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La guerre des festivals : nouvelle concurrence du rap français

La guerre des festivals : nouvelle concurrence du rap français

Après le streaming, le rap français est devenu le mètre-étalon d’un autre pan de la musique en France : les festivals. Nouveau symbole d’un rapport de force culturel dominé par le genre. Ninho, Hamza, Tiakola ou encore Gazo rythmeront l’été des festivaliers un peu partout dans l’hexagone et en Europe. Et la concurrence pour s’arracher les meilleurs noms est rude, dans un pays où l’on compte un peu plus de 4 000 festivals de musique, d’après le Ministère de la Culture.

Prix du billet, programmation, activités annexes : depuis plusieurs années les festivals rivalisent pour attirer un public toujours plus large mais avec un pouvoir d’achat qui ne cesse de baisser. 20 millions de Français ont réduit leur budget culture, ou prévoient de le faire, d’après une enquête de l’IFOP publiée en avril 2024.

Une rivalité assumée côté organisateurs qui cherchent à cocher tous les gros artistes : « La compétition est saine. On se retrouve tous les ans et l’on évolue dans le même écosystème. Il est nécessaire d’avoir une bonne entente. Après, le business, c’est le business », confie Samuel Capus, directeur général du Rose Festival en banlieue toulousaine. Si la guerre se veut uniquement économique, tous les coups sont permis sur « le terrain ». 

En 2023, Les Ardentes ont accueilli entre 65 000 et 70 000 festivaliers par jour.
Crédit Photo : Les Ardentes

Grands groupes vs producteurs indépendants de festivals

Financièrement, les festivals se divisent en deux camps distincts : ceux détenus par des grands groupes notamment internationaux (ex : Rock en Seine détenus par Mathieu Pigasse (AEG), Le printemps de Bourges par le groupe privé C2G ou encore Lollapalooza par Live Nation) et les autres événements promus par des sociétés plus petites (ex : Vieilles Charrues, We Love Green, Yardland). Et l’écart se creuse sur le plan économique. Car la grande majorité des festivals reposent sur un modèle incertain, dépendant des chiffres de fréquentation. Mais les festivals 100% français notamment se doivent d’être rentables pour survivre.

« Les grands groupes (de festival) se payent certains artistes pour écraser les autres. C’est le jeu. »

Guney Yilmaz, programmateur pour We Love Green

Concrètement, ils n’ont pas le droit à l’erreur pour survivre, au contraire des sociétés. « La concurrence n’est pas saine avec les autres festivals, car ceux appartenant à des grands groupes (anglo-saxons) ont des moyens démesurés. Ils ont un schéma plus court entre leurs envies et leurs caprices. Ils se payent certains gros artistes, sans même que ça soit rentable parfois, en déréglant le marché, pour écraser les autres. C’est le jeu », détaille Guney Yilmaz, programmateur pour We Love Green.

Que d’imposants groupes investissent dans les festivals n’est pas une mauvaise chose en soi. Cependant, les structures associatives déplorent une compétition déloyale. « Il faut rester vigilant sur un éventuel abus de position dominante et la concurrence déloyale. Quelques acteurs ont diversifié leurs activités en étant propriétaire de salles et de festivals. Potentiellement, nous achetons des concerts à des producteurs. Nous leur dévoilons notre stratégie et le montant de nos cachets pour les artistes, sauf qu’ils peuvent être propriétaires de festivals concurrents. Il faut être attentif », expose Jérôme Tréhorel, directeur général des Vieilles Charrues.  

Luidji, PLK, Josman : la course aux gros noms 

La réussite d’un festival est forcément liée au prestige de sa line-up. La bataille est inévitable pour attirer les plus gros artistes, et avec l’avènement du streaming, impossible de faire sans le rap. Cette année quelques noms reviennent avec insistance. Cela s’explique par le succès commercial de leur proposition et le public visé pour chaque événement. Yamê (22 dates), PLK (21 dates), Bigflo & Oli (21 dates), Luidji (16 dates), La Fève (15 dates), MC Solaar (15 dates), Josman (15 dates), Ninho (14 dates), Gazo (12 dates), Hamza (11 dates) et Tiakola (10 dates) sont parmi ceux qui tourneront le plus cet été. 

