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Les séries ont-elles tué les films ? [DOSSIER]

Les séries ont-elles tué les films ? [DOSSIER]

100 millions de dollars. Il s’agit là du budget total alloué par le géant HBO pour la production de la saison 6 de Game of Thrones. A titre de comparaison, on parle d’une somme légèrement supérieure aux coûts de production de la Communauté de l’Anneau, premier opus de la saga du Seigneur des Anneaux. Elle paraît bien loin l’ère des sitcoms aux moyens limités, les budgets des grandes séries s’apparentent aujourd’hui plus au PIB de certains pays sous-développés. Pourtant, si le cas de Game of Thrones constitue une exception tant sa rentabilité en termes d’audience et de produits dérivés lui autorise d’incroyables folies budgétaires, il permet d’exposer une nouvelle tendance de consommation audiovisuelle. Bienvenue à l’ère de la série.

Guerre fratricide

Dans la grande famille des contenus audiovisuels, le film représente le frère aîné, celui qui sort des grandes écoles et s’est enrichi de ses voyages en France, en Italie ou encore aux États-Unis. Il fréquente les hautes sphères mondaines, loge perché sur les collines du prestigieux Hollywood et exhibe chaque année sa réussite aux yeux du monde lors de cérémonies excessives et, il faut bien le dire, légèrement snob. A côté, le frère cadet qu’incarne la série a longtemps peiné à exister. Il s’est contenté bien des années de divertir la ménagère et les étudiants adeptes de science-fiction rivés devant leur poste de télévision. Son développement s’est fait dans l’ombre écrasante du grand frère. Quand le cadet commençait à amuser la galerie avec M.A.S.H., l’aîné pondait Le Parrain, un classique intergénérationnel en puissance. Et quand bien même la série décidait de s’attaquer à la sphère du culte avec Friends, le film ripostait instantanément en marquant sa domination au travers de révolutions comme Jurassic Park ou Matrix. Comme si le cadet était condamné à avoir toujours un temps de retard aussi bien chez les amateurs du 7ème art que dans la culture populaire.

La révolution audiovisuelle

Seulement, la roue finit toujours par tourner. Un nouveau millénaire implique de nouvelles pratiques. Dès le début des années 2000, le téléspectateur veut prendre le contrôle de sa consommation audiovisuelle. On assiste au développement de la VOD et du replay, preuve d’un tout nouveau refus des standards imposés. Grandit alors l’attrait de la fragmentation audiovisuelle. Le téléspectateur veut pouvoir regarder des contenus quand il veut, où il veut, à son propre rythme. C’est un tout nouveau regard porté sur l’audiovisuel qui apparaît, et qui bénéficie grandement aux séries. Après avoir rongé son frein et s’être contenté des miettes laissées par les films, une période faste s’ouvre dorénavant au cadet. Rapidement, la série devient à la mode. Des séries à plus grand budget, et à la structure scénaristique plus complexe voient le jour, comme Les Soprano ou Prison Break. Leur format correspond parfaitement à la nouvelle volonté de fragmentation, et permet, plus naturellement que les films, de développer une trame narrative étalonnée dans le temps. Des collaborateurs du frère aîné n’hésitent alors plus à se tourner vers le cadet pour surfer sur cette vague. De Kevin Spacey et David Fincher avec House of Cards à Matthew McConaughey dans True Detective, en passant par Martin Scorsese aux manettes de la séries Vinyl, de nombreux acteurs traditionnels du monde du cinéma s’essaient avec plus ou moins de succès à la série.

Netflix is the new cinéma

Naturellement, le retentissement des séries augmente de manière exponentielle. De nouvelles chaînes de télévision, comme HBO, voient dans l’attrait populaire pour les séries une opportunité formidable. En produisant des séries originales auxquelles elle alloue des budgets démentiels, la chaîne de télévision américaine devient un socle de diffusion de contenus à même de concurrencer la traditionnelle salle de cinéma. Le canapé se substitue aux sièges rouges, et le grand écran rapetisse. Même le nom de la chaîne – Home Box Office – trahit cette nouvelle tendance. Évidemment, un autre acteur illustre ce règne de la série. Son nom est sur les lèvres de tout sériephile, de tout binge watcheur digne de ce titre. Il s’agit bien sûr de la plateforme de vidéo à la demande Netflix. Depuis sa création en 1997, le géant américain de la VOD n’a eu de cesse de grandir pour s’imposer aujourd’hui comme un acteur majeur de l’univers sériel. A tel point que Netflix est aujourd’hui à l’initiative de séries parmi les plus populaires de ces dernières années, comme House of Cards, Orange is the New Black, ou plus récemment 13 Reasons Why. Cette concurrence exacerbée, les salles de cinéma en souffrent incontestablement. Pour le prix d’accès à un film sur grand écran, les abonnés Netflix accèdent désormais à un catalogue diversifié et complet de séries (et de films, pour les plus aventureux) directement dans le confort de leur canapé ou leur lit. Et ça fait la différence.

