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Pop Smoke, 6ix9ine, Bobby Shmurda : la malédiction du rap new-yorkais

Pop Smoke, 6ix9ine, Bobby Shmurda : la malédiction du rap new-yorkais

Trois talents qui n’ont pas eu le temps d’exploiter leur potentiel et qui auraient pu, chacun dans leur genre et à leur époque, changer durablement la face de New York.

La mort de Pop Smoke, aussi brutale que prématurée, a profondément marqué le rap mondial. Aussi bien écouté en Europe – d’où il tirait ses inspirations – qu’aux Etats-Unis, son style rafraîchissant aurait pu transcender New York, en perte de vitesse sur l’échiquier du rap. Plus largement, on constate que ces dernières années, à chaque fois que la Grosse Pomme a accouché d’un talent à la force de frappe suffisante pour souffler ce vent de renouveau dont elle a tant besoin, il finit par se brûler les ailes avant d’avoir accompli tout ce qu’il était capable de faire. Retour sur les gloires éphémères de Bobby Shmurda, 6ix9ine et Pop Smoke, symboles d’une ville maudite.

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Bobby Shmurda, le gangster viral

En 2014, Bobby Shmurda aurait pu incarner le renouveau de la scène de New York. Ackquille Pollard de son vrai nom, né à Miami, a déménagé avec sa mère et son grand frère dans la Grosse Pomme lorsque son père a été incarcéré. Installé dans le quartier d’East Flatbush à Brooklyn, le jeune homme se retrouve rapidement dans des affaires de gang. Avant même d’avoir acquis sa notoriété, il a passé quatorze mois en détention pour port d’armes illégal… En parallèle, Jahlil Beats, un producteur de talent, fait ses classes auprès de Meek Mill au début des années 2010. Le rappeur de Philadelphie était alors connu pour son goût prononcé pour les productions explosives, faites de sirènes cinglantes, et de mélodies détonantes. Auteur du mythique featuring Ima Boss entre ce dernier et Rick Ross, il a produits d’autres bangers de Meek tels que Monster ou encore Wanna Know, un diss track salé à l’encontre de Drake. Toutefois, en 2011, Jahlil a proposé un beat très spécial à son grand collaborateur, exactement dans le ton de ce qui avait forgé son style. Toutefois, désireux d’explorer d’autres contrées musicales, il l’a refusé… Le producteur l’a donc laissé à Lloyd Banks qui, il y a très exactement sept ans, a posé sa voix dessus dans son single Jackpot.

Retour à Brooklyn, où Ackquille Pollard, en marge de son quotidien de gangster, s’essaie au rap depuis qu’il a dix ans. Il se fait appeler Chewy au micro et, avec son pote Rowdy, ils sont très fans de la musique agressive de Meek Mill et des sonorités abrasives de Jahlil Beats. Deux ans après, ils découvrent sa production sur le single de Lloyd Banks et tombent sous le charme. Rapidement, ils ont décidé de l’emprunter pour y apposer leur patte. Les deux rappeurs ont offert à un jeune de leur quartier 300 dollars en échange de deux clips : un des deux est tout simplement Hot N*gga, un des plus gros bangers de la décennie paru en mars 2014. Le retentissement de ce titre a été tel qu’il s’est classé jusqu’à la sixième place du Billboard Hot 100. Il voit le jour avec que la drill de Chicago est en train d’envahir le monde et que la trap a déjà remplacé le boom bap dans les normes du rap. Digne descendant de I Don’t Like de Chief Keef, ce clip fait avec très peu de moyens dans la rue marquera à jamais les auditeurs grâce aux pas de danse esquissés par Bobby Shmurda. Cette danse nonchalante entre deux bruits de sirènes et deux confessions de crimes inavouables, baptisée la Shmoney Dance, est tant reprise sur Vine qu’elle en devient virale. En parallèle, de nombreux artistes reprennent ce pas de danse loufoque tandis que d’autres (G Herbo, Gunplay, Juicy J, French Montana, T.I., Rich The Kid…) remixent le titre à leur sauce.

Sans doute, toute cette dérision devant la caméra a dû en inspirer d’autres. Ainsi, si l’on peut croiser des artistes comme DaBaby en tête des charts, capable de se moquer de lui-même et d’étaler son humour dans ses clips ou dans ses textes, le tout dans une démarche artistique sérieuse, on le doit peut-être à Bobby Shmurda. Et avec un tel hit entre les mains, le jeune rappeur de Brooklyn alors signé chez Epic Records était promis à un grand avenir. Malheureusement pour lui, la justice en a décidé autrement… Quelques mois seulement après la sortie de Hot N*gga, la police l’interpelle avec quatorze de ses gars lors d’une opération préparée minutieusement. Les forces de l’ordre ont utilisé le clip afin d’identifier toutes leurs cibles. En outre, les multiples sombres confessions criminelles de Pollard leur ont permis d’ajouter des pièces à leur dossier. Depuis cette arrestation, Bobby Shmurda n’a pas renoué avec la liberté : condamné pour préméditation de meurtre, mise en danger de la vie d’autrui et port d’armes illégal, il écope d’une peine de sept ans de prison. Depuis, sa date de libération a été fixée au 11 décembre 2020. Pas prêt à laisser tomber ses ambitions de rappeur, il a la chance de jouir encore d’un public prêt à l’accueillir à bras ouverts. Sera-t-il capable de raviver le destin glorieux qui l’attendait ? Rien n’est moins sûr.

