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Interview Mehdi Maïzi : « je parlerai toute ma vie de rap »

Interview Mehdi Maïzi : « je parlerai toute ma vie de rap »

Après des années d’analyses sur le hip-hop tricolore au micro de différents médias, Mehdi Maïzi a retrouvé son premier amour : l’écriture. C’est par ce moyen de communication qu’il a fait ses classes dès 2008 à l’Abcdr du son. Avec « Le rap a gagné : à quel prix ? », disponible depuis le 5 mars, le journaliste musical retrace 40 ans de rap francophone pour mieux expliquer ses tendances actuelles, tout en questionnant la réussite nationale du genre et son avenir proche. Durant une heure, Mehdi Maïzi est revenu pour Booska-P sur la conception de son deuxième ouvrage. Rencontre. 

  • À quel moment tu t’es lancé dans l’écriture de ce livre et sur combien de temps l’as-tu conçu ? 

Mehdi Maïzi : Le projet de ce second livre s’est lancé grâce à ma maison d’édition (ndlr : La fabrique éditions) et plus particulièrement Stella. Elle suivait assidûment mon travail, donc elle en est venue à me proposer d’écrire un livre. Au départ, je n’étais pas chaud, car je n’avais pas le temps, ni l’envie. Ces dernières années, on m’avait déjà proposé d’écrire de « beaux livres » avec de belles photos. J’avais toujours refusé. Mais Stella a su trouver les mots pour me convaincre. Elle sentait qu’il manquait quelque chose pour accompagner mes différentes activités. 

Quand j’ai finalement accepté, ce fut un véritable défi. Je n’avais plus l’habitude d’écrire. Ça faisait plus de 10 ans que j’étais uniquement derrière un micro. En 2021, quand je me suis lancé dans la création du livre, je me sentais rouillé. En plus, cela coïncidait avec la naissance de mon enfant. J’ai écrit le premier chapitre à cette période. Tous les autres sont sortis en 2024, bien longtemps après. En revanche, tout le propos était assez clair dans ma tête. Ceux qui me suivent depuis plusieurs années m’ont déjà entendu sur toutes les thématiques du livre. Consolider ces idées à l’écrit était mon principal challenge. Il me fallait retrouver cette discipline. Quand tu parles au micro, tu es constamment distrait par l’actualité. C’est tout le contraire à l’écrit. Pour l’anecdote, c’était si compliqué pour moi d’écrire, que j’ai commencé à poser mes idées au dictaphone. 

« Le rap a gagné : à quel prix ? »

« En 2021, quand je me suis lancé dans la création du livre, je me sentais rouillé. Consolider mes idées à l’écrit était mon principal challenge »

  • C’est aussi en 2025, le 10e anniversaire de ton premier livre « Rap français : une exploration en 100 albums ». Ce second ouvrage était-il un moyen de fêter ce cap symbolique ? 

MM : Non, pas du tout. Ce n’était pas un calcul, mais il est vrai que cela tombe relativement bien. En réalité, si ça ne tenait qu’à mon éditrice, « Le rap a gagné : à quel prix ? » serait sorti plus tôt. Malgré tout, cela a pris le chemin d’un livre anniversaire, tu as raison.  

« Rap français : une exploration en 100 albums »
  • Si on suit la logique, rendez-vous dans 10 ans pour le troisième livre…

MM : Je ne suis pas sûr (rires). En tout cas, le livre n’aurait pas la même forme que le second. Je ne sais pas si les dix prochaines années seront autant imbibées de rap pour moi que les précédentes. 

  • Passons à l’analyse de tes propos dans « Le rap a gagné : à quel prix ? ». L’essai est disponible depuis le 5 mars dernier. Es-tu satisfait et soulagé des retours ? 

