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Prodigy : un génie à la carrière en dent de scie [DOSSIER]

Prodigy : un génie à la carrière en dent de scie [DOSSIER]

Systématiquement associé au duo Mobb Deep, Prodigy aura tout au long de sa vie conservé cette image de rappeur écorché à vif, souvent capable du meilleur, parfois du pire.

La nouvelle est tombée : Albert Johnson, AKA Prodigy, est décédé à l’âge de 42 ans. Le MC new-yorkais a perdu sa dernière bataille contre la drépanocytose, une pathologie génétique. Retour sur une carrière hors-norme.

Un premier album à 16 ans

Preuve de l’influence indiscutable de Prodigy dans le monde de la musique : depuis l’annonce de sa mort, c’est tout le microcosme du rap qui y est allé de son hommage ou de son anecdote, de Nas à Ghostface Killah en passant par Lil Wayne, Big Boi, Wiz Khalifa, Q-Tip ou encore Method Man. Sur le retour ces derniers temps, l’artiste préparait une comédie musicale… sur la soit-disant influence des Illuminati dans le hip-hop ! Jamais vraiment là où on l’attendait, P. aura fait du contre-pied sa marque de fabrique.

Contrairement à ce que beaucoup pourraient déduire, Prodigy n’est pas originaire du Queensbridge, le QG des Nas, Capone, Cormega et Tragedy Khadafi. Né à Hempstead (New York) en 1974 et issu d’une famille de musiciens (son grand-père, Budd Johnson, était un saxophoniste ayant joué avec Billie Holiday et Duke Ellington, ses parents étaient membres de groupes en vogue dans les années 60), Albert Johnson fait ses premiers pas dans le rap sous le pseudonyme de Lord-T (The Golden Child), en participant au titre « Too Young » de Hi-Five sur la bande-originale du film Boyz n the Hood (quand bien même il ne sera pas crédité pour sa prestation). En parallèle, il rencontre Kejuan Muchita (Havoc) lors d’un passage à la Manhattan High School of Art and Design. Là-bas, le futur duo partage sa passion du hip-hop, et se décide à former Poetical Prophets en 1992. Ce groupe éclair sera cité dans la rubrique « Unsigned Hype » du magazine The Source, un honneur à l’époque. Une démo plus tard et des premiers faits d’arme prometteurs, la configuration change de nom : ce sera Mobb Deep. Alors âgés de 16 ans, Prodigy et Havoc sortent leur premier opus, « Juvenile Hell », en 1993. Ecoulé à 40 000 exemplaires « seulement » d’après les quelques chiffres qui circulent et samplant des titres issus des discographies de Sly and the Family Stone, Barry White et Miles Davis, le projet profite de l’implication de DJ Premier, Big Noyd et Large Professor.

La consécration avec « The Infamous »

Déjà sacrément énervés à l’époque, les deux ne se découragent pas de ce succès en demi-teinte. Désormais porté par le label Loud Records, Mobb Deep sort en 1995 son deuxième album, « The Infamous », considéré comme l’une des pierres angulaires du hip-hop américain. Et pour cause : le projet intègre les deux titres qui feront passer le groupe à la postérité, au point de leur permettre de se revendique comme les dignes héritiers de Rakim : « Shook Ones Pt. II » et « Survival of the Fittest » (littéralement, « La loi du plus fort »). Deux morceaux sans filtre, hantés par des mélodies maussades et des paroles qui dépeignent le triste quotidien du New York urbain et la vie autours des tours HLM de la Big Apple. Appliquant un style encore relativement inédit à l’époque, c’est d’ailleurs sur « Shook Ones Pt. II » que Prodigy signera l’un de ses couplets les plus emblématiques : « Don’t make me have to call your name out/Your crew is featherweight; my gunshots’ll make you levitate / I’m only 19, but my mind is old / And when the things get for real, my warm heart turns cold. » (« Ne m’oblige pas à t’appeler / Ton crew est un poids-plume, mes flingues vont te faire léviter / Je n’ai que 19 ans mais mon âme est vieille/Et quand les choses deviennent sérieuses, mon coeur devient froid »).

Bande son officielle des blocs et de tous les amateurs de rap à l’époque, « The Infamous » aura aussi largement influencé de nombreux rappeurs français au moment de sa sortie, au beau milieu des années 90. Combien ont un jour posé un freestyle sur l’instrumentale sombre de « Survival Of The Fittest » ? Pour la petite anecdote, Prodigy aura signé un nombre faramineux de featurings tout au long de sa carrière, dont certains avec des rappeurs de l’hexagone, avec le 113 par exemple.