6ix9ine, le rappeur otage de ses idoles

Le rappeur à la chevelure iconique a lui aussi eu l’opportunité de prendre New York sur ses épaules. Malheureusement pour lui, dans un destin finalement assez similaire à celui de Bobby Shmurda, il n’a pas pu écrire l’histoire qu’il s’était promis. Natif de New York, il a grandi dans le quartier de Bushwick à Brooklyn. Pur latino, Daniel Hernandez de son vrai nom est issu d’une mère mexicaine et d’un père portoricain. En 2017, alors qu’il n’était encore personne malgré ses activités musicales, il a la chance d’être proche de Trippie Redd. Avec ce dernier, il a posé sur POLES1469, un morceau qui commence à prendre sur internet. Pour capitaliser au maximum, son pote de l’Ohio lui propose de réitérer l’expérience et lui envoie un pack de beats pour qu’il fasse son choix. C’était sans compter sur ce petit malin de 6ix9ine qui n’en rate jamais une… Il s’empare incognito d’une production de Pi’erre Bourne, ingénieur du son qui commence à se faire un nom en tant que beatmaker à l’époque – connu pour son travail récurrent avec Playboi Carti, Lil Uzi Vert, Kanye West ou encore Young Nudy, il a composé des hits comme Magnolia, wokeuplikethis*, Watch ou encore On God. Toutefois, il ne se doutait pas que le plus gros tube de sa carrière allait être sorti à son insu : sans prévenir personne, 6ix9ine a balancé GUMMO sur YouTube. Ce morceau est un véritable carton : le style à couper le souffle du rappeur, ses flows hurlés, les clashs envers Trippie Reddles bandanas rouges arborés par les Nine Trey Bloods, tout est là pour faire de ce titre un hit viral. Culminant aujourd’hui à près de 370 millions de vues, il se hissera jusqu’à la douzième place du Billboard Hot 100 et lancera une série de succès pour le bonhomme : chacun de ses titres suivant se classeront également dans ce prestigieux classement de popularité. En effet, KOODA, KEKE, BILLY ou encore GOTTI connaîtront le même destin et seront autant de singles de sa toute première mixtape sortie en 2018 baptisée Day69: Graduation, un projet à la qualité discutable mais néanmoins disque d’or aux Etats-Unis.

La deuxième partie de l’année 2018 sera encore plus resplendissante pour 6ix9ine. En effet, dans cette période, il a tout simplement sorti son plus gros single à ce jour avec FEFE, un featuring avec Nicki Minaj et Murda Beatz si puissant que la rappeuse a décidé de l’ajouter à son dernier album Queen pour gonfler ses ventes et dissimuler sa perte de vitesse sur le plan commercial… Classé en troisième position du Billboard Hot 100, ce hit planétaire a décroché des certifications aux quatre coins du globe y compris chez nous, où il a été récompensé d’un single d’or. Après d’autres singles encore une fois diablement efficaces qui continuent de pulluler dans les charts (TATI, BEBE, STOOPID), il assoit finalement son autorité sur la ville de New York fin novembre 2018 avec Dummy Boy, son premier album studio calamiteux mais pétri de stars et de succès – il est rapidement disque de platine aux Etats-Unis (1 million d’albums vendus). Alors que 6ix9ine avait la recette du succès, les cheat codes pour apparaître au sommet des charts, tout son empire s’est effondré tel un château de cartes en un temps record. En effet, derrière la figure du rappeur sulfureux affilié aux Bloods se cachait en réalité un jeune homme qui ne faisait que les admirer de loin Tous les gangsters apparus dans le clip de GUMMO ne sont venus que parce qu’il connaissait l’un d’entre eux Seqo Billy. Puis, conscients qu’ils avaient entre les mains une machine à fric ambulante, les membres des Nine Trey Bloods se sont mis à l’extorquer : de l’argent en échange d’une street cred et surtout d’une protection. En effet, le rappeur n’est pas du genre à épargner la concurrence et s’est embrouillé avec nombre de ses homologues dont YG ou encore Chief Keef. Alors que ce dernier était de passage à New York, il a d’ailleurs essayé de le faire assassiner en vain. Ce fait hautement médiatisé n’a fait que renforcer l’attention des forces de l’ordre autour du gang à la réputation sulfureuse. Quelques semaines après la sortie de son dernier album, elles mettent une grosse opération sur pied qui permettra d’arrêter de nombreux membres de la bande criminelle et également 6ix9ine qui n’en fait même pas partie. Cible de nombreux chefs d’accusation, le rappeur a dénoncé beaucoup de noms au FBI, ce qui a durablement entaché sa crédibilité dans les rues de tout le pays. Même si un contrat à huit chiffres l’attend dehors une fois libéré, 6ix9ine aura sans doute énormément de mal à reprendre une carrière aussi brillante commercialement, sans compter les menaces de vengeance qui pèsent sur lui. Encore une fois, la criminalité et la prison ont vraisemblablement scellé le destin d’un homme promis à la gloire.