Plusieurs cinéphiles de notre entourage nous ont récemment confié avoir grandement réduit leurs déplacements au cinéma au profit des séries. Comment leur en vouloir, tant il y en a aujourd’hui pour tous les goûts et de manière plus accessible. Ce qui témoigne de la nouvelle dimension prise par les séries, c’est aussi l’engouement qu’elles provoquent. Les discussions s’orientent désormais davantage autour du cliffhanger du dernier Game of Thrones que vers le dernier film de Christopher Nolan. La convivialité est un vrai atout dans la manche des séries. Il est important pour les loisirs d’être un sujet de conversation populaire, et le suspense créé par le format sériel permet d’éveiller notre imagination et de garder notre intérêt en vie. Mieux encore, les séries suscitent toutes sortes de théories populaires, et c’est ce qui les fait vivre après la diffusion des épisodes, notamment sur les réseaux sociaux. Les films passent au second plan, ce qui est une vraie nouveauté

Un 7ème art inoxydable

Alors, assiste-t-on vraiment à la mort du film ? Pas si vite. Plusieurs éléments permettent d’affirmer que le frère aîné tient encore sur ses pattes et n’est pas prêt de disparaître. D’abord, les séries n’ont pas (encore ?) une portée cognitive et symbolique suffisante pour faire oublier les plus de cent ans d’ancienneté que portent les films. Du cinématographe des frères Lumières au cinéma parlant, de l’œuvre de Chaplin à celle d’Hitchcock, et encore jusqu’aujourd’hui, le film porte l’héritage des évolutions de notre société. Cette marque indélébile lui confère une crédibilité aux yeux du monde que les séries ne sauraient effacer. L’aîné a su se moderniser, s’adapter aux évolutions technologiques et socioculturelles depuis plus d’un siècle. Notre époque ne fait pas exception. Face à la volonté de formats plus fragmentés, le cinéma répond par le développement de franchises – type Fast and Furious, X-Men ou Harry Potter – qui permettent la narration d’une histoire plus longue et plus travaillée, à la manière des séries. Et même si l’appel de la série séduit de plus en plus d’acteurs et de réalisateurs du 7ème art, ceux-là finissent bien souvent par revenir vers leur premier amour. Prenons l’exemple de la série musicale The Get Down. Au-delà de la volonté affichée de proposer des séries plus populaires de la part de Netflix, son annulation s’explique aussi par l’envie de son réalisateur, Baz Luhrmann, de revenir aux films et de s’y consacrer pleinement. Comme si la série n’était qu’un interlude de sa carrière dans le 7ème art.

Diviser pour mieux régner ?

Les séries sont donc en plein boom. Malgré ça, les salles de cinéma ne désemplissent pas si l’on compare les chiffres d’entrée des trois dernières décennies. C’est la consommation globale d’œuvres audiovisuelles qui a explosé. Plutôt que d’opposer ces deux frères, il faut les considérer comme deux moyens d’expression artistique complémentaires. Chacun a ses propres qualités, et la consommation de l’un ou de l’autre n’est pas forcément exclusive. On peut aimer regarder un épisode d’une série à l’heure du dîner puis enchaîner par un bon film après manger. Avoir deux formats complémentaires est même gage de qualité. L’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires, par exemple, a souvent été décriée pour ne pas développer suffisamment le scénario et prendre certains raccourcis scénaristiques. Les fans des livres Harry Potter ou du Da Vinci Code se reconnaîtront probablement. Avec une série, cela ne pose plus problème. On peut y développer plus facilement la psychologie de personnages, l’identification à ces derniers, et plus globalement la subtilité scénaristique du roman. Le résultat, c’est ni plus ni moins que des séries comme Game of Thrones ou The Man in The High Castle, qui font largement l’unanimité. Les deux frères, autrefois rivaux, ont donc su mettre de côté leurs différends pour offrir leurs qualités respectives au service de l’entreprise familiale. Au plus grand bonheur de nous autres sériephiles et cinéphiles.

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