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L’underground au sommet des charts : comment l’expliquer ? [DOSSIER]

L’underground au sommet des charts : comment l’expliquer ? [DOSSIER]

Laylow, Freeze Corleone, Dinos et Alpha Wann ont tous cartonné cette année. Comment sont-ils sortis de leur niche pour dévorer les charts ?

En 2020, Laylow et Freeze Corleone sont disques d’or – le second file même tout droit vers le disque de platine – tandis que Dinos et Alpha Wann ont accompli la moitié du chemin vers cette certification mythique en une semaine d’exploitation. Il y a encore deux ans, de telles performances commerciales étaient inenvisageables pour eux. Pourtant, ils ont su briser le plafond de verre et distribuer leur musique très largement. Comment ces hommes ont-ils réussi à transcender leurs statuts de rappeurs underground pour connaître un succès populaire ? Décryptage de ce phénomène notamment grâce à l’éclairage de Squale, à la tête du média business de référence Ventes Rap.

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Une communication parfaitement rôdée

L’explosion commerciale du rap de niche prend avant tout racine dans un certain rejet de la scène mainstream. Au cours de la décennie précédente, grâce à l’avènement du streaming, le rap est devenu la musique populaire par défaut. De ce fait, le public consommateur de rap français a évolué : il s’est élargi tout comme il s’est diversifié au niveau de ses goûts. Tous les auditeurs de rap actuels n’ont pas su trouver leur compte dans le rap mainstream. D’un côté, des auditeurs de longue date ont pu se sentir lésé par un genre qui s’est mêlé à d’autres comme la pop. De l’autre, des nouveaux auditeurs aux goûts plus spécifiques ont très vite délaissé le rap mainstream, pas assez sophistiqué pour eux. En somme, les têtes d’affiches n’ont pas su conquérir ces franges du public : elles se sont donc rabattues sur des artistes plus confidentiels aux propositions musicales plus marquées. Que ce soit Laylow, Freeze Corleone, Dinos ou Alpha Wann, tous ont attisé la curiosité de ce public rap en quête d’artistes hors du commun ou novateurs.

Ces quatre artistes ont su exploiter pleinement l’intérêt de ce nouveau public grâce à des outils commerciaux nouveaux, peu développés ou inexistants auparavant. Le plus évident est celui des shops en ligne : via leurs propres plateformes, nos intéressés ont commercialisé leurs projets, souvent assortis de merch. « Aujourd’hui, ces artistes qui ont une proposition musicale innovante ont désormais des outils commerciaux qui leur permettent d’être plus présents et de développer des économies de manière plus approfondie qu’auparavant – ou du moins de manière plus visible. L’un de ces outils est le D2C (direct to customer, ndlr) : concrètement, ce sont des sites qui permettent aux artistes d’ouvrir leurs shops pour vendre du merch, des albums et plus encore directement au consommateur, sans passer par des marketplaces type Amazon ou Fnac » détaille Squale.

une communication qui ressemble à leur musique

Au-delà de l’opportunité offerte par les lacunes du rap mainstream et des outils marketing à disposition pour vendre directement son art au public, les quatre rappeurs ont séduit par leur manières de communiquer. Différentes, elles sont adaptées à leur identité artistique, à leur image et à leur public. Dinos et Laylow ont choisi la proximité avec le public. Ils n’hésitent pas à se confier à ceux qui les écoutent dans leur musique mais également sur les réseaux sociaux, par le biais de posts qui expliquent la conception de leur musique, leurs ressentis par rapport à leur choix artistique ou encore la réception de leur art. Conscient que la proximité est une de ses forces, le rappeur du 93 en a fait un axe fort de sa communication pour Stamina, : « Dinos qui se déplace pour remettre des CD de son dernier album à des fans qui l’ont précommandé, c’est le genre de choses qui explique clairement son succès. Entretenir un vrai lien avec son public, c’est un travail de fond qui lui a permis d’aller très haut commercialement en première semaine » analyse le patron de Ventes Rap.

