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Comment survivre à un classique ? [DOSSIER]

Comment survivre à un classique ? [DOSSIER]

La récente tournée « L’âge d’Or du rap français » a eu le mérite de raviver la passion des nostalgiques d’une époque révolue, tout en permettant à la nouvelle génération de découvrir les pionniers et les anciennes gloires du hip-hop. Mais elle a aussi permis de mettre en évidence un aspect moins amusant du parcours de ces pionniers : aujourd’hui, on ne retient d’eux qu’un ou deux titres, ceux qui ont eu le plus grand succès à l’époque, et qui ont le mieux traversé le temps.

Le classique : une malédiction pour certains

Ainsi, les X-Men ne sont plus vus comme les précurseurs qu’ils ont été en termes de style, d’écriture et de flow, mais simplement comme les auteurs de Retour aux Pyramides – et, en poussant un peu, de C’est Justifiable et J’attaque du Mike. De la même manière, on ne finit par retenir de la carrière solo d’un Rocca que Les Jeunes de l’Univers, faisant l’impasse sur l’incroyable album Amour Suprême ou sur sa carrière hispanophone avec Tres Coronas, et on résume Expression Direkt à Mon Esprit Part en Couilles et Dealer pour survivre.

Malheureusement, ces exemples sont loin d’être les seuls, et des discographies entières se voient bien souvent réduites à un ou deux titres, ou à un seul album. C’est le cas pour Doc Gynéco, qui s’est présenté au public français avec l’un des disques les plus importants de toute l’histoire du rap français, Première Consultation, avant de passer le reste de sa carrière à courir derrière ce succès critique et commercial. La problématique qui se pose avec ce type d’album est double. D’une part, espérer réitérer une telle performance est utopique : Première Consultation frôle le million d’exemplaires vendus, et représente, pour beaucoup de commentateurs, l’un des meilleurs, si ce n’est LE meilleur album de rap français de l’histoire.

Le deuxième problème est donc une conséquence directe du premier : le public ne va avoir de cesse de comparer les projets suivants du rappeur à son premier classique, et ne pourra en aucun cas être satisfait. Si l’album suivant ressemble trop au premier, on reprochera à l’artiste de ne pas savoir se réinventer, et de vivre uniquement dans la mémoire de son classique ; si, au contraire, il cherche à s’en éloigner et à explorer de nouvelles pistes, on lui lancera un sempiternel « c’était mieux avant » qui tuera dans l’oeuf toute possibilité de débat. Cette situation dommageable est pourtant loin d’être exclusive au rap. Dans la variété, la chanson française, le disco, ou la funk, des dizaines de groupes mythiques ou de chanteurs historiques ne semblent avoir fait, aux yeux du public, qu’un seul gros tube, et sont condamnés à le rejouer sur scène des centaines, des milliers de fois.

Survivre à un classique, c’est possible

Pourtant, certains artistes sont capables de survivre à leurs classiques, malgré leur poids parfois écrasant. L’exemple le plus logique et le plus frappant s’appelle Booba. A l’époque de Temps Mort, classique absolu du rap français, nombreux sont ceux qui estiment qu’il ne pourra jamais faire mieux, et par conséquent, jamais se défaire de l’ombre de cet album. Si la question « Booba a-t-il fait mieux que Temps Mort ? » reste ouverte, le rappeur a réussi à la rendre obsolète, grâce à la longévité de sa carrière mais surtout à sa capacité à se renouveler sans cesse. Là où les points de comparaison entre deux albums des X-Men sortis à quinze ans d’écart ont encore du sens, ce n’est pas le cas chez Booba, puisque tout, absolument tout, a changé entre temps.

Sur des périodes aussi longues, on peut tout de même trouver des cas de rappeurs ayant survécu à leurs classiques sans pour autant bouleverser leur style au fil du temps : on peut par exemple penser à IAM, qui aurait pu mourir écrasé sous le poids du succès critique et commercial de L’Ecole du Micro d’Argent. La longévité d’IAM et surtout sa constance à sortir des disques en groupe comme en solo a permis à des titres comme Demain c’est loin ou Petit Frère de rester d’authentiques classiques, tout en laissant à d’autres morceaux la possibilité de s’imposer eux aussi et de devenir d’autres piliers de leur discographie.

