week à New-York ; en février, trois ex-employés de Paypal fondent la plateforme d’hébergement YouTube, qui va fluidifier la diffusion de vlogs et donc leur permettre de se répandre massivement : un peu plus d’un an plus tard, YouTube est déjà le cinquième site le plus visité d’internet. Alors que cette popularité naissante des vlogs bat son plein, deux frères issus d’une famille juive orthodoxe de Brooklyn vont initier une tendance qui se détache légèrement des canons du genre. Le concept est le suivant : filmer des enfants en train de réagir à des éléments de la culture internet naissante. Les frères Fine intituleront sobrement cette série de 140 vidéos « Kids React ».

Celles-ci rencontreront par la suite un tel succès que le format sera dupliqué. Ainsi naîtront « Teens React » en 2011 « Elders React » et « YouTubers React » en 2012, « Adults React » en 2015 et « College Kids React » en 2016. C’est également à travers l’intermédiaire des frères Fine que rap et vidéos de réactions feront leur première rencontre. En effet, de leur collaboration avec le rappeur Nick Cannon va arriver React to That, une série de 12 épisodes diffusée sur la chaîne Nickelodeon. Pour Cannon, c’est surtout un moyen de relancer son nouveau label N’Credible Entertainments, en berne depuis sa tentative de clash contre Eminem en réponse aux attaques de ce dernier contre sa femme Mariah Carey, en prévision de son album White People Party Music qui sortira plus tard dans l’année. En 2015, les frères Fine créent le scandale en déposant la marque « React » et en lançant le concept « React World », leur permettant de distribuer moyennant rémunération des licences pour utiliser leur format vidéo.

La popularité croissante d’une démarche passive par excellence

L’ascension fulgurante des frères Fine le montre, le format des vidéos de réactions est très vite devenu extrêmement populaire, et cette popularité n’a pas fini de croître à ce jour. Bien loin de cette volonté initiale de créer une franchise centralisée des vidéos de réaction, celles-ci se multiplient sur des milliers de chaînes différentes, et se déclinent selon des formats toujours plus variés. La reprise de ces vidéos, notamment en Europe et en France, par des chaînes de gaming leur a permis d’acquérir une audience toujours plus importante. Regarder quelqu’un faire quelque chose, c’est l’illustration d’une démarche passive par excellence, aussi ce succès grandissant des vidéos de réaction est à l’image d’un marché dont le maître-mot est de limiter au strict nécessaire les efforts du consommateur. A la masse des films, séries, jeux vidéos ou clips à laquelle il a accès, le consommateur préfère une déclinaison qui synthétise l’effort de consommation en quelques minutes de vidéo.

Comment cette synthèse peut-elle procurer une satisfaction équivalente à celle de l’acte de consommation initial ? La réponse se trouve dans le cortex cérébral, et répond au doux nom de neurone miroir. Découverts chez les primates au cours des années 1990 par l’équipe de chercheurs en neurosciences du biologiste italien Giacomo Rizzolatti, les neurones miroirs seront définitivement identifiés chez l’homme 20 ans plus tard. Interrogée par le portail américain Ars Technica, la chercheuse californienne Lisa Aziz-Zadeh confirme : « Les neurones miroirs sont actifs à la fois quand vous prenez un gobelet, et quand vous voyez quelqu’un d’autre prendre un gobelet. Etant donné que les neurones miroirs appuient un système capable de stimuler les représentations motrices de quelqu’un au travers des actions d’autres personnes, il est considéré qu’elles contribuent à la compréhension sociale. ». Autrement dit, ces neurones miroir permettent de partager les émotions ressenties par le spectateur en observant ses réactions !