A l’inverse, Freeze Corleone et Alpha Wann ont opté pour une communication des plus sommaires. Ils n’apparaissent pas dans les médias et ne se livrent presque jamais, ni dans leur musique ni sur les réseaux sociaux, où ils sont très peu bavards. Néanmoins, « le minimalisme est une forme de communication comme une autre », rappelle Squale. Il l’est d’autant plus que les deux rappeurs partagent un esprit sans concession rafraîchissant à l’heure où les rappeurs mainstream en font parfois beaucoup – c’est peut-être pourquoi ils se sont retrouvés à collaborer par deux fois en l’espace de quelques mois sur Rap catéchisme et ny à fond.

La première semaine ou la puissance des chiffres

Malgré tout, les quatre rappeurs se sont retrouvés dans un outil de communication : la première semaine d’exploitation. Comme nous l’explique Squale, elle est un moment clé dans la stratégie de communication. « La première semaine est devenue un moment stratégique de la sortie d’un album durant lequel l’artiste va affirmer la puissance de son projet. Aux yeux du public, cette première semaine est perçue comme une confirmation de l’importance ou de la non-importance qu’occupe cet artiste sur la scène rap. Je pense qu’une partie du public a besoin de cette confirmation chiffrée pour aller plus de l’avant dans sa relation avec l’artiste. (…) Cela peut avoir des effets positifs ou négatifs : dans le cas des artistes dont il est question, c’est un phénomène qui a joué en leur faveur. »

un acheteur en physique sera plus représenté dans les ventes qu’un auditeur en streaming

En couplant le D2C au système des précommandes, Laylow (4 192 ventes en physique), Freeze Corleone (8 111), Dinos (8 763) et Alpha Wann (12 208) ont sollicité leurs publics engagés, ce qui leur a permis de s’assurer des chiffres en physiques non-négligeables et de participer aux succès de ces albums. Comme le rappelle Squale, un acheteur en physique sera plus représenté dans les ventes qu’un auditeur en streaming uniquement. « D’un point de vue mathématique, un consommateur en physique contribue plus au démarrage en première semaine qu’un consommateur en streaming. Tout d’abord parce qu’il fait les deux : la personne qui a précommandé un album va aussi l’écouter en streaming durant les premières 24 h voire quand elle va se déplacer dans les transports. De plus, pour qu’un consommateur unique réalise l’équivalent d’une vente en streaming il faudrait qu’il génère plus de 1500 écoutes des morceaux de l’album. »

Entre progressions naturelles et étapes clés

Pour certains artistes, on peut clairement identifier un tournant décisif sur la route de leur succès. Celui de Freeze Corleone est aisément identifiable : il s’agit de la sortie de son opus précédent, Projet Blue Beam. Dans un premier temps confidentiel, cet album a conquis la critique. De nombreuses voix qui portent et de médias influents dans le microcosme du rap français ont porté aux nues un disque à la direction artistique remarquable et à la musique qui tranche avec celle de ses pairs. Et par la magie du bouche à oreille, Projet Blue Beam a connu une popularité croissante : « Il faut le dire, c’est un projet qui a eu du succès sur le long terme. Sur les semaines d’exploitation de l’album qui ont précédé la sortie de LMF, Freeze Corleone vendait plus que ce qu’il avait vendu au moment de la sortie du projet » nous apprend Squale. Au final, LMF s’est vendu à 26 499 exemplaires en première semaine.

Le disque d’or, un seuil décisif ?

A l’inverse, il est difficile d’identifier une étape charnière aussi évidente dans les trajectoires de Dinos ou encore de Laylow, chacun à leur échelle. C’est avant tout un travail de longue haleine qui a été récemment récompensé. Toutefois, pour le ressortissant de La Courneuve (93), le succès de son deuxième album Taciturne lui a permis de mettre un pied dans la cour des grands : « Le deuxième projet a eu plus de succès commercial (7 815 ventes en première semaine, ndlr). Surtout il a été exploité de sorte qu’il a été amené au seuil symbolique du disque d’or et ce seuil-là, je pense, a cristallisé les attentes autour de Stamina, » estime le fondateur de Ventes Rap. Difficile de lui donner tort : le dernier album de Dinos s’est écoulé à 23 236 exemplaires en sept jours d’exploitation.