Des clashs à répétition

L’année d’après, Mobb Deep sort « Hell on Earth », son troisième album, en pleine guerre East Coast/West Coast. Portée par les singles « Front Lines (Hell on Earth) » et « G.O.D. Pt. III », la galette profite de featurings avec Nas, Raekwon, Method Man ou encore Big Noyd. C’est sur cet album que l’on retrouve « Drop a Gem on ‘Em », un morceau sévère servant de réponse au clash « Hit ‘Em Up » de 2 Pac dans lequel ce dernier égratigne Prodigy, et le raille sur sa maladie. Il faudra ensuite attendre 1999 pour réentendre Mobb Deep, qui signe la même année un 4ème opus : « Murda Muzik », leur plus grand succès commercial. Le disque sera ainsi certifié Platine, et aura joué de chance quoiqu’on en dise. En effet, l’opus aura leaké avant sa sortie, poussant Prodigy et Havoc à enregistrer 5 nouveaux titres inédits, dont « Can’t Fuck Wit », « It’s Mine » et « Quiet Storm (Remix) », ayant largement participé à la réussite générale du projet. Mais après 4 albums enregistrés en duo, Prodigy aspire à un écart en solo. « H.N.I.C. », le premier opus du rappeur enregistré sans son acolyte, signe un tournant dans sa vie professionnelle, et sa vie privée également, comme il l’aura expliqué à l’époque : « J’ai passé trop de nuits à sniffer de la coke, à me défoncer et à gâcher ma vie. Cette fois, je vais faire les choses comme il faut. » Déjà profondément marqué par la maladie qui lui coûtera la vie des années plus tard, Prodigy évoque sur disque le mal qui le ronge, sa tendance à la dépression et sa manière de compenser, en abusant des substances illicites et de l’alcool.

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Véganisme, OVNI et livre de cuisine

D’ailleurs, les années 2000 ne lui réussiront pas sur le plan personnel : arrêté à maintes reprises à partir de 2003, accusé de détention illégale d’armes en 2006, il finira par être condamné à une peine de prison ferme en 2007, pour être libéré au début de l’année 2011 (à l’origine, le rappeur risquait une peine de prison de 15 ans). Derrière les barreaux, il observera une profonde remise en cause et tuera le temps en rédigeant une autobiographie bourrée d’anecdotes jusqu’à la gueule, permettant dans la foulée de se faire une idée plus précise du personnage. Pêle-mêle, la moitié de Mobb Deep évoque ce moment où il a tiré par mégarde sur un assistant de Def Jam en jouant avec une arme chargée, sa presque relation amoureuse avec Mary J. Blige, son rendez-vous en club avec Lindsay Lohan, sa rencontre avec des OVNI (sic), sa rapide conversion au véganisme, le jour où son père l’aura emmené avec lui sur un braquage ou cette fois où il a tenté de se battre avec Jay-Z dans le restaurant de Puff Daddy. Sacrée vie. En 2016, le même Prodigy sortira un nouvel ouvrage, « Commissary Kitchen : My Infamous Prison Cookbook ». Il s’agit en fait d’un livre de cuisine, regroupant ses recettes favorites lorsqu’il était détenu.

Mobb Deep, le complexe virage des années 2000

Pour en revenir à Mobb Deep, en 2001, après l’incartade solo de Prodigy, le groupe se remet à la colle pour sortir « Infamy ». Nombreux sont les fans du duo à considérer que ce projet signe le dernier coup d’éclat des deux MC’s. Après cela, Mobb Deep abandonnera définitivement son style crasseux mais malgré tout épuré qui aura fait sa gloire dans les années 90 pour miser sur les bangers plus ou moins inégaux. Sortiront donc les années suivante « Amerikaz Nightmare » (2004), le très critiqué « Blood Money » (2006) sur G-Unit, puis enfin « The Infamous Mobb Deep » (2014). Un 8ème et dernier album enregistré sur 3 années, durant lesquelles Prodigy et Havoc annonceront la fin de leur groupe, avant de se réconcilier un peu plus tard. Preuve de la santé fragile du duo, en 2012, Havoc publiera sur Twitter une charge homophobe contre son comparse, l’accusant d’être gay, avant de crier au piratage de son compte, puis de se raviser et d’annoncer un hiatus indéterminé. Plus tard, le même Havoc sortia même un diss contre son binôme, « Separated (Real From the Fake) ». Il faudra attendre 2013 pour que Mobb Deep se réconcilie, à l’occasion de leurs 20 ans de carrière. Au début de l’année 2017, Prodigy sortira « Hegelian Dialectic (The Book of Revelation) », son ultime projet, faisant suite à 7 autres projets solo officiels, et à une fournée d’EP, de mixtapes et de collaborations avec un peu tout le hip-hop. En 2008, au moment de la sortie de son album solo, Prodigy confiant ce qui suit lors d’une interview : « Tous les jours, je me lève en me disant : « C’est peut-être mon dernier jour, et ça ne m’effraie pas »« . A croire que l’homme avait malgré tout conscience que sa maladie finirait inexorablement par sortir victorieuse un jour.

Découvrez la carrière de Prodigy résumée en 5 minutes Chrono :

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