Outre ces rappeurs historiques, la nouvelle génération semble elle aussi capable de dépasser ses propres classiques. Régulièrement cité comme le dernier grand album classique du rap français, Or Noir a eu un succès critique et populaire énorme, porté entre autres par le raz-de-marée du single Zoo. Une réussite comme on en voit peu, qui est pourtant loin d’avoir mis fin aux ambitions de Kaaris dans le monde de la musique. Malgré une critique un brin moins dithyrambique qu’en 2013, il continue ainsi d’enchaîner les disques d’or et de platine, accrochant quelques autres titres au panthéon, et réitérant avec des tubes comme Tchoin ou Arrêt du Coeur.

Encore plus récent, l’arrivée de Niska dans le game avec le fameux Freestyle PSG est typiquement le genre de succès difficile à gérer pour un jeune rappeur. Après les 70 millions (!) de vues du clip, le rappeur aurait très bien pu se reposer sur ses lauriers, en déclinant à l’infini la même recette sans jamais reproduire le même buzz, jusqu’à sombrer définitivement dans l’oubli. Au contraire, il a préféré prendre continuellement des risques et tester régulièrement de nouvelles sonorités, avec de nombreuses réussites relatives, et surtout, de gros succès, comme l’incroyable Réseaux qui a détrôné le Freestyle PSG en tant que clip le plus vu de la carrière de Niska.

Facile en théorie, difficile dans les faits

La recette pour parvenir à dépasser le succès de ses propres classiques paraît donc aussi simple sur le papier qu’elle est complexe à appliquer. La première méthode, parfaitement résumée par Mac Tyer dans l’outro de son album Je suis une légende : « pour avancer dans la vie, j’ai fait le deuil de mes classiques ». Venant d’un rappeur qui a écrit des titres comme Imagine ou 93 Hardcore (autrement dit : d’authentiques classiques pour 100% des auditeurs de rap français), la réflexion est évidemment parfaitement pertinente. Avancer droit, sans jamais regarder en arrière, semble en effet être le meilleur moyen pour ne pas se laisser enfermer par le succès d’un seul titre ou d’un seul album. Booba l’a prouvé continuellement depuis vingt ans, et cette recette porte ses fruits chez d’autres aujourd’hui. Cependant, elle risque de désarçonner l’auditeur, et il faut donc se tenir prêt à perdre une partie de sa fan-base de départ pour aller en conquérir une nouvelle.

La seconde possibilité consiste donc à continuer à jouer ses classiques indéfiniment sans jamais les renier, tout en s’appuyant sur eux pour établir d’autres succès, d’autres titres construits pour rester dans l’Histoire. Si la méthodologie peut paraître rassurante, elle n’en est pas moins risquée : rien ne garantit que le public ne se lassera pas d’un artiste dont les codes n’évoluent pas forcément. Les exemples de X-Men ou de Rocca, dont les nouveaux projets n’intéressent que leurs plus fidèles fanatiques, et dont les carrières semblent réduites à un ou deux titres, prouvent que cette recette est loin d’être fiable. Rester actif et maintenir une actualité régulière semble être une condition sine qua non à ce type de plan de carrière, afin de rester continuellement dans un coin de la tête de l’auditeur, et de l’empêcher de revenir trop facilement à ses vieux titres préférés.

Mais certains cas sont un brin plus ambigus, et n’entrent dans aucune des catégories précitées. On remarque par exemple que SCH, qui a livré A7 il y a deux ans, entre peu ou prou dans la même catégorie que Kaaris, avec des variables différemment ajustées. Cette mixtape, que beaucoup classent déjà dans la catégorie « classiques » – y compris Booba, qui le considère comme l’un des meilleurs disques français des années 2010 – a eu un retentissement tel que le reste de la discographie du rappeur aubagnais s’en est trouvée affectée : depuis, chacune de ses nouvelles sorties est comparée, en termes de qualité, à ce premier projet. Evidemment, il devient difficile pour SCH de détrôner A7 dans le coeur de ses auditeurs, et malgré une réussite certaine, il faudra sans doute lui laisser encore quelques années pour pouvoir le dépasser totalement.

Finalement, que l’on choisisse de faire le deuil de ses classiques, ou qu’on préfère les considérer comme un atout à exploiter, l’essentiel reste de ne pas se reposer sur ses lauriers. Le succès (critique comme commercial) d’un titre ou d’un album peut représenter un excellent tremplin pour la suite d’une carrière … mais un tremplin permet juste de décoller, pas de rester au sommet. Mais dans le pire des cas, celui où la carrière de l’artiste ne survit pas réellement à son classique, on peut aussi voir le bon côté des choses : il y a bien, bien pire que d’être reconnu pour avoir écrit Retour aux Pyramides.

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