MM : Oui, complètement. Je suis assez surpris par l’intérêt suscité. Le livre va même être réimprimé, donc cela veut dire quelque chose. Les premiers retours m’ont fait du bien. Il y a un peu de soulagement, bien que je n’avais pas de pression. Cela reste un projet parmi d’autres pour moi. Ce n’est pas comme si j’avais consacré ma vie à ce livre. J’ai eu principalement des retours du public et des gens extérieurs du milieu du rap. Jusqu’à présent, la promotion du livre s’est concentrée essentiellement sur des médias généralistes, même si je m’exprime actuellement sur Booska-P (rires). Je pense que de nombreuses personnes de l’industrie ne savent pas que j’ai publié un livre. Pour les non-initiés au rap, l’essai peut être une porte d’entrée. Pour les suiveurs assidus, il y aura moins de surprise avec des questionnements qu’ils se sont déjà posés. 

  • As-tu des objectifs commeriaux avec ce livre  ? 

MM : Non, je n’en ai pas en toute franchise. Aujourd’hui, j’ai la chance de ne pas être conditionné par les audiences. Depuis plus de 10 ans, les chiffres n’ont jamais été tétanisant pour moi, bien que je souhaite la réussite à tous mes contenus. Mon luxe est de travailler chez Apple. Si mes travaux ne marchent pas, l’avenir de l’entreprise n’est pas en jeu. Je suis content que ce livre puisse ouvrir de nouvelles perspectives. Par exemple, on est actuellement en pleine réflexion pour prolonger la vie de cet ouvrage sur des choses plus visuelles comme un documentaire ou une émission. J’avoue que c’est assez excitant. 

  • Le ton du livre se veut accessible pour le grand public. Ce choix n’entrave en rien la pertinence de tes réflexions. Par exemple, tu n’hésites pas à définir certains termes et courants liés au rap pour les plus novices. Comment es-tu parvenu à trouver cet équilibre ? 

MM : Peut-être en passant par l’oral justement. Cela m’a probablement permis d’être plus compréhensible. Pour être franc, ce n’était pas une volonté. Dès le premier chapitre, j’évoque le rap alternatif avec des noms pas identifiés aux yeux de tous. 

  • Après avoir lu l’ouvrage, j’ai eu la conviction que ta passion pour le rap reste intacte. Cela fait plus de 15 ans que tu partages ton enthousiasme pour le genre avec des émissions, des jeux et des interviews sur Internet. Es-tu toujours autant bousillé par cette musique qu’à tes débuts en tant qu’auditeur ? 

MM : Oui, totalement, mais différemment. Par exemple, j’ai réécouté le projet de Théodora et j’ai pris mon pied. J’ai ressenti la même chose que lorsque j’écoutais H-24 d’Hamza en 2015, sans les comparer. J’ai toujours cette curiosité pour le rap, c’est clair. J’espère ne jamais la perdre. Sans faire de jeunisme, il ne faut jamais prendre de haut la nouvelle génération. Quand tu ne comprends pas un truc, il faut se questionner et prendre le temps d’assimiler les codes. C’est quelque chose qui m’arrive de plus en plus dans le rap. Ça ne veut pas dire que les propositions des plus jeunes sont mauvaises et moins bonnes que celles de leurs aînés. Honnêtement, je parlerai toute ma vie de rap. C’est comme un rappeur qui arrête de kicker pour le grand public, mais qui fait des freestyles à ses potes le week-end. J’aime trop ça. Après, je ne sais pas si je serai autant pertinent à 50 ans pour évoquer l’actualité rap. Surtout, je ne sais pas si je serai autant actif qu’aujourd’hui. Affaire à suivre.

  • En seulement 190 pages, tu reviens sur une multitude de sujets : la scène marseillaise, l’arrivée du streaming, l’arrivée d’Orelsan, le retour du boom bap avec 1995, l’émergence des scènes arabes, québécoises et suisses ou encore l’arrivée des auditeurs d’extrême droite. Ce travail de synthèse était-il complexe à réaliser ? 

MM : Non, car j’aurais pu écrire plus de pages. Plusieurs sujets évoqués auraient mérité des lignes supplémentaires. Certains devraient avoir des livres consacrés à des thématiques précises comme l’émergence des scènes francophones. Le plus simple pour moi était d’être synthétique, car l’écriture était douloureuse comme je te l’ai révélé tout à l’heure. 