Cet été, Yamê est programmé dans près de 22 événements. Il défendra sur scène son album ELOWI. Crédit Photo : We Love Green

Afin de se démarquer, chacun opte pour une stratégie claire et nette. We Love Green a misé très tôt sur les têtes d’affiche du hip-hop comme Ninho et Hamza, tandis que le Rose Festival, lancé en 2022, met en place un événement « pour les artistes, par les artistes » sous la houlette de Bigflo & Oli. « Avoir Booba dans sa line-up, ça envoie un message fort. Il va nous faire passer sur un niveau de production supérieur », livre Samuel Capus du Rose Festival

« Avoir Booba dans sa line-up, ça envoie un message fort »

Samuel Capus, directeur général du Rose Festival

Comme à leur habitude, Les Ardentes ont réuni les « Avengers » du hip-hop mondial (21 Savage, Gunna, Offset, Booba, YEAT, Niska, Don Toliver etc.) et diggé pour satisfaire toutes les niches du rap, notamment les plus jeunes. Pour le programmateur de l’événement belge, le public choisit en fonction de l’identité, de la cohérence et de l’état d’esprit d’un festival. « Que ce soit dans la communication, les activations sur place, les partenaires, la musique et tout le reste, on essaye d’être en adéquation avec les jeunes. Notre objectif n’est pas que les parents viennent avec leurs enfants, au contraire. On veut qu’ils retrouvent tout ce qu’ils aiment. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. » 

De leur côté, Les Vieilles Charrues souhaitent réunir la plus belle photographie musicale de l’année. « Notre programmation est éclectique avec les plus grandes tendances du moment. Il faut rester en alerte pour toucher tous les publics de 7 ans à 77 ans », ajoute Jérôme Tréhorel des Vieilles Charrues. 

La révolution des shows exclusifs pour célébrer le rap français

Lors de son arrivée sur le marché en juillet 2023, Yardland débarque avec une idée innovante : offrir un show unique et exclusif d’un/une artiste durant le festival. L’objectif est de proposer un moment de vie que les consommateurs ne retrouveront pas ailleurs. Ce fut le cas avec un concert taillé sur mesure pour Kaaris afin de célébrer le 10e anniversaire d’Or Noir. Malheureusement, la mort du jeune Nahel Merzouk, tué par un policier à quelques jours de l’événement le 27 juin 2023, a eu raison de la première édition du festival. « On était dégoûté de ne pas pouvoir le faire, car les négociations avaient duré près de six mois avec son équipe », précise Yoan Prat, co-fondateur de Yard et président de Yardland. 

« Les shows exclusifs nous coûtent de l’argent et du temps, mais on adore ce type d’événement »

Yoan Prat, président de Yardland.

Le pari du show exclusif en festival se veut audacieux. Il demande de la patience, avec de longues négociations auprès des équipes des rappeurs/rappeuses, du temps pour mettre en place un spectacle marquant et de l’argent. Mais le jeu en vaut la chandelle. « Cette année, on a cravaché pour réunir 13 Block, avoir Ateyaba, Kalash, Gradur ou encore Shay. On les accompagne sur la création et la production du show. Cela nous coûte de l’argent et du temps, mais on adore ce type d’événement. Sur le long terme, je suis persuadé que ce sera un choix payant », poursuit-il. 

Cette mini-révolution a suscité une prise de conscience collective dans l’industrie. Célébrer les classiques du rap français est un packaging gagnant pour toutes les parties : organisateurs, public et artistes. « C’est anormal de ne pas avoir pu fêter les Shegueys de Gradur sur scène. Ateyaba est considéré comme le père de nombreux rappeurs. Le programmer en tête d’affiche, c’est lui redonner sa place. On est les mieux placés pour proposer ces shows, car c’est dans notre ADN », conclut le co-fondateur de Yard

Suite à l’annulation de Yardland l’année dernière, les Ardentes ont récupéré l’exclusivité d’Or Noir. Le plus grand festival de rap francophone veut lui aussi davantage miser sur ce type de concert à l’avenir. « Ce genre de show est vraiment l’avenir des festivals. Tout dépendra de l’envie des artistes », avoue le représentant des Ardentes.

Si pour certains se lancer dans des partenariats artistiques apparaît comme une évidence, ce n’est pas le cas pour tous. « Ça demande de la proximité avec les artistes concernés. On a l’envie, mais il y a aussi la réalité financière », regrette Guney Yilmaz de chez We Love Green. 