Le chemin vers le succès d’Alpha Wann mêle les cas de figure de Freeze Corleone et de Dinos : avec la sortie de son premier album UNE MAIN LAVE L’AUTRE, le Parisien a convaincu la critique qui l’a plébiscité tout comme l’a été Projet Blue Beam. En outre, ce projet s’est plutôt bien vendu en première semaine (6 222 ventes) et à force d’être soutenu par les fans, il a atteint le seuil symbolique du disque d’or à l’instar de Taciturne de Dinos. Ainsi, à deux niveaux, UMLA a été un prodigieux point d’ancrage dans le succès commercial qu’il connaîtra deux ans plus tard avec don dada mixtape vol 1, vendu à 24 291 exemplaires en première semaine.

Des trajectoires qui se confondent

Malgré les quelques disparités dans les trajectoires de chacun des artistes, toutes sont reliées par plusieurs facteurs. Le premier, c’est que tous les artistes ont derrière eux de longues carrières et des discographies déjà conséquentes – autrement dit, comme Rome, leur succès ne s’est pas fait en un jour. Dinos et Alpha Wann ont émergé lors des premières éditions de la ligue de battle Rap Contenders au début des années 2010. De plus, des freestyles de Freeze Corleone datant de cette époque sont d’ailleurs trouvables sur la toile. D’ailleurs, les trois rappeurs ont sorti leur premier projet en 2011 : Nosdi avait signé le projet Thumbs Up, Philly Phaal s’alliait avec Nekfeu pour un EP en commun En sous-marin alors que Chen Laden publiait En attendant la daillance sous le nom d’El Freeze. Laylow est actif depuis moins longtemps mais dispose également d’une discographie chargée de nombreux projets.

comme Rome, leur succès ne s’est pas fait en un jour

Le deuxième point commun est aussi crucial : ces quatre artistes ont tous été plébiscités par la critique bien avant de connaître un succès populaire. Alors qu’on a déjà souligné les succès critiques de Freeze Corleone et Alpha Wann, ceux de Laylow et de Dinos ne sont pas négligeables. Le rappeur originaire du sud de la France a été salué pour son esthétique unique dans le paysage français, éclatante dans les projets .RAW et .RAW-Z, annonciateurs de l’album concept à succès qu’a été TRINITY. Quant à Dinos, il a su rentabiliser l’attente insoutenable des fans qui n’en pouvaient plus d’entendre parler d’Imany sans pouvoir l’écouter. Ce disque a consacré le rappeur comme un parolier de talent et un interprète émouvant, surtout lorsqu’il se laisse aller à la mélancolie sur des titres comme Helsinki ou Les pleurs du mal. Ce trait si apprécié de sa musique, il l’a conservé tout au long de sa discographie, séduisant ainsi de plus en plus d’auditeurs.

En somme, si Laylow, Freeze Corleone, Dinos et Alpha Wann ont affiché des succès commerciaux rivalisant avec des têtes d’affiche du rap français, c’est grâce à la conjugaison de plusieurs facteurs. Leurs propositions artistiques fortes à l’heure où le public exprime une certaine lassitude du rap mainstream a constitué le terreau idoine de leurs succès. Il a ensuite été nourri par une audience séduite puis fidélisée par une communication touchante et éloquente (Dinos et Laylow) ou au contraire minimaliste mais grisante (Freeze Corleone et Alpha Wann). Cette audience a pu mettre la main à la poche pour soutenir les artistes qui leur ont vendu directement de la musique et des produits dérivés. Grâce au D2C et à un engagement fort, ils ont réalisé des ventes en première semaine extrêmement satisfaisantes voire tonitruantes qui ont servi d’argument d’autorité pour attirer la curiosité du grand public. Quoi qu’il en soit, cette année 2020 est pleine d’enseignements à tirer pour les artistes en devenir.

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