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Pop Smoke, un diamant taillé par les ricochets

Après les désillusions successives qu’ont été Bobby Shmurda et 6ix9ine, New York, berceau du rap et du hip-hop, s’est remis à la recherche de la pépite qui allait pouvoir redonner son éclat à la ville. Au début de l’année dernière, beaucoup ont cru la tenir en la personne de Pop Smoke. Sa notoriété n’a fait que croître après la publication de Welcome To The Party, son premier morceau viral et premier single de sa mixtape Meet The Woo. Ce titre est particulier sur deux points : tout d’abord, il est l’occasion de découvrir à quel point le timbre de voix du tout jeune rappeur se rapproche de celui de 50 Cent, une des légendes de la Grosse Pomme. En outre, la production de ce morceau est très loin des codes de NYC : elle rappelle plutôt la drill qui pullule maintenant dans les banlieues chaudes d’Angleterre, particulièrement dans le sud de Londres. Cette mode est un héritage provenant de Chicago, nid de la drill propulsée au premier rang du rap par Chief Keef, Lil Reese, Fredo Santana et consorts. Plus abrasif que sa maison mère, ce sous-genre de la trap met la violence sur un piédestal et s’oppose de manière virulente à la police et aux institutions. Il a trouvé tout son écho au Royaume-Uni, où la politique envers les banlieues est particulièrement dure et où les règlements de compte au couteau entre très jeunes bandes rivales sont légion. La scène drill UK a fini par se bâtir une identité à tel point qu’elle a su résonner jusque dans les oreilles des jeunes artistes new yorkais. Toute une flopée de rappeurs de New York se sont emparés de cette vague, Pop Smoke en tête, et ce vent de fraîcheur sur la grande ville a plu à quelques pontes comme A$AP Ferg, qui a rapidement partagé Welcome To The Party.

Un espoir est né à partir de ce titre. Inspiré par les meilleurs drillers de Londres, Pop Smoke contacte les beatmakers locaux pour s’abreuver en beats. Il s’est notamment attaché les services de 808Melo, un jeune producteur connu pour son travail avec de nombreuses pointures de la drill UK comme Headie One ou encore K Trap. Avec lui, en plus de Welcome To The Party – qui a connu un remix avec Nicki Minaj et Skepta, preuve du succès d’estime parmi les pairs -, Pop Smoke a signé Dior, un autre de ses gros morceaux. Son style spectaculaire attire de plus en plus de regards, que ce soit aux Etats-Unis mais aussi en Europe. En effet, les Anglais sont très familiers de ce genre de musique tout comme les Français, proximité géographique oblige : en début d’année, Freeze Corleone avait par exemple signé son propre remix de Welcome To The Party. Dans le monde, la hype autour du tout jeune rappeur de 20 ans s’envole lorsque Travis Scott, un des rappeurs les plus en vue de la décennie, s’éprend de lui et l’enrôle pour la sortie de la compilation de son label Cactus Jack. Auprès de ses signatures comme Sheck Wes ou encore Don Toliver, Pop Smoke signe GATTI avec LaFlame en personne – toujours sur une production de 808Melo. A la fin de l’année 2019, tous les projecteurs sont braqués vers lui. Talent de Republic Records, il prépare une suite à sa première mixtape qui voit le jour le 7 février dernier. Avec quelques featurings de poids comme Quavo, Gunna ou encore A Boogie Wit da Hoodie, il cristallise son style lourd et puissant. Promis à une gloire certaine, il n’aura pas eu le temps d’exploiter son potentiel ni de profiter de sa nouvelle vie. Embourbé dans des affaires de gangs depuis quelques années, il a été assassiné à son domicile dans le quartier de Hollywood à Los Angeles. Quatre hommes cagoulés ont pénétré dans son domicile avant de faire feu sur la pépite du rap. Alors que New York avait entre les mains celui qui aurait pu donner une nouvelle dynamique à la scène de New York (avec Sheff G ou encore 22Gz dans sa roue), elle a finalement été privée du renouveau qu’elle attend depuis quelques années.

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