Les chiffres et l’argent au centre de tout 

Après la programmation des artistes, le montant des pass d’entrée est le second argument majeur pour attirer le public. Avec une inflation galopante, les festivals ne sont pas épargnés. Pour la plupart d’entre eux, ils subissent la montée en flèche des coûts de production et cela se répercute sur le prix des billets. Ainsi, le pass 4 jours des Ardentes a grimpé de 240 euros à 292 euros cette année. Même son de cloche pour We Love Green avec initialement un billet jour à 65 euros, désormais à 75 euros et les Vieilles Charrues avec une augmentation de 10 euros sur son tarif regular. « En 2023, nous avons dû supprimer le palier de 44 euros. On ne pouvait plus le tenir. Nous sommes condamnés à faire complet pour équilibrer les chiffres », constate Jérôme Tréhorel. 

Malgré tout, Yardland et le Rose Festival tentent de conserver une offre accessible afin de se distinguer de la concurrence. Pour son édition 1 bis, le festival parisien propose une entrée jour à 39 euros. Quant à la structure toulousaine, le forfait 4 jours est disponible à 180 euros. En comparaison, Golden Coast se lance dans le grand bain avec un billet journée à 69 euros. 

Les budgets des festivals sont forcés d’être à la hausse avec l’explosion des cachets d’artistes. En août 2023, Street Press révélait que des têtes d’affiche comme Orelsan, Damso ou SCH touchaient entre 150 000 et 350 000 euros en festival. Les artistes capables de remplir des Zéniths comme Gazo et Josman gagnaient entre 40 000 et 100 000 euros. Quant à ceux en développement, le salaire pouvait grimper jusqu’à 30 000 euros. Concernant Aya Nakamura, l’enveloppe monterait jusqu’à 350 000 euros. France Bleu révèle également que Ninho demandait 300.000 euros hors-taxe au Greenland Festival cet été.

En 15 ans, le coût de la programmation des Vieilles Charrues a sextuplé, passant de 1,7 million d’euros à près de 6 millions aujourd’hui. Entre 35 % et 50 % du budget des Ardentes et de We Love Green part dans la rémunération des artistes. Quant à Yardland et ses 3 millions de budget, le festival investit entre 700 000 et 800 000 euros sur la rémunération des artistes. 

Le budget total des Vieilles Charrues s’élève à 20 millions d’euros.
Crédit Photo : NICO M/LES VIEILLES CHARRUES

Proposer une expérience pour les auditeurs de rap issus de quartier mais loin des festivals

Si la jeunesse est la cible principale de tous les festivals, Yardland veut proposer une expérience culturelle à 360 degrés, désignée et pensée pour les cultures populaires et leur public. « On veut être le plus inclusif possible car il y a tout un public qui ne peut pas et ne va pas en festival. C’est en attirant ces personnes que l’on va se démarquer des autres. On ne veut pas devenir une grosse machine, mais rester à taille humaine et accessible. On a presque un rôle sociétal », analyse Yoan Prat. 

Bien qu’ils ne soient pas sur les mêmes dates, l’arrivée fracassante de Golden Coast festival (13 et 14 septembre) sur le marché créé une forte rivalité avec Yardland (6 et 7 juillet). « On a galéré pendant des années avant de pouvoir lancer notre event. Quand tu vois comment ils surfent sur le fait de proposer le premier festival rap, ça fait un peu mal par rapport à la légitimité. Si le rock était le genre numéro un, ils auraient fondé un festival de rock. En revanche, j’ai une bienveillance pour ce milieu et les artistes. Je suis super content que notre écosystème et notre culture grandissent. Cette petite bataille nous retire de l’exclusivité, mais c’est le jeu », reconnaît-il. Contacté par nos soins, Golden Coast n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. 

À Paris : l’Accor Arena est devenu un concurrent aux festivals en termes de rap

En 2024, les fans franciliens de rap ou de RnB ont l’embarras du choix. Une saturation de l’offre spectacle parisienne qui réduit l’événement pour les organisateurs de festival. Les concerts en salle sont leurs principaux concurrents, notamment avec l’Accor Arena qui est devenu une consécration accessible pour toute une génération d’artistes. Les arrivées récentes de l’Adidas Arena et de Paris La Défense Arena sur le marché viennent accentuer le phénomène qui affichent complet tout au long de l’année. « On est en concurrence frontale avec des salles comme l’Accor Arena. C’est super challengeant et ça nous pousse à faire de notre mieux », explique Yoan Prat.

Une chose est sûre : le public aura plus que jamais le choix durant cet été 2024 et la dynamique n’est pas près de changer. Pour perdurer sur le long terme, les festivals devront constamment se réinventer et apporter une plus-value sur la concurrence. L’exemple des shows exclusifs est probablment la voie à suivre. Le challenge n’est pas une mince affaire face aux différentes problématiques socitales actuelles.

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