Comment les vidéos de réaction ont envahi le rap

En 2015 et 2016, la vague des vidéos de réactions touche le rap. Le web anglophone est englouti sous les réactions à différents clips. L’avantage du mouvement qui part des Etats-Unis, c’est que le rap américain constitue un socle de référence pour les auditeurs étrangers. Autrement dit, l’accès au sommet de la scène nationale y garantit une exposition internationale, ce qui est loin d’être le cas ailleurs – Royaume-Uni y compris. En France naissent également plusieurs chaînes de réaction, dont celle du pionnier Loïc Reviews qui réagit sur sa première vidéo… A un album de rap américain, To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar. La donne change en 2017, quand le YouTubeur américain IsTalkCheap entreprend d’explorer directement les scènes étrangères. Début janvier, il publie deux vidéos de réaction, la première sur le rap coréen et la deuxième sur le rap français. Si la première rencontre un enthousiasme modéré, la seconde en revanche voit le compteur de vues exploser. Suivront en tout six vidéos sur le même modèle, mais également des réactions au rap belge, au rap allemand, au rap italien et au rap néerlandais.

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Les vues d’IsTalkCheap attirent rapidement d’autres YouTubeurs, qui se prêteront également au jeu. On constate d’emblée plusieurs limites au mouvement, à commencer par le fait que la majorité du public ne découvre rien, elle est originaire du pays dont traite la vidéo. Le premier visionnage est provoqué par la curiosité et la fierté nationale, il s’agit de voir le regard qu’un américain va porter sur la production musicale française. La suite est certainement dictée par les neurones miroirs, on cherche à retrouver un regard nouveau sur un clip qui a déjà passé l’exaltation des premiers visionnages. Poussés par leur public, les YouTubeurs adoptent des réactions enthousiastes surjouées qui gomment toutes les promesses de spontanéité d’une vidéo de réaction. De plus, leur méconnaissance des scènes nationales et leur incapacité à en saisir les références ne joue pas en leur faveur, se multiplient les réactions sur des clips similaires, qui finissent par lasser les visiteurs. Le volume des vues redescend et seules quelques chaînes déjà en place parviennent à se maintenir grâce à des formats carrés déjà adoptés du public.

Un premier par vers la mondialisation du rap ?

Dans leur ensemble, les européens sont de plus en plus des gros consommateurs de rap, en particulier en République Tchèque, en Allemagne, en France, en Italie, en Bulgarie et au Royaume-Uni. Pourtant, dans chaque scène, seuls les artistes locaux et américains sont au centre des tendances. Pour le dire autrement, il existe des scènes rap européennes, mais pas une scène rap européenne. Du point de vue extérieur d’un américain, il est plus difficile de distinguer les différentes scènes au sein de l’ensemble européen. Bien qu’en Europe, les scènes française, allemande et britannique (sans parler de la scène italienne) sont pionnières et dominent commercialement les autres, un YouTubeur américain n’hésitera pas à plus s’intéresser à la scène albanaise ou grecque. Et s’il est peu probable que ces vidéos poussent beaucoup d’américains à s’intéresser aux différentes scènes européennes, il est en revanche tout à fait possible que curiosité faisant, des visiteurs attirés par une vidéo concernant leur pays visionnent des vidéos adjacentes.

Des chaînes YouTube comme HarveyDon TV pourraient donc s’insérer dans une dynamique générale d’émergence d’une scène rap européenne, à la fois contrastée et traversée par des tendances communes. Au-delà même de l’Europe, ces vidéos sont la conséquence directe de la perte d’importance du sens des paroles dans le rap, au profit du son des paroles : il ne s’agit pas forcément d’un appauvrissement dans l’écriture, mais d’une adaptation à des rythmes différents et surtout à des placements et des jeux d’ad-libs qui n’ont pas forcément besoin d’être traduits. Sous cet angle, les vidéos de réaction sont bien un premier pas vers un rap mondialisé, premier pas qui comme on a pu le voir comprend des limites, notamment imposées par les restrictions YouTube en termes de droits d’auteur. Episode passager des tendances YouTube, les vidéos de réaction au rap ne sont pas pour autant dénuées d’importance, elles sont révélatrices d’un certain nombre de comportements de consommation qui eux ont une portée bien réelle sur le rap.

Encore récemment, le rappeur Rohff a partagé sur Instagram un extrait de vidéo de réaction tiré de la chaîne Russians React. Il s’agit de ne pas oublier qu’à l’échelle d’un artiste, ces vidéos pouvant accumuler des dizaines de milliers de vues sont de véritables supports promotionnels et des indicateurs de popularité. Si les neurones miroirs sont assimilés par les chercheurs à l’empathie, ils l’associent aussi au processus de désir

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