  • On ressent aussi ton besoin de prendre du recul sur tout ce qui entoure la planète rap. Cela n’a pas dû être facile, car tu es devenu un véritable acteur du milieu, plus qu’un simple observateur. 

MM : Le livre m’a permis de voir les choses différemment. Quand tu as la tête dans l’actualité, tu ne prends pas le temps de réfléchir à ce qu’il se passe vraiment. Je voulais marquer un temps d’arrêt. C’était assez complexe quand t’enregistres dans la même semaine un podcast, une émission et une interview. Tu es dans une frénésie constante. 

Crédit : @simvn.raw

« Je voulais marquer un temps d’arrêt »

  • Dans le livre, tu questionnes la place du rap aujourd’hui en France, le chemin parcouru depuis ses débuts et surtout, tu poses une problématique intéressante : le succès a-t-il fait perdre au rap son âme ? Tu n’es pas définitif dans ton analyse.

MM : Plus que de dire que le rap perd son âme, je ne veux pas avoir l’air de tirer sur ce qu’est devenu le genre. Surtout que je suis un acteur, à mon niveau, de cette industrie. Je fais partie du système en travaillant pour une plateforme de streaming. Je m’inclus aussi dans les potentiels problèmes qu’il peut y avoir dans le rap. Dans le livre, je propose une vision globale dans laquelle je ne m’exclus pas. Ce serait très hypocrite sachant que je gagne ma vie grâce au rap. 

Dans le livre, j’écris que le genre est devenu très populaire, tout en questionnant le sens de ce succès. Qu’est-ce que cela signifie d’être la musique numéro un en France ? Quand tu deviens autant populaire, est-ce que tu ne te comportes pas comme une musique pop ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Ce sont les questions que je me pose. 

Photo par @shotbylesaint

« Je m’inclus aussi dans les potentiels problèmes qu’il peut y avoir dans le rap. Dans le livre, je propose une vision globale dans laquelle je ne m’exclus pas »

  • Tu dédies un chapitre entier à Booba avec une analyse de son succès. Tu le décris comme un homme d’instinct plus qu’un stratège, un rappeur tourné vers l’avant qui rejette toute forme de nostalgie et un prescripteur des tendances pour durer. Écrire un essai sur le rap en évoquant la carrière de Booba, c’était presque une obligation ? 

MM : Dans ma lecture du rap, c’était obligatoire de raconter son parcours et son importance. Personne n’a une place similaire à la sienne aujourd’hui et dans l’histoire du rap.  

  • Autre analyse du livre, celle dédiée aux scènes dîtes alternatives à travers les époques. Dans la scène actuelle, qui peut être considéré comme alternatif selon toi ? 

MM : Beaucoup d’artistes peuvent être étiquetés de la sorte actuellement. Pour reprendre l’exemple de Théodora, à une autre époque, elle aurait été considérée comme une artiste alternative car sa musique ne ressemble pas au rap mainstream. Il y a des prises de risque avec un mélange de plusieurs genres. Aujourd’hui, les « alternatifs » remplissent Bercy (rires). C’est la grande différence avec le passé. 

Crédit : @simvn.raw
  • Tu soulignes également les paradoxes de notoriété entre les têtes d’affiche rap et leur écho auprès du grand public avec l’exemple de Werenoi plus gros vendeur en 2023 et 2024 en France. Se dirige-t-on de plus en plus vers un rap sans superstars ? 

MM : Oui, je pense. Globalement, c’est même le sens de l’histoire pour la pop. Il y aura moins de superstars inévitables comme a pu l’être Michael Jackson. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que tout le monde connaisse Bad Bunny en France, malgré son énorme succès. Cela risque d’être la même chose pour le rap. Malgré tout, il y aura toujours des figures fortes qui vont fédérer. 

  • Le streaming a-t-il fragilisé le rap sur le plan artistique selon toi ?

