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Les topliners : le tabou du rap français [DOSSIER]

Les topliners : le tabou du rap français [DOSSIER]

Les topliners, c’est quoi ?

Il fut un temps où le rap français était incapable de produire un refrain un tant soit peu mélodique, et devait donc ruser pour créer des moments suffisamment entraînants entre les couplets. Pendant une bonne dizaine d’années, on s’est d’ailleurs contenté d’inviter une chanteuse R’n’B sur chaque single pour briser un peu le rythme du morceau et le rendre suffisamment radiophonique.

Une période sombre qui a traumatisé bon nombre d’auditeurs, mais qui a fini par trouver un épilogue positif, quand l’évolution des tendances et l’arrivée de nouvelles techniques comme l’autotune ont permis aux rappeurs de s’essayer graduellement à la chansonnette et de devenir de véritables faiseurs de tubes émancipés du R’n’B. Cependant, la nouvelle nécessité des rappeurs à s’aventurer au maximum sur le terrain des mélodies entraînantes et des rythmiques dansantes a ouvert la voie à un nouveau type de problématique : la position de plus en plus prégnante des topliners dans la construction des morceaux.

Le topliner, un ghostwriter de mélodies

Nouvelle lubie du rap français, le topliner est un métier qui se situe à mi-chemin entre ghostwriting et beatmaking : concrètement, le rôle d’un topliner est d’écrire une mélodie à partir d’un beat déjà existant. En clair, le rappeur récupérera une instru avec un yaourt déjà bien en place, sur lequel il aura uniquement besoin de caler son texte. Le topliner est là pour prémâcher le travail et offrir à l’artiste le meilleur écrin possible. Une pratique de plus en plus courante, au sujet de laquelle peu d’artistes acceptent de témoigner.

Pour Madizm, producteur mythique du rap français que l’on ne présente plus, le tabou qui se cache derrière la question de la topline en dit beaucoup sur ce qu’il se passe dans les studios : « Les rappeurs ne veulent pas trop s’étendre sur le sujet, mais c’est souvent le producteur qui ramène un beat, qui est une sous-copie, avec un topline déjà fait, souvent un dérivé d’un truc déjà fait aussi. Du coup, le rappeur en studio s’auto-convainc très vite que la mélodie est bonne, alors que non, elle ne l’est pas ». C’est en quelque sorte le même principe qu’un cuisinier à qui on fournirait la recette et les ingrédients précuits : ça peut sembler facile parce qu’il ne reste pas grande chose à faire, mais rendre le morceau original et personnel devient par conséquent beaucoup plus difficile.

Si le principe de la topline fait actuellement beaucoup parler dans le rap français, il s’agit d’une pratique qui est loin d’être nouvelle. Historiquement, elle trouverait ses origines en Jamaïque, aux débuts de la vague reggae, avant d’être récupérée par Denniz Pop, alors DJ à Stockholm, qui va fonder les Cheiron Studios et trouver dans le système du track-and-hook la recette parfaite pour créer des tubes à la pelle : les Backstreet Boys, Britney Spears, Bon Jovi, Katy Perry, Rihanna… Tous passeront par la case topline, qui se répand comme une traînée de poudre dans la pop-musique, mais aussi la dance, le rock, le R’n’B… Et le rap.

Seulement, l’industrie du disque est longtemps restée un milieu fermé duquel rien ne filtrait aux oreilles du public, et toutes les questions liées à la production des morceaux et des albums ne se sont finalement jamais posées réellement. La plupart des grands artistes pop des années 90 et 2000 faisaient appel à des ghostwriters pour écrire leurs textes, mais aussi à des topliners pour composer leurs refrains ou leurs mélodies vocales, mais ce type d’information restait cantonné aux professionnels. A titre d’exemple, Dr Dre, l’un des rappeurs et producteurs les plus importants sur cette période, a toujours fait appel à des sous-mains – parfois prestigieuses – pour composer ses hits.

La topline pour contourner la rigueur de la langue française

En France, la pratique de la topline contribue à une tendance globale d’adaptation de la langue française aux exigences de la musique. Les rappeurs hexagonaux ont ainsi longtemps justifié le manque de musicalité de leurs albums par les difficultés posées par le français pour faire sonner les mots – le français étant, il est vrai, une langue idéale sur le plan purement littéraire, mais un brin moins efficace que l’anglais dès lors qu’il s’agit de faire glisser les mots.

Pendant bon nombre d’années, on a d’ailleurs fait face à deux écoles dans le rap : d’une part, les rappeurs qui écrivaient leurs textes en écoutant la prod, et ceux qui se lançaient dans l’écriture au préalable, sans musique pour les accompagner. Le grand problème rencontré par les seconds était alors d’ordre mélodique : faire correspondre un texte très dense, avec des mesures déjà écrites, sur des instrus pas forcément taillées pour, pouvait parfois donner l’impression d’essayer de faire entrer un carré dans un rond – et d’aboutir à des titres potentiellement très bons, mais cantonnés à du rap pur et dur, pas forcément très radiophonique.

Avec la fameuse technique du yaourt, un hook plus ou moins fredonné en anglais voire en pur charabia, la construction des morceaux de rap se fait désormais différemment. Là où le rappeur devait adapter son flow en fonction de la quantité de texte à faire entrer entre deux lignes de basse, il doit désormais adapter le texte en fonction de la mélodie qu’il souhaite utiliser.

Pour faire court, la méthode de création d’une chanson est complètement inversée – et la mélodie vient donc, de plus en plus, primer sur le texte. Ce-faisant, la densité des mesures peut potentiellement diminuer, et aboutir sur un résultat plus léger, plus digeste pour l’auditeur. Évidemment, un titre lourd et textuellement fastueux reste potentiellement synonyme d’excellent morceau, mais si l’on raisonne en termes de tubes faciles d’accès, mieux vaut alléger le contenu.

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Le rôle de pur topliner peut paraître particulièrement ingrat, puisqu’en plus de devoir parfois ramer pour être crédités, ils doivent également céder la gloire aux artistes qui interprètent leurs mélodies. Par miracle, certains élus parviennent tout de même à dépasser leur condition, à l’image de Pharrell Williams aux Etats-Unis, ancien topliner devenu star de la chanson.

Une frontière ambiguë entre topline et plagiat

L’autre grande problématique tient dans la question du flou qui entoure la notion de plagiat dans le rap. En effet, un même topliner peut facilement envoyer sa maquette à des dizaines de producteurs et artistes. Si les droits ne sont pas clearés correctement, ou que le topliner en question n’a aucun scrupule, on peut alors facilement se retrouver avec deux, trois (parfois même plus) titres très similaires. Dans ce type de cas, retrouver le véritable auteur de la mélodie, du flow, ou de la prod originelle devient un véritable sac de noeuds – généralement, personne n’a envie de s’embarrasser, et on se contente alors de pointer du doigt l’artiste en l’accusant de plagiat.

C’est pourtant bien moins simple qu’il n’y paraît : dans le cas du plagiat, un artiste A se contente de refaire ce qu’a déjà fait un artiste B ; dans le cas qui nous intéresse ici, l’artiste A et l’artiste B utilisent tous deux la même base fournie par le topliner C, et il est donc logique qu’ils créent le même morceau, avec quelques variations. Les complications viennent finalement beaucoup du fait que les artistes et producteurs ne communiquent pas publiquement à ce sujet, laissant libre court aux fantasmes des auditeurs et commentateurs de leur musique.

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