MM : Fragiliser, je ne sais pas, mais il l’a impacté. C’est le cas pour toutes les nouveautés. Quand le succès d’un artiste rap était dépendant de la radio, on avait des formats conçus pour la radio. Actuellement, le streaming comme TikTok, a un impact avec des morceaux plus courts, une volonté de créer des trends et des albums longs. Je ne vois pas ça fatalement comme quelque chose de négatif. La situation est similaire dans le cinéma avec des films qui n’auraient jamais vu le jour ailleurs que sur les plateformes de streaming. 

  • Pour revenir à l’ouvrage, tu y regrettes un manque d’albums mainstreams marquants ces dernières années. Quels sont ceux qui t’ont mis une claque depuis 2020 ?

MM : Je dirais LMF de Freeze corleone et les deux albums de Laylow (ndlr : TRINITY en 2020 et L’Etrange Histoire de Mr Anderson en 2021). Plus récemment, les derniers projets de Luidji, Theodora et Mairo m’ont mis une claque. L’année dernière, j’ai adoré celui de S.Pri Noir. Je suis aussi un grand défenseur de Jefe de Ninho. Je le trouve mortel. 

Mehdi Maïzi aux côtés de Mairo, après le tournage d’une interview pour l’émission Le Code.
  • À chaque fin de chapitre, tu proposes une playlist en rapport avec le sujet évoqué. Comment t’es venu cette idée ? 

MM : Encore une fois, c’est une idée de Stella (rires). En revanche, j’ai sélectionné les morceaux. Quand tu publies une vidéo sur Youtube, tu sais grâce à l’algorithme à qui tu t’adresses. Ce n’est pas le cas avec un livre. Tu peux te retrouver face à des gens qui ne savent pas de quoi tu parles. C’était un moyen d’être plus lisible et accessible. 

  • Dans le livre, tu abordes les deux âges d’or du rap français, mettant en relief la richesse du genre et sa vitalité. Va-t-on connaître un troisième âge d’or dans les prochaines années ?  

MM : Il y aura toujours des âges d’or. En tout cas, s’il n’y en a plus, c’est que le rap n’évoluera plus. C’est une musique vivante, en mouvement constant. Lorsque l’on parle d’âge d’or, il ne s’agit pas d’artistique. Pendant la crise du disque, il y avait toujours des propositions intéressantes. Un âge d’or correspond à l’alignement des planètes pour regrouper une génération talentueuse et créative avec les ambitions de l’industrie. Il faut aussi un essor commercial. 

Crédit : @simvn.raw
  • Tu conclus l’essai sur le constat que nous sommes entrés dans une ère musicale « de grande incertitude où le paysage musical est devenu hétérogène et partiellement incontrôlable ». Le rap parviendra-t-il à se réoxygéner ? 

MM : Je le souhaite. Aujourd’hui, nous sommes abreuvés de contenus. Tout est mis au même plan : un album de rap, une vidéo Instagram, un film ou encore un discours de Donald Trump. Il a trop d’informations. C’est compliqué de faire le tri. La curation est plus importante que jamais. Avant, on fantasmait l’idée de pouvoir se construire une culture seul, grâce à Internet. C’est surtout un moyen de se perdre. Pour revenir à ta question, je pense qu’elle ne se pose pas uniquement au rap. Je me sens constamment en asphyxie. Dès que je suis en surface, on me renvoie de l’eau en pleine face. Je ne sais pas comment l’on va sortir de ça. J’ai l’impression que ça va craquer et pourtant, ça fait un moment que ça dure. Dans ce contexte, l’art est un simple produit supplémentaire. Il y a trop de musique donc les gens ne savent plus où chercher. C’est le revers des plateformes de streaming. Tu peux tout y sortir comme les chutes de studio. Avec un peu de chance, ça va fonctionner. Aux États-Unis, Drake est l’artiste streaming par excellence. Vu que les chiffres continuent d’être affolants, il n’a aucune raison d’arrêter sa productivité. J’ai conscience de faire partie du problème en publiant chaque semaine une multitude de contenus sur mes réseaux. 

Propos recueillis par Curtis Macé

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